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Certains serpents venimeux injectent en une seule morsure suffisamment de toxine pour tuer mille fois leur proie. Et s’il y avait un intérêt évolutif derrière cet apparent gâchis ?
Le habu de Taïwan (Protobothrops mucrosquamatus) est un serpent venimeux que l’on rencontre dans divers pays d’Asie (Taïwan, Bangladesh, Inde, Birmanie, Vietnam, Laos, Thaïlande, sud de la Chine). Importé à Okinawa, au Japon, dans les années 1970 pour une exposition au zoo et dans le cadre de recherches médicales, ce crotale s’y est multiplié et y est désormais classé comme espèce exotique envahissante.
Les toxines de serpents soulèvent un profond intérêt, que ce soit pour des questions médicales ou, plus récemment, évolutives. Si soigner les envenimations s’impose dans de nombreux pays tropicaux, en comprendre l’origine et l’histoire relève d’une fascinante enquête. En effet, posséder un venin apparaît comme une percée adaptative, c’est-à-dire une innovation évolutive qui, en permettant à des organismes d’avoir accès à de nouvelles ressources et d’explorer de nouveaux environnements, semble la cause du haut taux de diversification du taxon concerné. Citons, comme autres exemples, l’aile des oiseaux ou des chauves-souris, ou encore l’incisive à croissance continue des rongeurs. Aussi les systématiciens considèrent-ils ces caractères comme des marqueurs clés pour comprendre l’histoire évolutive de ces branches du vivant.
De fait, vu l’avantage conféré aux organismes pourvus de telles innovations, il est certain que la sélection naturelle a grandement présidé aux diversifications subséquentes. Concernant les venins, il paraît donc évident à tout biologiste de l’évolution que les gènes codant les toxines protéiques qui les composent ont subi une forte sélection. Pourtant, restait toujours un mystère a priori impénétrable, celui de la surpuissance des venins. Le terme anglais overkilling nomme bien cette caractéristique : de nombreux serpents venimeux injectent en une seule morsure de quoi tuer cent fois, mille fois, la proie visée. Par exemple, le taïpan côtier (Oxyuranus scutellatus), un élapidé vivant dans le nord et l’est de l’Australie ainsi que dans le sud de la Nouvelle-Guinée et qui se nourrit de rats, souris ou bandicoots, injecte en une seule morsure de quoi tuer 12 000 cochons d’Inde !
À quoi correspond un tel gaspillage ? On en donne souvent une explication ad hoc, à savoir que la proie d’un serpent doit être très vite immobilisée, de manière qu’elle n’aille pas mourir loin de son prédateur. Pourtant, sur un caractère donné, le jeu de la sélection naturelle est tel que, la plupart du temps, un optimum est atteint. Or, ici, au premier abord, un tel optimum est largement dépassé. C’est à ce problème que se confrontent depuis plusieurs années Agneesh Barua, du Collège doctoral de science et technologie d’Okinawa, au Japon, et Alexander Mikheyev, aujourd’hui à l’université nationale australienne, à Canberra. Et auquel ils apportent à présent plusieurs réponses.
Avec des collègues, les deux biologistes ont commencé, en 2017, par séquencer le génome du habu de Taïwan (Protobothrops mucrosquamatus), un vipéridé abondant dans les alentours d’Okinawa. Ils y ont capturé vingt exemplaires afin de réaliser une comparaison entre génomes. Cela leur a permis de quantifier la diversité moléculaire des gènes de toxines et de préciser l’impact de la sélection. Ils ont constaté que chaque protéine du venin doit être vue non comme un tout, mais par domaines. Certains domaines de la protéine, et donc les parties correspondantes du gène codant, ont subi une forte sélection, mais d’autres présentent une diversité qui semble répondre à la dérive génétique, c’est-à-dire à un comportement aléatoire.
110 mg : Le taïpan du désert (Oxyuranus microlepidotus) délivre en une morsure 110 milligrammes de venin, de quoi tuer 100 personnes ou 250 000 souris.
27 : Le venin des serpents compte en général 27 toxines majeures. Dans leur étude sur 52 serpents venimeux, Agneesh Barua et Alexander Mikheyev se sont concentrés sur les 10 toxines les plus diversifiées chez les serpents.
25 millions d’années : Rukwanyoka holmani, le plus ancien fossile d’élapidé trouvé en Tanzanie, date de l’Oligocène terminal, il y a 25 millions d’années. Cette branche est l’une des plus récentes des serpents venimeux.
