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« Qui a volé ma forêt ? » : enquête sur la ruée vers l'or vert – La Croix

En Moselle, des dizaines de petits propriétaires forestiers ont découvert ces dernières années leurs parcelles rasées à blanc. Un jeune forestier aurait profité de ses fonctions dans un établissement public pour vendre du bois ne lui appartenant pas. Son procès pour « escroquerie » s’ouvre à Thionville le 24 octobre. Un exemple qui illustre la fragilité des forêts françaises.
Lecture en 19 min.
« Qui a volé ma forêt ? » : enquête sur la ruée vers l’or vert
Accroché au dernier chêne d’une parcelle, un panneau interdit l’entrée du terrain dont le bois a été illégalement coupé. Thionville, France, 20 avril 2022.
Antoni Lallican pour La Croix L’Hebdo
Des cimes d’arbres jonchent le sol d’une parcelle forestière coupée à blanc, dans le massif de Garche en Moselle. Thionville, France, 20 avril 2022.
Antoni Lallican pour La Croix L’Hebdo
Didier Daclin, acheteur de bois chez Chêne de l’Est et président de la Fédération des Syndicats de Forestiers Privés de Moselle, vient inspecter des troncs de chênes coupés illégalement sur une parcelle privée du massif de Garche. Thionville, France, 20 avril 2022.
Antoni Lallican pour La Croix L’Hebdo
« Nous savons qu’il y a aujourd’hui un pillage des forêts pour alimenter un marché à l’export vers la Chine, en particulier du bois de chêne ». Brigitte Vaïsse, élue à la mairie de Thionville (Moselle), le 30 mars 2021.
Jeanne Macaigne pour La Croix L’Hebdo
Disparitions de bois, coupes rases : enquête sur les vols de forêts françaises.
Jeanne Macaigne pour La Croix L’Hebdo
La parcelle des Lafargue (1) est un petit rectangle meurtri au bord d’un sentier forestier. Une surface déplumée de vingt ares (un are équivaut à cent mètres carrés, NDLR) qui jure étrangement avec les chênes voisins de la forêt domaniale de Garche, près de Hettange-Grande, dans la région Grand Est. Seules y restent quelques pousses juvéniles, des tiges minces qui s’étirent timidement vers un ciel printanier, et une poignée d’arbres rescapés du saccage découvert ici un an plus tôt, en avril 2021.
Pour les Lafargue, c’était comme une tradition de rendre visite à leurs arbres chaque lundi de Pâques. Une balade matinale en forme d’inspection, pour s’assurer qu’un arbre n’est pas tombé durant l’année. « En 2020, tout était là », se souvient Simon Lafargue. Mais l’année suivante, ce mécanicien d’une cinquantaine d’années remarque que quelque chose cloche en approchant de la parcelle. Elle semble terriblement clairsemée. « On était à 200 mètres, j’ai dit à ma femme qu’on s’était fait raser. Elle m’a dit d’arrêter mes blagues… » Ce n’était pas une plaisanterie.

Pourquoi nous l’avons fait ?

En 2021, une affaire a attiré notre attention. Dans un village des Pyrénées, un exploitant forestier espagnol avait fait raser plus de 300 arbres sur des parcelles privées, laissant un paysage dévasté et des propriétaires sous le choc. Le litige a connu un certain retentissement, et d’autres cas de moindre ampleur furent bientôt documentés dans la presse. Certains ne tardèrent pas à y voir une tendance. Les vols de bois, pouvait-on lire, seraient « de plus en plus courants en France ». Un directeur d’ONG jura y voir un trafic, plus rentable même que celui de la drogue…

L’Hebdo a voulu prendre la mesure de ce phénomène en décortiquant un cas précis. L’affaire dont nous faisons le récit se déroule en Moselle et semble d’une ampleur inédite en France. De mémoire de forestier, « on a toujours un peu volé » dans le milieu, mais jamais autant. Ici, ce sont des dizaines de parcelles qui ont été rasées à blanc.

Notre enquête n’a pas mis au jour de trafic organisé, ni de dérive généralisée. Elle permet cependant d’appréhender les fragilités qui rendent les forêts privées françaises vulnérables à de tels agissements. Elle montre aussi comment la mondialisation, et la demande chinoise en particulier, a pu offrir des débouchés à des bois d’origine douteuse. Elle met enfin en lumière la méconnaissance des Français à l’égard de nos forêts, à l’heure où s’accumulent les menaces économiques et écologiques à leur endroit.

