Rubriques et services du Figaro
Rubriques et services du Figaro
Nos journaux et magazines
Les sites du Groupe Figaro
L’INTERVIEW BD – Lauréat du Grand Prix de la critique de l’ACBD, le dessinateur suisse raconte les coulisses de son premier roman (info)graphique dont l’audace formelle ne nuit jamais à l’intensité tragicomique.
Simon, un adolescent anglais de 14 ans, subit les moqueries des jeunes de son quartier du fait de son surpoids. Après qu’une voyante lui a prédit le résultat d’une course hippique, il empoche la somme rondelette de 16 millions de livres sterling… Enfin presque car, en tant que mineur, il a besoin de l’assistance d’un adulte pour encaisser le chèque. De retour à la maison, Simon découvre sa mère dans le coma et son père, lui, a disparu. Pas le choix, il doit le retrouver!
Œuvre ambitieuse à la croisée de la bande dessinée et de l’infographie (vue plongeante sans perspective, personnages représentés par des ronds de couleur…), La Couleur des choses a été sélectionnée en compétition officielle du festival d’Angoulême avant de rafler le Grand Prix de la critique de l’ACBD. Une consécration pour ce thriller tragicomique au parcours particulièrement chaotique.
À lire aussiLes Pizzlys, Hoka Hey!, Corto Maltese… Les bandes dessinées à offrir pour Noël
Son auteur, le Suisse Martin Panchaud, a accepté de revenir en détail sur la genèse de ce premier roman graphique commencé il y a une dizaine d’années, publié en allemand en 2020 par Edition Moderne puis en français le 9 septembre dernier aux Éditions çà et là. Le dessinateur de 40 ans raconte au Figaro son envie d’expérimenter de nouvelles formes de narration, sans renier les mécaniques propres à la bande dessinée.
LE FIGARO. – La publication de votre livre a été un parcours du combattant.
Martin PANCHAUD. – La genèse remonte à dix ans. Après avoir écrit et dessiné les 50 premières pages, j’ai reçu un prix de soutien à Genève en 2012*, où je vivais. À partir de là, je suis allé voir les différents éditeurs, des plus naturels en Suisse aux plus exotiques en France. On me disait que le trait manquait d’humanité, que c’était trop expérimental, trop indé… On m’a conseillé d’aller voir Edition Moderne à Zurich. Comme ma future épouse est zurichoise, j’ai profité d’un séjour sur place pour rencontrer l’éditeur David Basler, qui a tout de suite flashé sur ma BD: «Je n’ai jamais vu ça en quarante ans de carrière!» Je me suis installé à Zurich et j’ai trouvé une place à l’Atelier Strapazin, où il y a également les locaux du magazine du même nom et mon éditeur. J’ai énormément appris, levé des fonds et, en février 2019, j’ai fini la BD. Le temps de signer les contrats, de traduire le livre en allemand, de faire les corrections, il a été programmé pour le 12 mars 2020, date clé dans l’histoire de notre humanité! (rires)
C’est ainsi que votre première bande dessinée a été publiée en allemand (Der Farbe die Dinge).
C’est l’histoire de ma vie! Il faut savoir que je suis un grand dyslexique: le texte est très complexe pour moi, je fais plein de fautes d’orthographe… et quand enfin je publie un livre, c’est en allemand. J’ai un petit diable sur l’épaule qui me joue des tours… Toujours est-il que le livre a eu un beau succès en Allemagne, un pays beaucoup moins éduqué à la bande dessinée que la France. Environ 5000 exemplaires ont été vendus.
J’aurais dû prendre l’accent suisse allemand!
Comment est née l’édition française de La Couleur de choses?
