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L’Agefi Actifs – Près de 1,13 millions de ventes immobilières en 2022, des prix en hausse de 6,6% sur un an, des taux d’intérêt toujours en hausse et un taux d’usure au ralenti. A qui profite le retournement du marché immobilier ?
Bruno Rouleau – Effectivement, le millésime 2022 s’affiche dans le sillage de celui de 2021, mais attention à l’effet en trompe l’oeil. Les statistiques ne permettent pas d’identifier la fraction embarquée des projets acceptés fin 2021 et débloqués début 2022. Le dynamisme constaté sur le 1er semestre 2022 a été porté par cela. D’où le retard des statistiques de la Banque de France sur la moyenne des taux pratiqués, et sur les volumes de production déclarés par les banques. Ça a forcément eu un impact fort sur les calculs des taux d’usure. Par ailleurs, le dynamisme du marché immobilier a été prolongé par la saisonnalité traditionnelle des ventes durant les périodes de printemps et d’été. En revanche, la rentrée a été très compliquée sur le plan des crédits, tandis que l’appétence des achats immobiliers de dernier instant de septembre maintenait la pression sur les prix. L’activité s’est depuis ralentie et on démarre l’année 2023 avec un stock de dossiers dans les banques quasi nul.
Le discours de la Banque de France sur le taux d’usure et les conditions d’octroi de crédit dissimule-t-il une volonté politique de freiner le marché immobilier ?
Oui ! Il ne fait aucun doute que le gouverneur tente de corriger la déviance de marché que l’on a vu s’opérer pendant la crise sanitaire. Le gouvernement a abondamment soutenu les entreprises et les ménages à coup d’aides financières généralisées. Les particuliers en ont profité pour épargner davantage et cet argent a fini par se retrouver sur le marché immobilier, alimentant la hausse des prix. D’autant que la faiblesse de la rémunération del’épargne bancaire et des taux d’intérêt sur les marchés obligataires et monétaires a renforcé l’appétence des Français pour la pierre. Pendant des mois, les ménages ont pu acheter tout et n’importe quoi, faisant grimper les prix, dans l’objectif de se prémunir en cas de prolongement de la crise sanitaire. Avec le rebond des taux d’intérêt, les arbitrages des gros épargnants et des investisseurs rééquilibreront sans doute la situation et feront baisser la pression.
Faut-il craindre une bulle spéculative ?
Le risque s’est effectivement dessiné au niveau européen. La Banque centrale européenne (BCE) a commencé à redouter la création d’une bulle et encore plus son éclatement, qui aurait pu mettre en difficulté toute l’économie, en asséchant la masse monétaire en circulation. Elle craignait également qu’en cas de récession, il y ait une forte progression des défaillances d’entreprises et que la dévalorisation des actifs ne puisse pas recouvrir les soldes de dette.
L’année 2022 a été marquée par des prises de parole très fortes des courtiers sur le sujet du taux d’usure. Ils ont notamment été menés par l’Union des intermédiaires de crédit (UIC) alors que l’Apic s’est faite plus discrète sur le sujet… Pourquoi ne pas avoir rejoint son appel ?
Nous avons deux méthodes différentes. Je respecte totalement le travail de l’UIC. C’est un syndicat qui représente essentiellement les petits cabinets et c’est nécessaire ! Mais son ton parfois très vindicatif ne nous correspond pas. Nous sommes davantage dans la co-construction de solutions. Ne craignons pas les mots : l’Apic s’apparente à un lobby. Et nous préférons utiliser les méthodes traditionnelles de lobbying pour rencontrer les acteurs et les pouvoirs publics comme la direction générale du Trésor. Cette approche nous permet de collaborer avec les autres associations françaises et européennes pour réfléchir à la création et aux évolutions de directives. Pour autant, les personnes qui me suivent sur LinkedIn savent que j’interpelle souvent le gouverneur de la Banque de France. Etre un lobby n’empêche pas de hausser le ton quand c’est nécessaire !
