Débrouille-toi avec ton violeur, c’est le titre saisissant du dernier livre de l’édifice post-exotique, une œuvre littéraire singulière qui se déploie sous plusieurs signatures : Volodine, Kronaeur, Draeger, Bassmann en sont les manifestations les plus connues, jusqu’à ce jour où le post-exotisme s’ouvre à une nouvelle signature, Infernus Iohannes. Derrière cette signature, l’idée fictionnelle d’un collectif d’écrivain : l’effacement de l’individualité derrière l’idée poétique et poétique du groupe.
L’édifice post-exotique se construit de façon souple et libertaire. Je peux d’ailleurs dire « s’est construit » puisque notre vaste chantier est en cours d’achèvement, et que nous allons tranquillement vers l’œuvre collective finale et considérable, les 343 brochures constituant Retour au goudron. Un opus signé Infernus Iohannes et qui sera le quarante-neuvième et dernier élément de notre construction. Il était sans doute opportun de faire connaître cette signature collective avant que ne paraisse Retour au goudron. Débrouille-toi avec ton violeur a donc pris sa place particulière aujourd’hui, alors que la progression vers le quarante-neuvième titre n’est pas terminée (le livre ici est le quarante-sixième).
Il peut exister des contraintes à l’intérieur des textes, mais elles sont très secondaires par rapport à leur contenu et ne concernent que leur mise en forme. Des multiples de 7, des nombres impairs, des nombres de caractères qui établissent des résonances entre narrats, etc. Je ne reviens pas là-dessus, je me suis exprimé à ce sujet à de nombreuses reprises. Pour ce qui concerne l’architecture de notre édifice romanesque, ces contraintes sont légères et se réduisent au nombre total de titres. L’ordre d’apparition des volumes n’est déterminé par aucune volonté littéraire particulière.
Les écrivains post-exotiques sont condamnés à la solitude, mais celle-ci reste théorique. Depuis toujours, au cœur du post-exotisme, qu’ils soient nommés ou non, femmes ou hommes, ils sont enfermés dans des cellules individuelles qui permettent à peine la communication, mais où leur résistance, par les cris, les murmures et les rêves, les lient l’un à l’autre, l’une à l’autre, et crée un chœur qui a été décrit de nombreuses fois.
Les trois textes contenus de Débrouille-toi avec ton violeur sont des textes enragés, violents, viscéraux. Si les textes post-exotiques avaient l’habitude de bousculer le lecteur par la forme, c’est ici le propos qui peut choquer par sa violence. S’agissait-il de déranger, bousculer, autant le lecteur masculin que féminin ? S’agit d’une stratégie du choc, d’une défense de rupture, d’une littérature kamikaze, comme pourrait l’indiquer l’origine japonaise du premier texte ?
Depuis que le monde post-exotique est monde, les textes publiés n’ont jamais pour fonction ni pour ambition de bousculer lecteurs ou lectrices, mais, au contraire, de tisser avec eux une complicité en profondeur, construite sur les images et les intuitions que nous partageons. Notre contrat avec lecteurs et lectrices est un contrat de confiance, de confidence et, au fond, d’harmonie et d’amitié. La rupture existe, elle s’exprime, mais sa violence se tourne vers « l’ennemi », souvent cité ainsi, et non contre le public. À celui-ci de chercher et de trouver quelles cibles sont visées. Pas de kamikaze ici, mais plutôt des guerrières et des indignées, en lutte contre le monde, ses tristesses et ses monstruosités.
Ce sont des textes obsessionnels, qui reprennent et repèrent des phrases, des motifs, des textes politiques dans leur usage martelé du langage. Ce caractère obsessionnel cherche-t-il à provoquer une sorte d’asphyxie, de dégoût, de rejet ?