À cent mètres, les Lafargue découvrent que la moitié de leur parcelle a été coupée. « Comme s’il y avait eu une tempête ou qu’une bombe était tombée là. » Une trentaine d’arbres abattus et emportés sans le moindre soin, des tas de branches enchevêtrées s’élevant sur trois mètres de haut. Des petits charmes sacrifiés pour accéder aux arbres les plus précieux. Un décompte sera effectué. Il manque 28 chênes et quatre hêtres, pour un préjudice avoisinant les 10 000 €.
Chez les Lafargue, la colère succède au choc. À l’indignation d’avoir été volés s’ajoute le chagrin de voir saccagé un trésor familial que l’on se transmettait de génération en génération. La parcelle appartenait à la belle-mère de Simon et, avant elle, à ses parents et à ses grands-parents.
Au téléphone, un agent de l’Office national des forêts (ONF) leur glisse qu’ils ne sont pas les seuls à déclarer un vol. En quelques mois, plusieurs hectares de forêt auraient disparu en forêt de Garche. Des parcelles du massif coupées à blanc comme chez les Lafargue, sans que personne ne sache trop par qui, ni pourquoi.
Didier Daclin, acheteur de bois chez Chêne de l'Est et président de la Fédération des Syndicats de Forestiers Privés de Moselle, vient inspecter des troncs de chênes coupés illégalement sur une parcelle privée du massif de Garche. Thionville, France, 20 avril 2022. / Antoni Lallican pour La Croix L’Hebdo
Mars 2022. Le Land Cruiser gris de Didier Daclin cahote sur les ornières, sous les belles frondaisons de la forêt de Garche. La visite a débuté sous les bons auspices d’un soleil radieux et de l’humeur grinçante du forestier. Dès l’entrée dans la forêt, au bout de l’allée des Platanes, il a tendu un bras pour désigner une étendue vide hérissée de souches drues. Encore une parcelle rasée. « Voilà le travail… Y aura plus jamais d’arbres ici. »
À l’indignation d’avoir été volés s’ajoute le chagrin de voir saccagé un trésor familial que l’on se transmettait de génération en génération.
Lunettes fines, carrure impressionnante, cet homme du sérail est, à 61 ans, une des figures de la foresterie mosellane. Cadre chargé des achats de bois pour le parquetier Chêne de l’Est, président de la section mosellane du syndicat des forestiers privés Fransylva, il est aussi administrateur de la section Grand Est de l’interprofessionnelle Fibois, et vice-président du Centre régional de la propriété forestière (CRPF) du Grand Est. Aujourd’hui, il a un orteil dans tous les comités, des yeux partout. « Je suis tout le temps en forêt, je vois tout ce qu’il se passe. »
Alors, lorsque Simon Lafargue découvre sa parcelle rasée le lundi de Pâques 2021, c’est logiquement à lui que l’agent de l’ONF recommande de passer un coup de fil. Car voilà plusieurs mois déjà que Didier Daclin a repéré que quelqu’un « tape comme un sourd » sur la forêt de Garche. Des coupes rases, à blanc, au-dessous de quatre hectares (2), comme l’autorisait a priori la législation, mais tout de même… Soupçonnant quelque chose d’anormal, le forestier a commencé à contacter les propriétaires des parcelles en question.
