Ex. : Uncharted, Tour de France, Nerve, Snowden
Pour son premier long métrage, Charlotte Wells s'est inspirée de son vécu. Le résultat, "Aftersun", est un drame plein d'émotions qui séduit les festivals du monde entier et dont la cinéaste britannique nous a parlé.
La Semaine de la Critique de Cannes y a succombé. Le Festival du Cinéma Américain de Deauville également, puisqu’il en est reparti couronné par la critique et le jury. Les BAFTA, British Independent Film Awards, les Directors Guild of America Awards et les Independent Spirit Awards pourraient lui permettre d’accroître son palmarès. Et l’Académie des Oscars a aussi été sensible à son charme en nommant Paul Mescal pour le trophée du Meilleur Acteur.
Aftersun est ce que l’on appelle une bête de festivals, qui fait sensation partout où il passe. Mais pas que. Le premier long métrage signé Charlotte Wells est aussi, et surtout, un drame bouleversant où la puissance des émotions va de pair avec la maîtrise dont fait preuve la cinéaste dans cette histoire de vacances entre un père (Paul Mescal) et sa fille (Frankie Corio, vraie révélation), dont le sens et l’importance nous apparaissent petit à petit.
Un coup d’essai aux allures de coup de maître, qui sort enfin dans nos salles avant d’être visible sur la plateforme Mubi, et mérite le coup-d’œil. Ne serait-ce que pour découvrir une réalisatrice dont il faudra retenir le nom, et qui est revenue avec nous sur cet Aftersun.
AlloCiné : Il paraît vite évident, lorsque l’on regarde “Aftersun”, qu’il s’agit d’un sujet profondément personnel pour vous. Quand et comment avez-vous décidé que votre premier long métrage parlerait de cela ?
Charlotte Wells : Il m’est difficile de donner une date précise, car tout a commencé il y a longtemps – il y a sept ou huit ans je pense. Et cela s’inscrit, de bien des manières, dans la continuité des thèmes et relations que j’explorais dans mon premier court métrage [Tuesday, en 2015, ndlr], que j’ai fait avant même de réaliser que l’écriture et la mise en scène étaient ce que je voulais faire. Car j’étais dans une école de cinéma en tant que productrice à l’époque.
Donc le projet est né à ce moment-là, mais je n’en ai pris que conscience que très récemment. A la fin de ces études dans l’école, j’ai commencé à songer à ce que pourrait être mon premier long métrage si je devais en faire un. J’ai alors parcouru de vieux albums de vacances, et vraiment aimé l’idée du lieu de vacances pour une histoire. Beaucoup de ces vacances étaient avec mon père, et j’ai été frappée de voir à quel point il avait l’air jeune alors que j’approchais moi-même de l’âge qu’il avait.
J’ai réfléchi aux différences de nos vies respectives à ce moment, et c’est là que j’ai commencé à travailler dessus. Le récit était très différent [de ce qu’il est à l’écran] au début, mais je pense que des choses se sont révélées en moi au fil du temps. Il a toujours été question qu’il s’agisse d’une fiction extrêmement personnelle. Mais les sentiments exprimés dedans me sont propres.
Le scénario est-il devenu plus personnel au fil des années, ou l’avez-vous rendu plus universel dans votre manière de raconter des vacances ?
Quand j’ai conçu le film, tout se passait à la fin des années 90, car c’est l’époque à laquelle j’étais enfant. Et que j’aime l’idée de représenter cette période. Mais il n’y avait pas le cadre de la mémoire, la récurrence de cette scène de rave party et nous avions moins d’aperçus de Sophie en tant qu’adulte. Ce sont des choses qui ont émergé au cours de l’écriture, la plupart dans la première mouture complète du scénario que j’ai réussi à écrire très rapidement après avoir essayé de le faire pendant longtemps.