La répétition a peut-être des visées pédagogiques, car, au fond et en premier lieu, ce que cherchent à provoquer ces textes, ces trois textes extrêmement différents, ces voix au contenu certes obsessionnel, mais qui s’attaquent à des domaines totalement originaux et distincts, ce qu’ils cherchent à provoquer n’est absolument pas le dégoût, mais l’adhésion. On est donc à l’opposé de la recherche d’asphyxie et de rejet.
L’adhésion ne peut-elle pas être atteinte par une volonté de faire ressentir le dégoût chez le lecteur ou la lectrice ?
Franchement, non, du moins ce n’est pas notre manière, ni la volonté de Molly Hurricane et de Miaki Ono. Ces deux femmes, dans ce livre, s’adressent à la lectrice et au lecteur dans l’intention de faire partager leur indignation, et en faisant état de leur propre ébahissement en face des abominations réelles qu’elles évoquent. Mais leur procédé est l’adresse pure et simple, en confiance : elles parlent à des sœurs, en quelque sorte, à des confidentes, à des amies ou camarades. Je ne crois pas qu’elles utilisent le dégoût comme une arme littéraire (ou rhétorique). Elles disent, elles sont dégoûtées, elles sont révoltées. Elles n’étaient pas leurs vomissures dans un esprit de provocation. Au lecteur et à la lectrice de s’emparer de leurs images et de réagir.
Ce qui distingue également ce livre du reste du post-exotisme est sa crudité : l’obsession pour la monstration de la violence, là où, ordinairement, il y avait une répugnance des personnages et des auteurs post-exotique à employer des mots pour décrire avec précision les viols ou les rapports sexuels. Citons en exemple cet extrait de Terminus Radieux, dont la narratrice est Hannko Vogoulian : « Ici une nouvelle scène de viol. Encore une. J’ai systématiquement évité de les décrire en détail. Les évoquer suffit. Pour les victimes c’est insupportable. Pour les témoins, c’est également insupportable. ». Pourquoi ce revirement ? Y a-t-il toujours cette idée du lecteur ennemi ? La violence des textes procède-t-elle selon une logique de contamination ?
Vous parlez ici de Miaki Ono. Son propos étant exclusivement la violence archaïque de la relation entre homme et femme, il est normal qu’il y ait au fil des paragraphes une certaine crudité objective. Il n’y a pas d’ellipses et les organes sont nommés. Toutefois, vous renvoyez à une scène de Terminus radieux qui est extrêmement violente.
Là encore, nous avons une voix du post-exotisme peut-être inhabituelle, mais tout à fait en accord avec ce qui fait notre spécificité : la recherche de la complicité et de l’adhésion. Pour Miaki Ono, ni lecteur ni lectrice ne sont ennemis. S’il y a un ennemi, c’est peut-être la lourde conscience humaine, ou l’héritage animal archaïque.
En quoi consiste cette « violence archaïque » dont les auteurs et les personnages post-exotiques ne cessent de déplorer l’héritage ?
Miaki Ono ne cesse de la décrire : l’obligation du viol pour fertiliser les œufs et assurer la reproduction de l’espèce, qui vient du fond des âges. Violence archaïque s’il en est… Auteurs et personnages post-exotiques déplorent cela, qui marque l’espèce. Mais ils déplorent aussi un autre héritage, propre à l’espèce humaine selon eux, qui pousse les sociétés quelles qu’elles soient vers l’autodestruction par les guerres et les mauvais choix : vers l’impossibilité d’aller vers une planète paisible, égalitariste et heureuse. C’est un des grands thèmes du post-exotisme, que nous expliquons souvent par une propriété génétique particulière à l’espèce : l’attirance pour le pire.
Débrouille-toi avec ton violeur et Sous les viandes ne ressemblent pas à des textes romanesques classiques : il s’agit plutôt de discours, d’essai, voire de pamphlets. Leur statut, par rapport aux autres textes post-exotiques, pourrait sembler nouveau à ce titre. On les verrait bien publier sous forme de tracts ou de brochures politiques. Pourrait-on les qualifier de pamphlet ?