Le Land Cruiser s’arrête devant l’unique arbre resté debout à l’orée d’une portion étroite. Planté dans le tronc du seul chêne survivant de la parcelle, un écriteau indique : « Forêt privée. Accès interdit. » « Le papy qui possède cette parcelle a les larmes aux yeux quand il en parle, soupire Didier Daclin. C’est moi qui l’ai informé que tout avait été rasé. » Plus loin, sur une autre parcelle, une fraction demeure richement peuplée de chênes de belle allure. Sur les 70 ares restants, le désert. « Il y avait un peu de monnaie ici ! grimace-t-il. Environ 27 000 € de bois. Ça a été rasé à blanc. Le mec qui a fait ça n’a laissé que les houppiers (les couronnes des arbres, NDLR) derrière lui. C’est pas un forestier, c’est un boucher-charcutier. » Quand Didier Daclin appelle le propriétaire de la parcelle pour lui annoncer que sa forêt s’est fait « ratatiner », ce dernier, un certain monsieur Dobigny, proteste : « Pas possible, j’ai vu un gars du CRPF, il devait s’en occuper…– Eh ben, il s’en est occupé. »
Voilà quelque temps déjà, dans ce monde minuscule qu’est la foresterie mosellane, que les soupçons commencent à s’orienter vers un individu en particulier. Un trentenaire qui a travaillé pendant plusieurs années au Centre régional de la propriété forestière de Moselle. Didier Daclin le connaissait bien. C’est lui qui l’a formé. « C’était comme mon gamin, il a le même âge. » Il nous dévisage avec un sourire vache quand il s’agit de le décrire. « Il a à peu près votre physique. Beau petit mec. Le gendre idéal. » L’affaire n’étant pas jugée, le forestier hésite à prononcer son nom devant nous. Nous ne révélerons pas son identité. Appelons-le Arthur Fischer.
Quelques clics suffisent pour en apprendre plus sur le jeune homme. Sur Facebook, on découvre un garçon souriant à l’air sûr de lui. Des photos publiées à l’été 2022 le montrent avec son épouse, heureux, prenant la pose et l’embrassant devant des paysages évoquant le Grand Nord américain. Lui porte une barbe courte, un chapeau à bords large et une polaire arborant le drapeau canadien. Elle, belle jeune femme souriante, a lâché ses cheveux auburn sur une veste en jean. La photo d’un embarcadère révèle un emplacement : le détroit de Puget, dans l’État de Washington.
Ça a été rasé à blanc. Le mec qui a fait ça n’est pas un forestier, c’est un boucher-charcutier. »
Didier Daclin
Si Arthur publie peu, son épouse s’affiche en amoureuse de la faune, en particulier marine. Sur Facebook, elle multiplie les messages appelant à un sursaut écologique, incrustés dans des images de tortues, de planète bleue et de cétacés. En 2020, elle publie une citation attribuée au chef sioux Sitting Bull : « Quand ils auront coupé le dernier arbre, ils s’apercevront que l’argent ne se mange pas. »
Un journal professionnel pour les forestiers de la région offre quelques détails sur son parcours. La publication salue l’arrivée au poste de technicien forestier du CRPF de ce jeune Mosellan à la « coiffure fun » – il a mis du gel. Un BTS et une licence en poche, Arthur Fischer achève tout juste un stage dans cette structure. Désormais, son terrain de jeu devient la Moselle tout entière, ses 122 000 hectares de bois, dont 41 600 hectares de forêt privée… et presque autant de propriétaires.
Des cimes d'arbres jonchent le sol d’une parcelle forestière coupée à blanc, dans le massif de Garche en Moselle. Thionville, France, 20 avril 2022. / Antoni Lallican pour La Croix L’Hebdo
En Moselle, chaque propriétaire ne possède en moyenne que 1,8 hectare. Moins de 500 personnes détiennent plus de 10 hectares dans le département. « C’est bien là le reflet de l’ampleur du travail à faire, déclare-t-il dans le journal. Car le morcellement est un handicap majeur pour la gestion et la mobilisation des bois. » Face à ce problème, dit-il, le regroupement forestier est « LA solution ». Et en l’occurrence, le nœud de cette affaire de vol de bois.
Le morcellement du foncier est en effet la plaie des forêts françaises. Du fait des successions, quantité de parcelles sont des lots de petite surface, divisés entre des héritiers nombreux qui n’entretiennent leurs bois que de loin en loin, voire laissent leur terrain à l’abandon. Qu’ils habitent près ou non, il est fréquent que ces propriétaires soient incapables de localiser précisément leur parcelle, dont les limites ne sont pas toujours bornées avec soin. Sans parler des successions qui traînent, et des héritiers qui ignorent qu’ils ont « de la forêt dans leur grenier ».
Au CRPF, Arthur Fischer se trouve donc chargé du regroupement forestier pour toute la Moselle. L’objectif est de convaincre les petits propriétaires de vendre leurs parcelles aux voisins qui se consacrent activement à la valorisation de leurs bois. Pendant des années, il enchaîne les réunions dans les villages, démarche à tour de bras, établit des plans de gestion, use de toutes les ressources disponibles pour acquérir une connaissance fine du cadastre. Le jeune homme se fait connaître et gagne l’estime du milieu. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que des rumeurs commencent à circuler.