J’étais à Paris pour une résidence artistique, envoyé par le canton de Zurich. Mais ma mission secrète était de trouver un éditeur francophone. Avec mon livre en allemand, je me suis rendu au Centre Pompidou et j’ai posé la question au libraire, qui m’a montré Soleil mécanique des Éditions çà et là. Je ne connaissais pas du tout. Je suis tombé sur une interview de l’éditeur Serge Ewenczyk et j’étais en adéquation complète avec tout ce qu’il faisait. J’ai pris contact et il avait l’air très intéressé, jusqu’au moment où il m’a dit qu’il ne publiait que des auteurs non francophones. J’aurais dû prendre l’accent suisse allemand! Finalement, mon album matchait tellement avec son catalogue qu’il a cédé, quelques temps plus tard: «Allez, on va le faire, tu seras le premier francophone du catalogue et, vu que tu es suisse, ça restera un livre étranger!»
La BD s’est-elle bien vendue en France?
On en est à la troisième réimpression. Aux dernières nouvelles, 12.000 livres ont été placés sur un tirage de 20.000. Les représentants l’ont bien vendu aux libraires, qui l’ont beaucoup aimé et le soutiennent très fort. Sur les salons, je me rends compte qu’il y a une petite barrière à l’entrée: les gens ouvrent la BD et se disent «ouh là là, j’ai pas envie de me taper ce plan de montage de meubles» mais à la cinquième page, c’est bon, ils plongent dans l’histoire.
Le graphisme de La Couleur des chosesest d’une grande simplicité. Pourquoi cette envie de minimalisme?
Mon parcours c’est: études obligatoires catastrophiques, études artistiques et bande dessinée, puis recherche d’un métier qui puisse remplir mon frigo. J’ai donc étudié le graphisme. Mais comme c’était la crise, je me suis retrouvé chez moi sans trop de perspectives professionnelles. J’avais beaucoup de temps libre. Avec un ami, l’auteur et cinéaste Michaël Terraz, on avait envie de réinventer la bande dessinée, alors on a invité des plasticiens, des photographes, pour voir ce que ça pourrait donner… Ces travaux ont été réunis dans un livre, Jardin, dans le cadre de notre association L’Octopode.
Pour mon travail personnel, je me suis demandé ce que ça ferait si j’utilisais la rigueur et le minimalisme du graphisme, qui enlève le maximum pour garder l’essentiel, avec l’esprit de la narration et les codes de la bande dessinée. Très vite, j’ai trouvé que ce système de ronds de couleur assez simple avait du potentiel. C’est devenu mon jouet. En montrant le résultat à d’autres lecteurs, j’ai été rassuré: tout le monde pouvait le lire, que ce soit ma mère ou ma voisine.
En cachant les visages et les corps, je laisse le lecteur remplir tous ces vides et j’aime à croire que cela crée des histoires plus intimes
Représenter les personnages par des ronds de couleur est un choix assez radical. Vu la teneur de l’intrigue, n’aviez-vous pas peur de brider l’empathie du lecteur, d’étouffer l’émotion?
Non. Je crois même que c’est un peu le contraire. Ce qu’utilisent les films et la littérature, c’est ce pouvoir de projection. Dans Les Dents de la mer, le requin fait peur parce qu’on ne le voit pas. Dans ma BD, en cachant les visages et les corps, je laisse le lecteur remplir tous ces vides et j’aime à croire que cela crée des histoires plus intimes. Il peut mettre de lui-même, ses envies, ses peurs… dans les personnages et la narration.
Tous les ronds sont d’ailleurs de la même taille, ce qui fait que le lecteur n’a pas d’a priori physique sur les personnages qui sont caractérisés avant tout par leurs actions…
Tout à fait. À un moment donné, je devais montrer des gestes et je me suis dit «tiens, je vais utiliser une silhouette et travailler avec ça». Mais je n’avais pas envie de représenter un corps. La taille, les proportions racontent déjà quelque chose. J’ai donc enlevé ce corps et j’ai cherché d’autres solutions pour exprimer un mouvement. J’utilise des choses médicales comme une cage thoracique par exemple. Il s’agissait d’être juste, compréhensible, précis, mais sans montrer.