Ce qui frappe dans ces deux premiers textes, c’est l’absence de récit et de fiction – au sens classique et habituel, la manière habituelle dont récit et fiction sont construits. Sous les viandes, par exemple, s’apparente à une sorte de récit brisé, empêché. De manière générale, Il y a de formes de micro-récits au sein de ces deux textes, mais qui ressemblent davantage à des illustrations, des exempla venus de la rhétorique antique et du discours politique : le micro-récit comme moyen argumentatif plutôt que fin poétique. Pourquoi ce refus du récit, et plus particulièrement du roman ? Après le grand roman qu’avait été Terminus Radieux, on aurait pu s’attendre à une poursuite dans cette veine plus romanesque, or il n’en a rien été.
Il n’y a certainement pas d’absence de récit ni de fiction dans Sous les viandes. La base du récit est la transformation de la planète en une sphère indifférenciée, sans plus d’océans ni de montagnes, asphyxiée par des méduses géantes qui brusquement l’ont recouverte. La parole est une parole de survivantes dans cet univers du dessous, sanguinolent, immobile et épais. Une civilisation s’est constituée, corrompue et abjecte, contre laquelle se battent sans espoir quelques femmes qui revivent le cauchemar des guerrières politiques d’autrefois. On peut lire cela de plusieurs manières, et il est vrai que la continuité chronologique n’est pas tout à fait respectée comme fil conducteur et rassurant. On peut aussi interpréter l’ensemble comme un délire de prisonnière. Dans tous les cas de lecture, il me semble que nous sommes en face d’un texte où le récit et la fiction sont essentiels et au premier plan. Je suis étonné de votre réaction, si je craignais quelque chose en faisant connaître ce texte, c’était plutôt qu’on me parle de science-fiction, à cause des méduses géantes ayant éteint toute vie sur la planète !
L’intrusion, sa phobie et la haine qu’elle engendre est un sujet d’écriture post-exotique au même titre que l’enfermement. Dans ce livre, qui met en valeur des voix de femmes, l’intrusion et l’enfermement sont intimement liés au corps. Dans Sous les Viandes, Molly Hurricane se révolte contre le milieu carné et répugnant dans lequel elle évolue et qui semble évoquer également la haine de son propre corps qu’elle voit comme un morceau de viande. Ce même dégoût organique se retrouve chez Miaki Ono mais également dans d’autres livres signés Manuela Draeger ou Antoine Volodine. Dans un précèdent entretien vous expliquez que tous les personnages femmes du post-exotique sont « habitées par une rage guerrière qui s’explique à la fois politiquement et ‘’féministement’’. Consciemment, inconsciemment, cette révolte est habitée par un dégoût à la fois social, politique, génétique et morphologique ». Pourquoi lier la révolte féministe avec le dégoût des femmes pour leur propres corps ? Ne s’accorde-t-elle pas ainsi avec la vision sexiste selon laquelle leurs corps est comparable à une viande à viol ?
La révolte des femmes mises en scène dans nos livres prend de nombreuses formes. Elle est consciente et provoquée en premier lieu par une situation politique insupportable (l’échec des luttes, le triomphe des puissants et des responsables du malheur, la métamorphose répugnante de la démocratie capitaliste, les discours lénifiants, etc.). En deuxième lieu par la situation d’incarcération à vie, conduisant au suicide, à la folie et à de multiples dégradations physiques et mentales : je rappelle qu’à l’amont des fictions post-exotiques se trouvent les chants, les murmures et les cauchemars des prisonniers et des prisonnières qui sont le cœur et le chœur du post-exotisme, la matière dans laquelle, volume après volume, nous puisons. La révolte permanente se double d’un dégoût de vivre, et donc dérive facilement vers une rage plus ou moins suicidaire en présence du corps emprisonné, donc mutilé : rage qui s’étend au corps hors les murs, au corps prétendument libre.