De telles mutations sont dites « neutres » – transparentes à la sélection. Or, ici, les mutations des toxines qui suivent la dérive génétique apparaissent non pas neutres, mais délétères pour l’animal : elles rendent les toxines moins efficaces. On s’attendrait donc à ce qu’elles disparaissent, par sélection négative. Pourquoi, alors, ces variations se comportent-elles comme des mutations neutres ? Agneesh Barua, Alexander Mikheyev et leurs collègues ont montré que la réponse se trouve dans le niveau d’expression des gènes. En effet, l’overkilling est le résultat d’une importante surexpression des gènes de toxines, qui fournit une quantité considérable de protéines. Réfléchissons alors en dynamique, en imaginant une toxine qui subit une mutation légèrement délétère. Elle sera un peu moins efficace, mais comme elle est surexprimée, elle continuera à agir comme auparavant. Que l’overkilling passe de 12 000 à 10 000 cochons d’Inde par morsure ne change rien à la puissance de prédation de l’animal.
Ainsi, parce que les gènes des toxines sont surexprimés, les mutations délétères, mais sans effet apparent sur les serpents et donc transparentes à la sélection naturelle, se comportent comme des mutations neutres. La dynamique de la sélection est donc modulée par le niveau d’expression des gènes : les contraintes sélectives étant levées sur des protéines très abondantes, les mutations délétères s’accumulent.
Ainsi a été démasquée l’utilité évolutive de l’overkilling. D’un côté, la sélection naturelle optimise l’efficacité du venin à court terme ; de l’autre, le relâchement des contraintes sélectives sur les mutations délétères conduit à un renouvellement rapide des protéines, et donc à une exploration d’un vaste espace de phénotypes de venins. Cela explique l’abondance des duplications de gènes de toxines et l’apparition fréquente de pseudogènes – des gènes devenus inactifs par accumulation d’altérations génétiques. Avec, malgré tout, souvent les mêmes combinaisons de gènes, comme s’il y avait peu de formules optimales.
Pour aller plus loin, en 2020, Agneesh Barua et Alexander Mikheyev ont testé la dynamique évolutive d’une dizaine de gènes de toxines chez 52 serpents venimeux – des colubridés (serpents des arbres, serpents liane…), des élapidés (serpents corail, mambas, cobras) et des vipéridés (vipères, crotales…). Ils démontrent que l’évolution est rapide, avec des changements brusques des vitesses d’évolution, ce qui confirme leurs conclusions précédentes… et anéantit en revanche tout espoir d’utiliser les gènes des toxines pour construire des phylogénies moléculaires.
UNE ÉVOLUTION À CHANGEMENTS DE VITESSE En examinant la dynamique évolutive d’une dizaine de gènes de toxines de venin (ici les toxines BPP et KSPI), Agneesh Barua et Alexander Mikheyev ont montré que la vitesse d’évolution de chacun de ces gènes a subi de multiples changements brusques (points rouges), de même que des variations (plus la couleur est chaude, plus la vitesse est élevée), chez de nombreux serpents venimeux. Pour la plupart des toxines, ces changements ont augmenté dans les lignées modernes de serpents (à la périphérie de l’arbre). L’évolution des gènes des toxines est si rapide qu’il est impossible de les utiliser pour construire des phylogénies moléculaires des serpents.
Restait une question : pourquoi les gènes des toxines sont-ils surexprimés ? Pour le savoir, les deux biologistes se sont focalisés non pas sur les venins, mais sur le réseau de régulation génique qui contrôle l’expression des gènes de toxines. Ils ont alors trouvé un réseau très conservé, identique à celui agissant dans les glandes salivaires des autres amniotes, comme les mammifères et les oiseaux. Chez les ancêtres des serpents, tout s’est donc passé comme si ce réseau avait tout d’abord surexprimé des protéines toxiques communes dans la salive, telles que des kallicréines. Ingérées avec les aliments, ces protéases activent la vasodilatation, ce qui favorise l’assimilation des aliments par un afflux de sang autour du tube digestif. Injectées à des proies, elles influent aussi sur l’inflammation et la coagulation sanguine. Ces protéines bénéfiques ont ainsi été recrutées comme toxines – de même que bien d’autres plus tard.
Article paru dans
Pour la Science n°529 – Novembre 2021
De nouvelles données mettent en lumière le coût élevé des morsures de serpents pour la société indienne.
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Hervé Le Guyader est professeur émérite de biologie évolutive à Sorbonne Université, à Paris. Il a récemment publié L’Aventure de la biodiversité, aux éditions Belin, et Ma Galerie de l’évolution, au Pommier.
A. Barua et A. Mikheyev, Toxin expression in snake venom evolves rapidly with constant shifts in evolutionary rates, Proc. R. Soc. B, vol. 287, article 20200613, 2020.
A. Barua et A. Mikheyev, An ancient, conserved gene regulatory network led to the rise of oral venom systems, PNAS, vol. 118, article 14e2021311118, 2020.
A. Barua et A. Mikheyev, Many options, few solutions : over 60 My snakes converged on a few optimal venom formulations, Mol. Biol. Evol., vol. 36(9), pp. 1964-1974, 2019.
S. D. Aird et al., Population genomic analysis of a pitviper reveals microevolutionary forces underlying venom chemistry, Genome Biol. Evo., vol. 9(10), pp. 2640-2649, 2017.
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