Du fait des successions, quantité de parcelles sont des lots de petite surface, divisés entre des héritiers nombreux qui n’entretiennent leurs bois que de loin en loin, voire laissent leur terrain à l’abandon.
Au CRPF, certains employés jasent sur son train de vie, qui semble bien supérieur à ses modestes revenus de forestier. Didier Daclin se souvient de cette assemblée de propriétaires organisée dans un château du nord du département. Arthur Fischer avait déboulé dans un crissement de gravier au volant d’une grosse cylindrée. Et c’est en pick-up qu’il arrive au travail.
Le jeune homme ne sait pas toujours expliquer à son patron d’où vient cette manne soudaine. Le pick-up aurait été prêté par un notable de Metz qui lui avait confié la gestion de ses bois. Et pour le reste ? Pas de réponse. Le forestier l’ignore encore : Arthur Fischer aurait commencé à se servir de sa position privilégiée au sein du CRPF pour identifier les « bons coups » à faire en forêt. Première dérive.
Depuis 2016, le service des impôts des entreprises de Nancy recense une société nommée Groupement forestier des bois mosellans (le nom a été modifié, NDLR), dont Arthur Fischer possède 599 parts sur 600. La dernière part est détenue par le père de sa future épouse. Profitant de ses fonctions, le jeune homme identifie des parcelles, de préférence mal connues de leurs propriétaires, se présente comme technicien du CRPF et leur propose après estimation de vendre au Groupement forestier des bois mosellans, sans leur dire nécessairement qu’il s’agit de son entreprise. Leur méconnaissance du marché offre des opportunités en or. Une source proche de l’enquête décrit un cas de figure typique : « Il repère une parcelle avec du chêne, il retrouve les propriétaires, il leur dit que la parcelle vaut 1 000 €, il l’achète à ce prix, puis il vend le bois pour 5 000 €. »
Il achète d’abord cinq hectares en 2016, puis son affaire s’accroît rapidement, au fil de l’acquisition de dizaines d’hectares de parcelles. La conjoncture est généreuse. Du fait de la demande asiatique, le prix moyen du chêne a doublé depuis le début des années 2010, pour frôler les 200 € du mètre cube en 2018, un pic historique (3). Coupées sur place, une grande partie des grumes – les tronçons avec leur écorce – sont mises en containers avant d’être expédiées par cargo vers la Chine, qui engloutit 80 % des exportations de chêne français non transformé.
« Ça fait dix ans que l’exportation de grumes de chêne ne fait que croître, explique Nicolas Douzain-Didier, délégué général de la Fédération nationale du bois. À l’heure où on parle, un arbre sur trois part en Chine sans transformation en France. En forêt privée, c’est un sur deux. » Cette demande chinoise est liée au transfert de l’activité de transformation du bois vers la Chine, mais aussi à l’émergence sur place d’une immense classe moyenne « qui aime aussi le parquet en chêne », explique le directeur des opérations d’un grand groupe d’export de bois.
« À l’heure où on parle, un arbre sur trois part en Chine sans transformation en France. En forêt privée, c’est un sur deux. »
Nicolas Douzain-Didier, délégué général de la Fédération nationale du bois
Soutenus par des lignes de crédits offertes par l’État, les importateurs chinois peuvent souvent payer plus cher que les scieries françaises, qui ont du mal à s’approvisionner. Autre avantage : les transformateurs chinois sont nettement moins regardants quant à la provenance des bois. Il suffit de quelques opérations à Arthur Fischer pour amasser rapidement le début d’une petite fortune. Son appétit grandit. Ses opérations commencent à attirer de plus en plus l’attention.
Didier Daclin a déjà quelques soupçons quand, au début de l’année 2019, un agent de la Direction départementale des territoires (DDT) le contacte pour lui parler de trois parcelles contiguës qui viennent d’être coupées à blanc à Charly-Oradour, petit village de 600 habitants près de Metz. Le forestier se rend sur place et découvre un paysage effarant. Sur plus de dix hectares, il ne reste de la forêt de chênes qu’un champ de bataille boueux couturée de profondes ornières où gisent des troncs épars et des branches brisées. « Quand je suis sorti de là, j’avais une barre dans le ventre, c’était pas normal », se souvient Didier Daclin.