Débrouille-toi avec ton violeur met en avant des voix fictionnelles qui se présentent comme des voix de femmes, dans la fiction qu’est le post-exotique. Pourtant, l’auteur qui compose ces voix, l’individu derrière la signature de Volodine, est un homme. Comment compose-t-on des voix de femmes, sur des problématiques féministes, quand on est un homme ? Y a-t-il des précautions, des garde-fous, qui ont guidé votre écriture ?
Pour reprendre un concept pas forcément bouddhiste, nous sommes guidés par la compassion envers nos personnages. Quels que puissent être leur sexe ou leur genre. Et bien sûr, dans ce cadre-là, il y a des contraintes, des garde-fous, des lignes à ne pas franchir : nulle obscénité, nulle complaisance, nul voyeurisme, quelle que soit la violence évoquée, quelle que soit la crudité de la situation. À vrai dire, quand on est sincère et quand on accompagne son personnage, quand on lui donne voix, quand on vit avec lui ou avec elle à l’intérieur de l’image, la question de l’interdit ne se pose pas. On est en harmonie avec ce qui habite le personnage et c’est plutôt lui ou elle qui guide le récit et fixe des limites au discours –au discours, pas à l’image.
Et puis, dans votre question, ne remettez-vous pas en question la littérature, la création, le droit des auteurs à prendre la parole sans se glisser dans la fiction (pour moi misérable auto-fiction) ? Serait-il selon vous nécessaire d’être un assassin pour écrire un roman policier ? D’avoir été victime de la Shoah pour parler des camps d’extermination dans un roman ? D’avoir vécu dans sa chair la répression stalinienne pour construire une fiction dans le goulag ? D’être une femme pour mettre en fiction des personnages féminins, pour leur donner la parole ? D’avoir vécu dans l’antiquité pour raconter des histoires qui se déroulent sous Toutânkhamon ?
Nous nous trouvons là au cœur d’une question littéraire fondamentale. L’auteur, homme ou femme, a-t-il la possibilité d’écrire sur autre chose que son étroite expérience personnelle ? Depuis le début de notre existence, nous avons pensé qu’au moment d’écrire nous n’étions ni homme, ni femme, ni genrés d’aucune manière, mais au service d’une fiction que nous offrons à nos lecteurs et à nos lectrices.
À notre époque où les inégalités, de sexe, de genre, de classe ou de race sont de plus en plus pointées, le fait d’écrire sous pseudonyme féminin à propos de sujets extrêmement politiques tels que les viols peut déranger ce ce qu’on appelle le pacte de lecture. Les postures scripturales ambiguës propres au post-exotisme dépassent l’idée d’écrire avec son corps, d’écrire « comme un homme », « comme une femme » et plus largement d’écrire depuis notre expérience individuelle. Pouvons-nous dire que l’écriture post-exotique des violences sexuelles vécues par des femmes est une écriture qui vous permet d’expérimenter par procuration ? Pourquoi ne pas parler également des violences sexuelles vécues par des hommes ?
Votre expression « par procuration » est très riche et s’accorde parfaitement à ce que nous écrivons depuis quarante ans. Nous avons vécu « par procuration » toutes les horreurs du XXe siècle et c’est bien là notre matière principale. La gamme des abominations est presque infinie et, si nous stigmatisons systématiquement « les responsables du malheur », nous n’avons pas la prétention ni le projet de faire le tour impossible de cette infinité de malheurs. La voix des femmes est privilégiée dans nombre de nos livres (je ne vais pas énumérer les titres) et, plus généralement, les personnages féminins y apparaissent comme plus puissants (au sens de « femmes puissantes ») que les personnages masculins. Je ne veux pas m’auto-psychanalyser pour expliquer cela, et je crois même qu’essayer de m’expliquer sur cette tendance post-exotique évidente ne pourrait me conduire qu’à dire des bêtises.