Sur certains plans, le film est alors devenu plus personnel. Et sur d’autres moins. Tout ce que je voulais exorciser par l’écriture l’a été dans cette première version. A ce moment-là, il convenait de dissocier les personnages de leurs sources d’inspiration respectives pour servir l’histoire. Je n’y parle pas de vacances que j’ai vécues, mais beaucoup de détails proviennent de celles que j’ai passées et de mon enfance, pas seulement avec mon père. Mais la sensation de perte et d’amour que le film exprime m’est propre. Et c’est en cela qu’il m’est le plus personnel.
Vous avez parlé des albums photos de votre enfance : des souvenirs ont-ils servi dans le processus d’écriture ? Des vidéos comme celles que l’on voit dans le film, ou des chansons qui vous replongent dans cette époque ?
Oui. La première ébauche, que j’ai mis longtemps à écrire, était très simple : il s’agissait de deux pages avec sept titres, pour chaque jour des vacances. Et sous chacun de ces titres, il y avait des souvenirs, des chansons ou des détails qui me parlaient. “Losing My Religion” est la première chanson dont j’ai connu les paroles par cœur – ce qui paraît un peu absurde avec le recul, mais c’est vrai.
Je possède très peu d’images de moi enfant. Mais il y a une cassette où j’ai à peu près l’âge qu’a Sophie dans le film, et j’en ai tiré des moments qui m’ont servi de points d’ancrage afin de déterminer ce que ces moments devaient exprimer. Il y a dedans un aspect très performatif, surtout pour elle, car nous avions peu de moyens de nous enregistrer à l’époque. Donc j’en ai tiré cet élément de performance ainsi que des détails. Comme quand j’ai convaincu la personne vers qui je pointais la caméra que j’enregistrais.
C’était un moment à la fois bête et authentique pour une fille de 10 ou 11 ans. Mais mes souvenirs sont disséminés dans le film, oui. Tout en essayant d’en protéger certains, car lorsque vous les exploitez, il y a le risque de les changer. On le fait de toute façon, c’est inévitable. On peut même se retrouver à les écraser, les réécrire. Mais j’en étais consciente avant de me lancer dans cette entreprise, puisque des projets antérieurs sont partis de points de départ similaires.
Des souvenirs d’un moment ou un endroit spécifique que vous avez l’opportunité de revisiter. Mais le revisiter le redéfinit, car l’art entre en ligne de compte, et fait que cela s’écarte de la fiction que vous aviez construite pour vous-même. Cette question était constamment en jeu, et cela explique pourquoi Aftersun est aussi devenu un film sur la mémoire.
Est-ce que le court métrage “Tuesday”, qui fait écho à “Aftersun”, a servi de bon entraînement dans cette manière d’approcher les souvenirs sans trop les réécrire ?
Oui, et c’était le cas pour tous mes courts. J’en ai réalisé trois, et même ceux qui n’ont pas d’alter ego de moi-même ni de personnage ayant vécu une expérience similaire à la mienne me sont personnels, chacun à leur façon. Et je pense que ce sera toujours le cas, qu’il s’agisse de projets contenant des élements autobiographiques ou non. C’est une chose que j’ai le sentiment d’avoir découverte avec le temps.
Si je devais dire qui de Tuesday ou Aftersun est le plus fictif dans son postulat de départ, je dirais qu’il s’agit de Tuesday, car j’ai vécu ce genre de vacances [comme celles d’Aftersun] avec mon père. Et en même temps, je ne sais pas. Je sais qu’ils occupent tous deux une place similaire en moi, car ils s’inspirent d’un moment dans le temps, d’une expérience ou d’un souvenir sans en être une représentation directe.
Vous avez mentionné un peu plus tôt la chanson “Losing My Religion”, que l’on entend dans le film : à quel moment avez-vous réalisé qu’elle collait à ce point avec ce que vous racontiez ?