Écœuré, il contacte la propriétaire d’un des trois lots coupés. Au téléphone, Jeanne Guillemin jure n’avoir jamais demandé cette coupe et lui demande son aide pour identifier le responsable. Didier Daclin interroge plusieurs exploitants du département et du Benelux. Il faut peu de temps avant que le nom d’Arthur Fischer soit prononcé. C’est lui qui, le 9 janvier 2019, a vendu les bois des trois parcelles rasées. Or, si deux lots appartenaient réellement à son groupement forestier, le troisième était à Jeanne Guillemin. La liquidation des bois de cette parcelle lui aurait rapporté plus de 20 000 €.
« Nous savons qu’il y a aujourd’hui un pillage des forêts pour alimenter un marché à l’export vers la Chine, en particulier du bois de chêne ». Brigitte Vaïsse, élue à la mairie de Thionville (Moselle), le 30 mars 2021. / Jeanne Macaigne pour La Croix L’Hebdo
Le cas Guillemin sera le véritable détonateur de l’affaire. Choqué, Didier Daclin alerte le Centre national de la propriété forestière. Arthur Fischer est licencié en mars 2019. La vente lui vaudra également d’être auditionné une première fois par la police le 18 février 2020. Devant les enquêteurs, il reconnaîtra une « erreur » involontaire, se disant prêt à dédommager les victimes, mais rejettera toute intention malveillante. Le vrai fautif, d’après lui, serait l’exploitant, qui n’aurait pas vérifié qu’il était bien le légitime propriétaire des trois parcelles avant de procéder aux coupes.
Les policiers le laissent repartir. La pandémie de Covid-19 aidant, l’affaire se tasse quelque temps. Jusqu’à ce qu’au début de l’automne 2020, d’autres chênes se mettent à tomber.
À Charly-Oradour, petit village près de Metz, sur plus de dix hectares, il ne reste de la forêt de chênes qu’un champ de bataille boueux où gisent des troncs épars et des branches brisées.
« Au début, les gens ne s’étonnaient pas, raconte Brigitte Vaïsse, élue d’opposition socialiste à la mairie de Thionville, mais à force de voir passer des camions, ils ont voulu aller voir de plus près. C’est là qu’ils ont constaté que tout un secteur avait été coupé à blanc. » Prévenue par les habitants, l’élue alerte le conseil municipal le 29 mars 2021 sur les activités prédatrices dont la forêt de Garche fait l’objet. « Nous savons qu’il y a aujourd’hui un pillage des forêts pour alimenter un marché à l’export vers la Chine, en particulier du bois de chêne, écrit-elle sur Facebook le lendemain. Derrière ces pratiques illicites, c’est le renouvellement de la ressource qui n’est pas assuré, et la mise en péril des emplois liés à la filière. »
Pendant que les élus se mobilisent, l’enquête se poursuit. Didier Daclin encourage les victimes qui le contactent à se signaler à la police et aide à retrouver les propriétaires qui ignorent avoir été volés. « Je suis allé de village en village, j’ai fait le marchand de chaussettes », maugrée-t-il. Au total, près d’une trentaine de propriétaires ayant été dépossédés de tout ou partie de leurs bois sont identifiés. Il s’agit souvent de personnes connaissant mal leur parcelle ou ignorant parfois détenir un titre de propriété. Or un certain nombre d’entre eux se souviennent avoir eu affaire de près ou de loin à Arthur Fischer par le passé. C’est le cas de M. Dobigny, qui avait rencontré le jeune homme lorsqu’il travaillait encore au CRPF pour faire estimer ses bois, avant de renoncer à vendre.
C’est encore le cas de la famille Caron, pour laquelle Arthur Fischer, en sa qualité d’agent du CRPF, avait procédé en 2015 à une estimation de deux parcelles avant de suggérer de les vendre pour 2 600 € au Groupement forestier des bois mosellans. La vente n’aboutira pas, mais Arthur Fischer n’oubliera pas l’indivision Caron. En 2021, il se fera passer pour son légitime propriétaire pour vendre ses bois à un exploitant forestier. La vente lui rapportera plus de 20 000 €. Plusieurs plaintes sont déjà enregistrées lorsque le 14 décembre 2021, au petit matin, la gendarmerie interpelle Arthur Fischer à son domicile et le place en garde à vue.