Si on revient à Débrouille-toi avec ton violeur, je ne vois pas comment une voix d’homme aurait pu développer la même réflexion, comment la sensibilité de Miaki Ono aurait pu être masculinisée. La violence est omniprésente dans notre univers. L’approche de Miaki Ono, qui parle de la violence de la sexualité plus que des violences sexuelles criminelles, n’a pas vocation à être exhaustive, loin de là. Débrouille-toi avec ton violeur (le texte de Miaki Ono) n’a rien à voir avec une étude sociologique ou scientifique. C’est une voix de jeune femme japonaise. C’est une fiction. Elle repose sur le constat de cette violence omniprésente, mais son univers de référence est bien autant imaginaire que réaliste.
Vous avez dit que la tradition féministe qui transparaissait dans ces textes n’était pas celle du féminisme occidental mais qu’il venait d’ailleurs. Pourriez-vous préciser l’origine, la nature, les moyens propres à cette autre tradition féministe ?
J’ai surtout essayé de dire que le texte de Miaki Ono a pour origine une réflexion non occidentale sur la sexualité, et, disons, qu’il n’a pas eu connaissance des écrits et déclarations extrêmement nombreux qui caractérisent le féminisme occidental. La parole de Miaki Ono est marquée par une certaine fraîcheur naïve sans laquelle elle ne pourrait développer sa diatribe indignée : qui ne se veut nullement théorique, nullement pondérée, et qui ne reprend aucune étude scientifique nommable. C’est un discours qui se construit sur des intuitions, sans prétention à l’objectivité. Miaki Ono expose avec une naïveté crue ce qui la choque et ce qu’elle pense être une entreprise très efficace de bourrage de crâne chez les petites filles depuis des millénaires. Elle considère que toute pénétration, même acceptée, même souhaitée, est un viol. Et elle considère qu’une terrifiante culture du viol est mise en œuvre dès l’enfance pour que les femmes se soumettent, avec fatalisme, ou passivement, ou joyeusement, à la possession de leur corps par un « animal mâle humain ». Ce point de vue est répété, démontré avec des exemples simples, et, d’un bout à l’autre de son discours, Miaki Ono existe en tant que voix vivante.
Je ne sais pas si Miaki Ono ainsi inaugure une tradition, asiatique ou non, ou revisite une tendance déjà exprimée dans le féminisme occidental. La sensibilité de Miaki Ono n’est peut-être pas en accord avec les sensibilités féministes occidentales, qui je crois mettent beaucoup plus en avant des considérations sociologiques. En dépit de leur violence farouche, sans concession aucune, on ne trouve pas une seule fois dans les 343 petits paragraphes de Miaki Ono des termes tels que « patriarcat » ou « machisme ». Son approche ne reprend ni le vocabulaire, ni surtout la sophistication des publications féministes occidentales, très approfondies et argumentées. C’est avant tout une voix de jeune femme stupéfaite en face de l’horreur, de la laideur et du mensonge « propagandiste » qui normalise la soumission des femmes à leurs violeurs. C’est une voix spontanée qui ne se soucie pas des avis déjà exprimés sur le sujet. Je crois qu’il serait très inexact de l’écouter comme une proclamation parfaitement réfléchie et maîtrisée. Il vaudrait mieux y voir un cri. Ce qui n’empêcherait pas d’en tirer les leçons, évidemment.
Pour ce que je connais de la question, les féministes japonaises ont leurs propres publications, souvent surprenantes, et leur connaissance du féminisme occidental ne me semble pas très actualisée (Simone de Beauvoir comme porte-drapeau de l’avant-garde française). Mais je suis sans doute mal renseigné.