Le ton des courtiers est en revanche plus timoré envers les banques, même lorsqu’elles suspendent leurs conventions partenariales comme on a pu le voir l’an dernier…
Ce qui s’est passé n’est pas entièrement de la faute des banques. Elles sont confrontées à un pincement de marges très important. Elles ne peuvent reporter l’importante hausse de leurs coûts de refinancement sur les crédits immobiliers aux particuliers. La situation continuera de s’aggraver tant que la Banque centrale européenne (BCE) continuera d’augmenter ses taux directeurs et que la Banque de France (BdF) refusera de faire évoluer sa méthode de calcul du taux d’usure. Surtout qu’elle leur impose en parallèle de gonfler leur coussins contracycliques pour se protéger en cas de choc économique ou de récession [fin décembre, le Haut conseil de stabilité financière a rehaussé le taux du coussin de fonds propres contracyclique de 0,5 % à 1 %, NDLR]. Le discours du gouverneur est quasi schizophrénique : il reproche aux banques de ne pas utiliser toutes leurs marges de manœuvre sur l’octroi de crédit, tout en leur demandant d’être plus vigilantes sur les profils des emprunteurs et de faire davantage de provisions pour se protéger de la récession. Les banques sont déjà plus que vigilantes sur la solvabilité des ménages. Le niveau d’apport personnel n’a jamais été aussi important : on a frôlé les 30 % cet été alors qu’on était à moins de 10 % il y a encore trois ans !
Demander aux banques de provisionner davantage pour se protéger en cas de choc économique est nécessaire, mais cela ampute leurs fonds propres et donc directement leur capacité de prêt. Celles qui prêtent encore sont celles qui peuvent et veulent puiser dans leurs fonds propres. En clair, les banques n’ont aucun intérêt à accorder des crédits dans ce contexte ! Et encore moins en recourant aux intermédiaires.
Leurs relations étaient déjà tendues avant que le taux d’usure ne devienne un problème…
Il est vrai qu’il y a eu des frottements dus aux comportements de certains courtiers. Les banques ont pu leur reprocher une attitude déloyale concernant le rachat de crédit et l’assurance emprunteur. D’autres ont voulu simplement reprendre la main sur leur production de crédit pour mieux en contrôler l’orientation stratégique… Cela étant dit, certaines banques ont été également opportunes en agitant le chiffon rouge du courtage pour gagner du temps dans leur plan stratégique de réorganisation et pour maintenir leurs effectifs mobilisés. Elles ont toujours du mal à délaisser des pans de leurs activités dont elles avaient le monopole il y a encore seulement quelques années.
Quel effet pourrait avoir la réponse de Bruno Le Maire à la question parlementaire sur les entraves des banques à la profession des courtiers ?
En soi, c’est important pour les courtiers en crédit d’avoir l’officialisation de cette prise de conscience du contexte par les pouvoirs publics, et aussi que ce rappel de la loi installe la contribution des intermédiaires dans l’impact du marché du crédit et du logement. Il n’est pas certain que les banques s’en émeuvent plus que cela, du moins officiellement, mais cela précise que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) suit ce sujet, et se met à disposition des consommateurs clients des courtiers pour identifier les situations délicates. C’est donc un message fort pour les mois à venir.
La résiliation infra-annuelle ne risque-t-elle pas de raviver les tensions ?
C’est effectivement un risque, mais le marché doit encore digérer la loi Lemoine. Le sujet a du mal à être débattu par les banques et les intermédiaires. Il faudra mettre en place des règles de bonne conduite pour éviter que les courtiers ne se brouillent avec les banques. Mais ce n’est pas le seul enjeu.
Toute la subtilité de notre métier est de respecter notre obligation d’information aux clients tout en étant transparents sur les conditions imposées par les banques. Il faut être honnête avec les deux parties ! Il s’agit également de ne pas se décrédibiliser en proposant au client une nouvelle assurance emprunteur quelques mois après lui avoir fait signer son offre de prêt. Cette attitude pourrait être mal comprise.
Quels retours avez-vous sur la loi Lemoine six mois après son entrée en vigueur ?
Il n’y a pas encore de bilan chiffré et les mouvements sont sporadiques, mais une tendance s’installe. Pour autant, je ne crois pas à des transferts massifs de contrats. Le crédit est un sujet plutôt anxiogène pour les Français. Une fois l’emprunt en place, les acquéreurs ont tendance à s’en désintéresser. De leur côté, les banques mettent la pression sur les distributeurs d’assurance et les intermédiaires pour ne pas réintervenir sur les contrats déjà signés. Ce n’est pas légal mais l’assurance emprunteur représente un gros enjeu pour elles : l’année dernière, elles ont ainsi encaissé près de 10 milliards d’euros, avec une marge qui variait entre 40 % et 60 %.
