La résilience des économies et des organisations qui les composent est soudainement devenue une question à la mode. Parce que les crises à répétition que traversent les économies avancées révèlent des fragilités imprévues, contre lesquelles les divers dispositifs de gestion des risques semblaient offrir de solides garanties. Ce qui conduit à se demander pourquoi cette gestion n’a pas préservé la résilience des entités qui la mettait en oeuvre, c’est-à-dire leur capacité de résistance et d’adaptation aux perturbations de leur environnement.
C’est qu’en fait les deux questions sont de natures distinctes et se rapportent à des types d’évènements différents. Le management des risques se réfère à des chocs stochastiques probabilisables et dont on sait décrire les conséquences ; tandis que la notion de résilience renvoie à des évènements rares, de grande ampleur et dont on ne sait si, quand et sous quelles formes ils se manifesteront. Selon une terminologie usuelle on doit alors parler d’incertitude plutôt que de risque.
En conséquence, les méthodes d’analyse et de maîtrise des deux phénomènes sont elles-mêmes bien différentes. Les techniques de gestion de portefeuilles d’actifs ou d’activités ne s’appliquent pas à la prévention d’évènements incertains, qui sont aussi difficilement assurables. Pour s’en protéger, la démarche consiste à constituer des réserves « réelles » (stocks, capacités inemployées) ou financières (liquidités, capacités de financement) et à préserver une flexibilité des décisions prises ou des orientations possibles, c’est-à-dire des « options réelles ».
Ces idées ont été développées bien avant que l’on parle de résilience. Dans les années 1960, notamment, la théorie comportementale de la firme (Cyert et March, 1956), retenant à juste titre le principe de rationalité limitée des individus comme des organisations, expliquait que les entreprises devaient se doter de marges de manoeuvre, c’est-à-dire maintenir des écarts aux contraintes perçues (du « slack organisationnel »), susceptibles de jouer le rôle de coussins de sécurité pour faire face à des situations imprévues et pour laisser une certaine latitude aux négociations entre les parties prenantes de la firme.
Mais ces thèses ont été balayées par la financiarisation des économies et par la montée de la doctrine néolibérale, qui ont ramené l’objectif des firmes à la maximisation de leur valeur actionnariale, défini dans la pratique sur un horizon de court terme. Plus généralement, dans les organisations privées ou publiques, on en est venu à confondre la recherche de l’efficience avec la compression des coûts.
Dès lors, la volonté de constituer des réserves ou des écarts aux contraintes est apparue comme un gaspillage, une déviance par rapport au comportement optimal. L’idée d’un possible arbitrage entre rentabilité et protection contre l’incertitude a disparu sous la pression d’une concurrence observée ou imaginée pour les besoins du schéma de pensée dominant. Le développement des techniques de « juste à temps » ou de « production à flux tendus » (le « lean management ») en est une bonne illustration, de même que la délocalisation d’importants segments des chaînes de valeurs.
C’est ainsi que s’est amenuisée la résilience des systèmes économiques au seuil d’une période où ont commencé à se succéder des chocs systémiques inattendus. Corriger cette vulnérabilité supposerait, entre autres, que l’on en revienne à une vision moins caricaturale des organisations, de leurs missions et de leur gouvernance.
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