Le féminisme n’est pas un sujet nouveau dans le post-exotisme. La particularité des femmes que les fictions post-exotiques présentent tient à une sorte de force et de faiblesse conjointe, à l’image de Gloria Vancouver ou de Samiya Schmidt. Ce sont souvent des figures de révolte, mais de révolte contrariée et empêchée par les hommes. Incarnent-elles des figures de résistance, davantage que les hommes plutôt passifs et désœuvrés – à l’image de Kronauer, Mevlido, Dondog, Breughel ?
En situation d’échec, ou après leur mort, les femmes post-exotiques restent puissantes, habitées par une lumière amoureuse, une colère politique imbrisable, et aussi par des dons de voyance, de magie. Et aussi par le don de la parole sorcière. Elles sont visionnaires, la plupart du temps, et leurs visions sont riches. Les héros post-exotiques n’ont pas cette stature. Je ne pense pas qu’ils soient passifs et désœuvrés, je pense qu’ils sont épuisés et qu’ils vont vers l’épuisement (comme Dondog, Breughel, Mevlido et Kronauer, que vous citez à juste titre car ce sont des figures qui, à la fin de l’histoire, peu à peu s’éteignent).
L’idée de trois héroïnes en charge de la vengeance n’est pas nouvelle dans le post-exotisme : nous la retrouvons dans Frères Sorcières, Des enfers fabuleux, Terminus radieux.
Il est essentiel de souligner pour ce livre la nature traduite de ces textes. Le post-exotisme a très vite revendiqué pour son expression littéraire une « langue de traduction ». En premier lieu, pour justifier l’absence d’ancrage dans une culture française et le renvoi sans explication ni notes de bas de page à des cultures autres, principalement asiatiques et russe, mais pas seulement. La langue de traduction s’affirme en deuxième lieu comme respectant linguistiquement un original situé en amont et inaccessible, ce qui correspond aussi à la nature de la fiction post-exotique, qui prend sa source dans un univers carcéral imaginaire où les langues parlées sont nombreuses. Il s’agit aussi pour nous de jouer avec une vieille tradition littéraire donnant vie à des objets imaginaires, venus d’ailleurs, « traduits » (pour n’en citer qu’un, le fameux Ossian de Macpherson, traduit, réécrit et adapté du gaélique). De jouer avec et de nous y rattacher.
Pour soutenir et magnifier les voix de Miaki Ono (traduite du japonais) et de Molly Hurricane (traduite du maganéen, la langue parlée Sous les viandes), des communes de traductrices ont travaillé depuis la prison et hors les murs. Pour faire connaître la voix de Maria Soudaïeva, voix de femme magnifique s’il en est, j’ai procédé comme Macpherson au XVIIIe siècle : à partir de fragments qu’il fallait non seulement traduire, mais sur-écrire et organiser.
Le volume qui est ici le centre de notre attention devait s’appeler Nos grandes traductions, il s’inscrivait ainsi et s’inscrit dans notre projet collectif de façon nette et proclamée. Le titre Débrouille-toi avec ton violeur s’est imposé, même s’il est inspiré par le premier texte seul de Miaki Ono. Sa violence englobe très bien les deux autres textes, celui de Molly Hurricane et celui de Maria Soudaïeva.
Débrouille-toi avec ton violeur est le titre qui a été choisi pour regrouper ces trois textes. Le sous-titre, « Nos grandes traductions », porte l’idée d’un « nous » qui semble contredire la polarisation que l’on peut lire dans « Débrouille-toi avec ton violeur », avec d’un côté la victime et de l’autre le violeur. Ce « nous » renvoie en effet à la communauté fictive du post-exotisme qui est le théâtre d’une adelphité, d’une tendresse et d’un soutien sans faille entre femme et homme. Empathie signifie littéralement « se mettre à la place de ». Nous pouvons lire dans l’avant-propos : « En les traduisant, nous nous coulions en elles. En les traduisant, nous transformions leur voix en la nôtre, notre voix en la leur ». Ce procédé empathique de « total fusion » rend la parole impossible à situer avec nos catégories habituelles. Dans quelle mesure ce procédé empathique de « total fusion » est-il différent de « parler à la place de » ? Ne craignez-vous pas que cette utopie post-exotique ne trouve ses limites et se heurte à l’incompréhension de nouveaux lecteurs ? Ce livre peut-il fonctionner et être compris en dehors de l’archipel post-exotique ?