Le procureur de Thionville annonce l’interpellation et la convocation devant le tribunal d’un « négociant qui vendait le bois sans en être le légitime propriétaire », au préjudice total de 500 000 €. À l’issue des perquisitions, quatre caves à vin sont saisies au domicile du jeune homme et au siège social de son entreprise, ainsi que trois « véhicules de valeur », dont le parquet publie des photos. Les enquêteurs trouvent également pour plus de 200 000 € de matériel de foresterie. Devant eux, Arthur Fischer déclare posséder près de 80 hectares, répartis sur une centaine de parcelles.
L’interrogatoire dure toute la journée. Le jeune homme reconnaît avoir mis en œuvre divers stratagèmes pour convaincre les exploitants d’effectuer ces coupes. « Il a parfois présenté des documents, parfois utilisé de faux noms, parfois des plans », confie une source judiciaire. En une occasion, il est même allé jusqu’à mettre en scène de faux échanges d’e-mails entre son adresse professionnelle CRPF et une adresse bidon attribuée à un certain Raymond Dehoff, qu’il présentait comme le propriétaire du Groupement forestier des bois mosellans, pour berner un exploitant. Arthur Fischer nie en revanche s’être approprié intentionnellement le bien d’autrui, évoquant des « erreurs ». En outre, s’il reconnaît avoir abusé de ses fonctions d’agent du CRPF jusqu’à son licenciement pour se constituer un patrimoine forestier, il affirme que la pratique était monnaie courante au sein de l’établissement public, son seul tort ayant été de faire « cavalier seul ».
Le petit milieu de la forêt continue de fonctionner « à l’ancienne », de travailler à la parole donnée, sans trop de traces.
Contacté, le Centre national de la propriété forestière (qui chapeaute les CRPF) n’a pas souhaité commenter une affaire en cours. « Je suis catégorique : tout le monde ne fait pas ça ! s’insurge un ingénieur forestier du CNPF qui souhaite demeurer anonyme. Ce monsieur est le seul cas connu de dysfonctionnement de ce genre en France, je n’imaginais pas que ça puisse exister auparavant. Au CRPF, nous sommes dans un esprit de service public, à l’opposé total de ce genre de pratiques. Et chez l’immense majorité des propriétaires et des exploitants également, c’est aussi l’éthique qui prime. » Joint par La Croix L’Hebdo, l’avocat du prévenu, maître Pascal Bernard, n’a pas fourni d’éléments susceptibles d’étayer les allégations de son client.
Arthur Fischer assure que ni son beau-père ni son épouse n’ont trempé dans ces affaires. Mais les exploitants pouvaient-ils vraiment ignorer à qui ils avaient affaire ? « On a tous entendu parler de son licenciement, ça a été retentissant, confie un entrepreneur forestier. On se demandait tous comment il faisait pour continuer ses magouilles. » Les enquêteurs ont exploré la piste d’éventuelles complicités, avant de l’écarter. « Les exploitants ayant coupé le bois ne sont pas considérés comme complices ou receleurs, confirme une source judiciaire. Ils avaient l’habitude de couper du bois avec le prévenu. C’est un milieu qui repose sur la confiance entre les acteurs, et ce monsieur a joué là-dessus. »
Nombre de forestiers ont en effet raconté à L’Hebdo le fonctionnement « à l’ancienne » de ce petit milieu, dont les acteurs, souvent âgés, continuent de travailler à la parole donnée, sans trop de traces. « Encore récemment, ça se faisait souvent sans contrat, témoigne un exploitant. Même si les choses changent, il arrive encore qu’il y ait des ventes sans vérification des titres de propriété. » D’autant qu’Arthur Fischer donnait à couper des lots dont deux tiers lui appartenaient vraiment. Un exploitant soupire : « Il avait trouvé un truc extraordinaire, ce gars-là… »