Il m’est arrivé de céder à l’esthétisme, c’est-à-dire de faire des trucs impressionnants, des figures complexes un peu « wahou », mais je retournais toujours au minimal, à l’essentiel
Les dialogues sont placés en dehors des cases et reliés aux personnages par des traits qui parfois se croisent. Cela demande une gymnastique qui peut dérouter. Comment avez-vous travaillé pour embarquer le lecteur et le stimuler sans le décourager?
Il faut rentrer dans le cheminement du lecteur et enlever tous les petits cailloux. Ce qui amène parfois à refaire le placement des personnages, à réimaginer la scène, pour que justement les traits ne se croisent pas trop ou qu’un point de jonction ne mette pas un doute. Ce travail de relecture, de déplacement des cases et des textes, demande beaucoup d’allers-retours. Mais vu que je suis en numérique, je peux retravailler à l’infini, jusqu’à la dernière seconde.
Il m’est arrivé de céder à l’esthétisme, c’est-à-dire de faire des trucs impressionnants, des figures complexes un peu «wahou», mais je retournais toujours au minimal, à l’essentiel, parce que ça perturbait la lecture et que ça n’apportait rien. Il faut que le voyage du lecteur soit prioritaire.
Pour certaines planches, vous vous transformez en infographiste en maniant cartes, légendes, symboles… Est-ce une démarche purement ludique ou une manière de transmettre des informations de manière compacte?
Alors oui, il y a ces pages où je quitte mes ronds et mes carrés pour aller sur autre chose… Jouer avec cette capacité de l’humain de se projeter dans des cartes et des pictogrammes, c’est finalement charger en émotion une forme, qui prend un sens nouveau. Là encore, c’est une sorte de revanche sur ma dyslexie, sur la peine que j’ai eue à apprendre à lire, à écrire, ce combat avec ces symboles que je ne maîtrisais pas (je ne suis toujours pas sûr de les maîtriser aujourd’hui!), et me les réapproprier. Les images, je sais les lire, je sais reconnaître la carte de la France ou de la Suisse. Ce nouveau territoire me convient bien, j’ai envie de l’explorer car il y a encore beaucoup à faire en termes de lecture d’images.
Votre question m’a aussi rappelé « Aliens » de James Cameron où, à un moment donné, un radar montre un point, et ce point c’est un alien. Je me suis dit « c’est ça que je veux »
Votre BD évoque les jeux vidéo en vue aérienne. Pourquoi aimez-vous particulièrement cet angle de caméra?
En ce moment même, je travaille avec un studio pour écrire un jeu vidéo avec ce langage. La vue aérienne est un bon moyen de représenter l’espace. Par exemple, quand je construis une maison, j’ajoute des tas d’objets et je me demande comment faire une cafetière vue du haut… Il n’y a rien de plus abstrait! J’aime bien montrer une image abstraite et faire décoder ses éléments, afin que les gens puissent reconnaître une cuisine. Je compte beaucoup sur l’expérience du lecteur. Les films anglo-saxons, la photographie, l’art en général nous abreuvent d’images que je réexploite… Dans Alien de James Cameron, par exemple, il y a ce radar qui montre un point, et ce point c’est un alien. C’est ce que je cherche: que l’on comprenne avec seulement un point tout l’enjeu qu’il y a derrière.
Comment avez-vous imaginé cette histoire de tickets de loterie impossible à encaisser?
Pour une autre histoire, je cherchais quelle était la plus grosse somme d’argent que l’on puisse avoir au porteur. Il y a les bons au porteur, les diamants… mais j’ai découvert que, théoriquement, un ticket gagnant de loterie est «au porteur». Je trouvais assez drôle de le mettre dans la main de quelqu’un qui avait besoin d’une signature pour toucher l’argent (le héros Simon est mineur, NDLR). On s’imagine souvent que l’argent va nous sauver. «Si j’étais riche, je n’aurais plus de problème.» J’ai aussi vu des connaissances jouer à la loterie toutes les semaines et je savais très bien que ça ne réglerait pas leurs problèmes.