De cette question je retiens surtout les mots « ne craignez-vous pas que »… Par principe et par expérience, je me refuse à craindre. Lorsque nous décidons de présenter un nouveau livre post-exotique, nous n’avons pas peur. Nous nous adressons aux lecteurs sympathisants et aux lecteurs et lectrices de librairie, en même temps, et nous leur donnons des images, des histoires, des sujets de réflexion, sans jamais leur donner des instructions. Nous leur offrons d’accompagner des personnages comme nous l’avons fait en les créant, en leur donnant une épaisseur, une voix, en les plaçant dans un paysage imaginaire où lecteurs et lectrices peuvent vivre un moment en leur compagnie.
Chaque nouveau livre est lancé dans le monde réel pour vivre sa propre aventure. On ne sait jamais à l’avance comment il va être compris, reçu. Ce qu’on sait, c’est qu’il occupe une place dans la construction que nous menons depuis plusieurs décennies : sa place. Et ça, c’est forcément très rassurant, pour nous autres… très sécurisant.
Il serait bon de revenir sur le cas de Maria Soudaieva, parce qu’elle est un peu à part. Elle est d’abord publiée en 2004 à l’Olivier, préfacée et traduite par Volodine. Vous la distinguez des hétéronymes en revendiquant son statut de personne réelle, mais la proximité avec le système d’auteurs fictionnels du post-exotique entretient une ambiguïté et une confusion sur son statut d’écrivaine réelle. Pourtant, tous ceux qui se sont entretenus avec vous sur la question ont bien compris qu’il ne s’agissait pas d’un hétéronyme non revendiqué, mais bien d’une personne réelle, légèrement transformée et pseudonymisée, que vous avez rencontrée. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de Maria Soudaieva ?
Je ne reviendrai pas ici en détail sur mon éblouissement, une rencontre dans la réalité avec une femme qui avait toutes les caractéristiques d’un personnage post-exotique, d’un de mes personnages, qui surgissait miraculeusement dans mon existence réelle. Une incarnation russe d’Ingrid Vogel. Notre rencontre a été brève, elle s’est poursuivie de façon poétique et métaphysique lorsque j’ai traduit et reconstitué Slogans : en une vertigineuse co-écriture.
Dans quelle mesure êtes-vous intervenu sur les brouillons de Maria Soudaieva ? Dans la préface du Slogans de 2004, il était ajouté que Maria avait composé en compagnie de son frère Ivan Soudaiev « des nouvelles et un roman, Un Dimanche sur l’Abakan » : ce roman existe-il vraiment, et pourra-t-on le lire un jour ?
Slogans sous sa forme publiée en France est la traduction, la réécriture et la mise en forme post-exotique de brouillons impubliables tels quels, trop fragmentaires et, en dépit de leurs formidables intuitions et images, trop désordonnés. J’ai œuvré pour que sonne la voix merveilleuse et violente de Maria Soudaïeva comme Elli Kronauer a œuvré pour que les bylines qu’il traduisait soient accessibles à un public, et non réservées à des ethnologues et des chercheurs. Alors que Maria Soudaïeva n’était plus de ce monde, nous avons travaillé ensemble, elle et moi, dans une harmonie totale, comme un frère et une sœur en écriture.
Le frère de Maria, Ivan, a totalement disparu. Les manuscrits de Maria, qu’il m’avait envoyés, lui ont été rendus et se trouvent quelque part à Shanghai. C’est une histoire avec de nombreuses péripéties, qui n’a guère de raisons d’être racontée dans un roman post-exotique, et qui, de toute façon, ne le sera pas, puisque l’édifice post-exotique est en voie d’achèvement. Un dimanche sur l’Abakan (ou Résurrection sur l’Abakan ? – les deux mots sont très voisins en russe) a été un jour mentionné devant moi, je n’en connais que le titre.