Mais d’autres pensent que certains ont préféré ne rien voir. En effet, si deux exploitants ont porté plainte contre Arthur Fischer, ils ne sont pas les seuls à avoir travaillé avec lui. « Il y a des exploitants plus regardants que d’autres », assure un forestier. « En ce moment, il y a des prix de dingue et des vols de bois de partout », croit savoir un autre. Didier Daclin affirme qu’un des exploitants ayant coupé des bois pour Arthur Fischer lui aurait intimé de se « mêler de ses affaires » après qu’il lui a posé des questions sur le sujet. « Les crapauds travaillent avec les crapauds, peste-t-il. On a aujourd’hui dans la profession quelques types avec des méthodes de cow-boy, pour qui tous les moyens sont bons. C’est un genre de ruée vers l’or vert. »
L’affaire des forêts mosellanes n’est pas l’œuvre d’un réseau. Arthur Fischer a su exploiter les failles d’un milieu fondé sur la confiance, et il l’a fait sans complice. Mais il a, sans le moindre doute, bénéficié d’une conjoncture économique lui offrant des débouchés qu’il aurait eu plus du mal à trouver en France. « Les forestiers ne sont pas des brigands, assure Didier Daclin. Cette affaire est un cas extrême, pas la règle, mais elle s’insère dans une tendance plus large : sans cet aspirateur à matières premières qu’est la Chine (lire p. 26), il n’aurait pas pu faire ce qu’il a fait. »
Lourd de 1 200 pages, le dossier d’instruction est transmis au parquet à la fin du mois de mai 2022. Le procès d’Arthur Fischer s’ouvre à Thionville le 24 octobre. Didier Daclin, pour sa part, a pris sa retraite le 1er octobre. Quarante ans de métier. Le passage de relais n’a pas eu lieu avec le jeune homme, à qui il faisait « une confiance quasi illimitée ». Le forestier est pudique sur ce qu’il ressent, mais laisse deviner une certaine amertume. « Quand t’as 50 ans et que tu formes un gars de 20 ans… » Il sourit malgré tout. « Arthur l’a dit à la police : “J’ai été bien formé.” »
Accroché au dernier chêne d’une parcelle, un panneau interdit l’entrée du terrain dont le bois a été illégalement coupé. Thionville, France, 20 avril 2022. / Antoni Lallican pour La Croix L’Hebdo
La Croix L’Hebdo : Plusieurs affaires de vol de bois ont connu un certain retentissement médiatique en 2022. Constate-t-on une recrudescence de ce problème ces dernières années ?
Paul Jarquin : Quand j’ai commencé dans la filière, il y a une dizaine d’années, on m’en parlait déjà. Je ne dispose pas d’informations indiquant une hausse significative des vols ces dernières années (ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas le cas). Ce qui est sûr, c’est que le réchauffement climatique provoque un regain d’intérêt pour la forêt.
Ces affaires illustrent-elles des fragilités dans la gestion de la forêt privée ?
P.J. : On peut dire que les voleurs profitent des caractéristiques de la forêt privée française, et notamment de son morcellement. La grande majorité des 3,5 millions de propriétaires de forêt en France sont de petits propriétaires, qui possèdent moins de quatre hectares, et qui n’ont pas forcément une gestion active de leur forêt. Beaucoup de parcelles sont tout simplement en dépérissement, par manque d’entretien, ou du fait des successions qui traînent. Ce sont elles
qui sont les plus vulnérables.
Des acteurs français dénoncent l’évolution du marché international du chêne ces dernières années. Peut-on parler de « ruée vers l’or vert » ?
P.J. : On observe une très forte demande. Les grandes puissances internationales, la Chine en premier lieu, s’intéressent beaucoup au chêne. Entre le 1er janvier et le 31 mai 2021, la Chine a représenté 80 % de nos exportations de chêne non transformé, soit 187 000 mètres cubes. Cela se traduit par une hausse au long terme des prix du chêne, qui ont plus ou moins doublé depuis dix ans. Mais cela ne concerne pas que le chêne. La Chine achète aussi beaucoup d’épicéas, en Allemagne par exemple.
Au vu de ce que nous ont appris nos livres de géographie, il semble contre-intuitif
qu’un pays développé comme la France exporte ses matières premières vers un « pays
en développement » comme la Chine. Et l’opacité de ce pays suscite des interrogations
sur sa stratégie finale. Les Chinois ont interdit les coupes de chênes et lancé de grands programmes de plantation, pendant qu’ils achètent chez nous. Certaines personnes s’inquiètent
des conséquences pour notre filière s’ils venaient à cesser un jour leurs importations.