Ma famille était très heureuse mais la famille nucléaire idéale, soudée, je ne la connais pas
Pourquoi cette figure du père absent ?
Je fais partie d’une génération, ou peut-être d’une classe sociale, où tous mes amis ont eu un père absent. Ma famille était très heureuse mais la famille nucléaire idéale, soudée, je ne la connais pas. Un aller-retour s’est produit: certains pères absents aimeraient récupérer la chose, redevenir copain avec leur fils, et d’autres étaient présents mais veulent désormais se barrer, aller voir de l’autre côté de la montagne. Je trouvais intéressant de mettre en scène ce chassé-croisé, ces deux types de pères foireux qui n’avaient pas le mode d’emploi. J’ai écrit cette histoire alors que je n’étais pas encore parent mais, maintenant j’ai deux enfants, je ne sais pas si j’écrirais la même chose…
Êtes-vous sensible aux auteurs qui, comme vous, aiment repousser les limites de la bande dessinée, à l’instar de Chris Ware, Marc-Antoine Mathieuou Shintaro Kago?
Tout ce qui repense l’acte de lecture, y compris hors du livre – par exemple Building Stories de Chris Ware –, j’adore! Cela nous force à aborder les histoires d’une autre manière… Marc-Antoine Mathieu parvient très bien à jouer avec le quatrième mur en le perçant pour interpeller le lecteur. C’est aussi ce que je fais en m’adressant au lecteur avec la baleine: «Je suis au courant que tu es en train de lire mon histoire». L’idée de la surprise me plaît beaucoup. Aller au-delà de ce qu’attend le lecteur, le faire rire alors qu’il s’attend à quelque chose de sérieux…
Aujourd’hui, je travaille particulièrement le rapport au son; je me sens comme dans un laboratoire avec tubes à essais
Quel sera le concept de votre prochaine BD?
Ce sera toujours avec des dialogues et des visuels abstraits qui poussent le lecteur à se projeter dans l’histoire. Je n’en ai pas fini avec ce langage. Aujourd’hui, je travaille particulièrement le rapport au son; je me sens comme dans un laboratoire avec tubes à essais. Mon idée est de pouvoir travailler sur l’expression sonore d’une image, de représenter des sons par des formes. Une fois que le lecteur a appris un vocabulaire sonore, on peut lui montrer une image abstraite associée et c’est à lui de reconstituer ce son. Je ne sais pas encore si cela va marcher…
Ces expériences rappellent le travail sur la langue et les symboles dans le roman La Horde du contrevent d’Alain Damasio. L’avez-vous lu?
Pas encore mais il est sur ma pile. Quand j’écoute Alain Damasio en conférence ou que je regarde sa manière de fonctionner, je me reconnais assez dans sa démarche. Et aussi dans le fait qu’il n’ait pas publié une masse de bouquins, qu’il travaille à quelque chose de durable. Cette idée de faire trois ou quatre livres dans ma carrière me convient bien.
* Prix de la jeune bande dessinée de la République et canton de Genève, dans le cadre des Prix Rodolphe-Töpffer.
» La Couleur des choses, de Martin Panchaud, Éditions çà et là, 236 pages, 24 euros.
Il n’y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !
La manifestation, du 26 au 29 janvier 2023, devait consacrer une rétrospective au dessinateur. Un projet annulé face à la colère et aux menaces, nombreuses, des détracteurs de l’auteur de Polina et Une sœur.
Les menaces proférées vis-à-vis de l’auteur sur les réseaux sociaux «imposent» à la manifestation de renoncer à exposer le travail de l’auteur, a-t-elle annoncé mercredi.
À tout moment, vous pouvez modifier vos choix via le bouton “paramétrer les cookies” en bas de page.
Martin Panchaud: «La Couleur des choses est une revanche sur ma dyslexie»
Partager via :
Commentez
0
Le Figaro
Les articles en illimité à partir de 0,99€ sans engagement