Maria Soudaieva et Slogans sont des cas limites parce qu’ils sont la seule incursion hétérogène dans l’édifice post-exotique. Si le post-exotique promet l’idée de communauté, de création effacée derrière une signature collective, il est pourtant créé par un seul auteur. L’intégration officielle de Soudaieva dans l’édifice post-exotique, par l’inclusion de Slogans dans Débrouille-toi avec ton violeur, scelle cette appartenance. Qu’est-ce qui a décidé de cette exception, dans une œuvre pourtant écrite à une seule voix jusque-là ?
Slogans de Maria Soudaïeva se conclut sur une note d’espoir : « BIENTÔT TU OUVRIRAS LA PORTE ! BIENTÔT NOUS DORMIRONS ENSEMBLE ! LES MAUVAIS JOURS FINIRONT ! ». La fin du texte de Miaki Ono se conclue aussi sur un appel à la tendresse : « nous aimons nos racines et celles des autres, nous aimons nous endormir, nous aimons trouver le sommeil en nous appuyant sur l’épaule de quelqu’un d’autre, nous aimons aimer quelqu’un d’autre ». Les personnages et auteurs post-exotique rêvent-il de relations pacifiées entre homme et femmes, sans sexualité ?
Les personnages et auteurs post-exotiques sont souvent animés par la recherche de l’être aimé (au-delà de la guerre et de la mort, et même si des gouffres temporels forment obstacle). C’est l’amour fou, nostalgique d’un « avant », où la sexualité était vécue avec harmonie et bonheur. Sur la nostalgie amoureuse se greffent les souvenirs d’un combat mortel contre les responsables du malheur, et donc un présent de solitude carcérale et de rumination. La sexualité, chez les prisonnières et les prisonniers du post-exotisme, devient onirique.
La difficulté des relations homme-femme est une récurrence du post-exotique. Déjà parce que hommes et femmes sont des survivants, parfois à moitié moribonds, parfois déjà morts mais vivants encore, dans un monde d’après la débâcle – ce qui n’aide pas. Les hommes pensent en « langage de queue », les femmes essaient d’éviter cette prédation. Il y a parfois la fraternité d’hommes envers des femmes, à l’image de Dondog ou du Kronauer de Terminus Radieux.
Est-ce là l’idéal que dessine le post-exotique ? Est-ce là le contrepoint, le contrechant que l’on peut opposer à la radicalité de Miaki Ono, l’autrice du premier texte du recueil ?
La fraternité, la sororité et la camaraderie, accompagnées ou non d’actions sexuelles, est certainement entre nos personnages un idéal de tendresse et d’amour. Nos personnages sont confrontés à des réalités destructrices : les défaites politiques et militaires, l’incarcération, l’exil, la clandestinité, la mort. C’est le cas dans tous les livres. Même dans les petits romans apaisés de Manuela Draeger, l’adversité est terrible (le froid glacial, les pluies de météorites, la disparition progressive des forces et des figures qui rassurent, telles que les mouettes, les bébés pélicans, le chien musicien Djinn, mais aussi la constante ambiguïté entre monde réel et monde onirique). Le refuge de l’un se trouve dans l’autre : entre les personnages seule la complicité amoureuse est salvatrice.
Entretien réalisé par mail en septembre 2022
Infernus Iohannes, Débrouille-toi avec ton violeur, Editions de l’Olivier, octobre 2022, 256 p., 19 €
Signalons aussi que la Marelle a édité, pour le numéro 100 de sa revue, un échantillon de Retour au Goudron. Cahiers bardiques, volumes 141 & 142. Le numéro est disponible à la vente pour le prix de 9 € en contactant directement la Marelle.
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