P.J. : Le Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine ont-ils impacté le marché du bois ?
Le Covid-19, associé à des tensions entre les États-Unis et le Canada, a provoqué une hausse des prix sur les Bourses à Chicago. Des scieurs nous ont raconté que des traders de bois étaient venus acheter directement le bois dans des scieries des Vosges ! Mais, malgré une hausse des délais d’approvisionnement, il est important de rappeler qu’il n’y a pas eu de pénurie.
Indépendamment de l’invasion de l’Ukraine, la Russie, qui était le deuxième exportateur mondial de bois, a arrêté d’exporter du bois non transformé. Or, elle exportait auparavant 70 % de sa production vers la Chine. Donc la Chine va devoir reporter ses acquisitions, ce qui va avoir des conséquences sur l’Union européenne. C’est un marché mondial, et très concurrentiel ! Il y a une géopolitique du bois, c’est une certitude. Et la pression sur les forêts va continuer à s’accentuer avec l’évolution des besoins liés au changement climatique, que ce soit pour la construction ou pour le bois énergie.
P.J. : Est-il nécessaire de faire évoluer la loi pour mieux protéger les forêts ?
Concernant les vols, c’est un dossier complexe, lié à la question du morcellement et de la gestion des forêts. Certains pays européens ont créé des possibilités de reprise de forêts en déperdition par des coopératives régionales. En France, cela impliquerait de toucher à la fois au droit de la succession et au droit de la propriété, donc ça ne serait pas simple. J’ai remarqué que les gens restaient très attachés à leurs forêts et que, même dans la difficulté, ils avaient souvent des réticences à vendre.
Concernant la pression commerciale, certains craignent une remise en question du libre-échange. Pour ma part, je pense qu’il est préférable pour notre économie et notre bilan carbone de transformer le bois en France plutôt qu’en Chine. Il est donc important de s’assurer qu’on conserve des scieries en France. Or, leur nombre diminue.
Les scieries françaises peuvent-elles demeurer compétitives ?
P.J. : C’est une filière stratégique pour le développement de la bioéconomie, et il faudra des investissements massifs. Nous avons eu des aides de l’État pour la modernisation des scieries. Entre France Relance et France 2030, plus de 500 millions d’euros ont été consacrés à la filière, mais je pense qu’il faudrait investir beaucoup plus d’argent. Il faut ouvrir une réflexion sur les besoins. En France, on aime innover, mais, dans le cas de la filière bois, il faut d’abord renforcer et subventionner. On n’est pas en train de gagner face à la compétition internationale.
Pour aller plus loin

À écouter
► « Massacre à la tronçonneuse »
Un reportage radio de 28 minutes issu de l’émission « Les Pieds sur Terre », sur France Culture, pour plonger dans l’affaire de vol d’arbres de Perles-et-Castelet, petit village d’Ariège où près de 400 arbres furent abattus. Condamné en première instance en mars 2021, un entrepreneur espagnol sera jugé en appel à Toulouse le 13 décembre 2022.
radiofrance.fr (mots-clés : massacre tronconneuse)

À voir
► « Forêts françaises, en quête d’avenir »
Un documentaire de Public Sénat de 55 minutes à la rencontre de celles et ceux qui animent la filière forêt-bois française. À la découverte d’une activité économique qui tente de se renouveler face aux contraintes économiques et écologiques.
publicsenat.fr (mots-clés : forets francaises)

À faire
► Se former avec le CNPF
Les Centres régionaux de la propriété forestière proposent toute l’année aux propriétaires de forêts de s’initier à la gestion de leurs bois, via des journées d’information gratuites et des réunions de vulgarisation, mais aussi des formations payantes.
cnpf.fr (onglet « Se former, s’informer »)

(1) Les noms des victimes et du prévenu ont été modifiés.
(2) Jusqu’à récemment, les propriétaires forestiers de Moselle étaient libres de réaliser des coupes rases sans replanter sur des surfaces allant jusqu’à quatre hectares. Ce seuil a été abaissé à un hectare par la préfecture en mai 2022.
(3) Chiffres de l’indicateur 2022 de l’interprofessionnelle France Bois Forêt.
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