Attention également aux premiers chiffres qui sortiront ! Les banques ont beaucoup recours à leurs captives assurantielles. Les offres qu’elles émettent sont considérées comme différentes des contrats de groupes et sont donc comptabilisées dans les offres alternatives. La majorité des assurances de cette nature aujourd’hui proviennent de captives ! Tant qu’il n’y aura pas de contrôles à ce niveau, les choses ne changeront pas. C’est à la BCE et à l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) de jouer les arbitres. L’application pleine et entière de la loi Lemoine passera par davantage de communication entre les acteurs, sous la houlette des régulateurs.
La réforme du courtage accapare aussi les courtiers. Où en est la profession ?
Elle s’est réveillée très tard, malgré les alertes ! Je pense que moins de la moitié des intermédiaires ont obtenu leur adhésion auprès d’une association à l’heure actuelle. Ça bouchonne de partout, à l’Orias mais aussi dans les associations. Le marché n’est pas habitué à ce type de sujets et a longtemps été tenu en haleine par la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
Je ne peux une fois encore que regretter la mise en œuvre de cette loi en son état. C’était l’occasion de rebattre les cartes de la distribution du crédit et de l’assurance, et d’asseoir les pratiques du marché. Les porteurs du projet n’ont pas entendu nos invitations à tenir compte des incompatibilités entre les différentes réglementations. Résultat : on a accouché d’une contrainte administrative supplémentaire, coûteuse pour les opérateurs concernés, et qui pouvait très bien trouver une solution auprès de l’Orias.
Quels sont les projets de l’Apic en cette nouvelle année ?
L’Apic reste très active sur le plan réglementaire. Nous continuons les discussions sur les derniers sujets de la directive sur la distribution d’assurance (DDA) et sur les travaux de révision de la directive crédit immobilier (DCI) notamment. Sans oublier notre contribution à la révision de la directive du crédit à la consommation. Notre autre projet est d’approfondir les discussions avec les établissements bancaires sur la place des courtiers dans leur stratégie, dont la réorganisation digitale et organisationnelle est lourde et profonde.
Quelle est-elle justement ? Les courtiers peuvent-ils s’affranchir de leurs partenaires ?
Oui, les courtiers peuvent se passer des banques ! La directive DCI sur le crédit immobilier a introduit la notion de conseil indépendant qui leur permet de consacrer leur activité au travers d’une lettre de mission. A l’instar de ce que font les conseillers en investissements financiers (CIF) par exemple. Ce changement n’est possible qu’à la condition de faire évoluer les modèles économiques des cabinets – il induirait un passage à la TVA – et de repenser les synergies à mener avec les banques. Mais ce serait le prix à payer pour l’indépendance.
Toutefois, les banques n’ont pas forcément intérêt à ce changement de statut des courtiers. Aujourd’hui, la clientèle et les projets apportés par les courtiers sont mieux ciblés et plus rentables pour les banques. Et puis il y a une confiance qui, à ce jour, n’existe pas, mais qui profiterait aux deux parties et aux consommateurs en termes de suivi et de gouvernance des produits bancaires. Encore faut-il que les mentalités changent de part et d’autre…
Pourquoi les relations avec la Fédération bancaire française (FBF) sont restées au point mort pendant plusieurs années ?
Effectivement, elles étaient inexistantes jusqu’à il y a encore deux ans et demi. C’est un point que j’ai voulu changer dès mon arrivée à la présidence de l’Apic il y a trois ans. L’absence de discussions tenait sans doute à des tensions individuelles. Nous les rencontrons désormais une à deux fois par an, avec les autres associations de courtiers. Nous échangeons sur tous les sujets de place, avec une difficulté principale pour la FBF : elle ne peut pas parler au nom de ses adhérents sur les sujets relationnels car les activités d’intermédiation se font sous forme de contrats bipartites. Nous rencontrons également régulièrement l’Office de coordination bancaire et financière.
SON PARCOURS
Bruno Rouleau a été élu président de l’Association professionnelle des intermédiaires en crédits (Apic) en janvier 2020.
Il entre dans le monde bancaire en 1984, en rejoignant BICS-Banque Populaire. Après avoir navigué parmi plusieurs boutiques, il rejoint les fondateurs d’In&Fi Crédits, auprès desquels il devient associé en participant à la création et en prenant la direction de plusieurs structures du groupe.
Il a par la suite exercé pendant cinq ans chez Cafpi comme responsable grands comptes, directeur de l’organisation interne et membre du comex. En 2015, Bruno Rouleau crée son cabinet de conseil et formation, Mutans Consultants. En août 2022, il a pris les fonctions de secrétaire général de La Centrale de Financement.