En post-production. Il y a plusieurs chansons que nous voulions inclure. Et dans le cas de “Losing My Religion”, il fallait en obtenir les droits avant le tournage car elle est jouée à l’écran. Mais pour ce qui est de “Tender” de Blur, j’avais espéré pouvoir la mettre car je l’avais utilisée dans un exercice visuel que j’avais fait avant la production avec mon chef opérateur Gregory Oke. Et ça n’est qu’en post-production que nous avons vraiment ressenti l’impact des paroles [de “Losing My Religion”].
A ce moment-là, nous avions établi l’ambiance sonore du film, à savoir quelque chose de très calme, avec des sons que nous accentuions. A moins que la scène ne se déroule dans le centre de vacances avec de la musique en fond, ce sont les paroles qui faisaient le gros du travail. Avec le risque que cela fonctionne ou que cela joue contre nous. Mais il fallait l’assumer, et “Losing My Religion” était parfait à bien des égards et a été choisie à l’instinct plus qu’autre chose.
Mais une autre chanson passe pendant que les personnages ont cette conversation très intense car nous y voyons une femme s’approcher de la scène du karaoké. Et nous avons dû faire un choix au montage. Mais c’est difficile car vous pouvez choisir une chanson qui semble appropriée par rapport à ce dont ils parlent et risquer de vous distraire de ce qu’ils disent. Ou en choisir une qui n’y correspond pas et créer une certaine ironie. Mettre des chansons dans le film a été plus difficile que je ne le pensais.
Quelle proportion du film a été écrite pendant cette phase de post-production, et notamment en ce qui concerne sa structure avec ces deux lignes temporelles qui se croisent, et ces souvenirs qui interviennent comme des réminiscences ?
C’est vraiment en faisant ce film que j’ai réalisé à quel point le montage participait à l’écriture d’un film. Il y a bien sûr l’adage selon lequel un film s’écrit trois fois : sur papier, pendant le tournage et en post-production, mais je n’avais pas réellement saisi l’importance de cette troisième étape dans le processus. Aussi bien en ce qui concerne sa différence que ses similitude avec le fait d’écrire, ne serait-ce que parce que très peu de choses se font grâce à un clavier.
Il est très facile d’appuyer sur n’importe quel raccourci pour couper quelque chose. Mais le gros du travail se fait dans votre esprit. Donc l’étape de post-production a ressemblé à celle de l’écriture, à ceci près que j’avais un partenaire : Blair McClendon [monteur du film, ndlr]. Nous disposions les scènes grâce à des fiches sur un mur, puis nous en parlions, les réorganisions. Et nous discutions de la manière dont une chose conduit à une autre, des lignes de fuite, des échos qui se produisent.
Au final, le film est le même que ce qu’il était sur le papier. Mais je suis allée à une session de questions-réponses avec Laura Poitras l’autre jour, après une projection de Toute la beauté et le sang versé [documentaire qui a reçu le Lion d’Or à Venise en septembre, ndlr], et elle a dit quelque chose que je n’avais jamais entendu personne exprimer auparavant : parfois, quelqu’un arrive et pose une structure rigide sur un matériau, mais celle-ci se dissout au fil du montage.
Dans son film, ça n’est pas le cas car ce genre d’histoire est organisé en chapitres. Mais elle s’est dissoute chez nous. Il y avait une structure dans le scénario, car j’ai toujours pensé à une organisation en termes de jours : “Voici ce qu’il se passe le premier jour, puis le deuxième…” Et finalement, aucun spectateur ne saurait pouvoir dire combien de jours durent ces vacances. Parce que Blair a dissout cette structure. A raison, car cela devient une représentation plus précise du fonctionnement de la mémoire.
Lorsque vous dissolvez ces lignes et donnez l’impression d’une plus grande fluidité dans le temps alors que, en réalité, ces vacances sont assez linéaires. Mais ces séquences liées entre elles, souvent avec de la musique, donnent un sentiment contraire. Et tout le mérite en revient à Blair et à son montage.
Chaque plan était-il totalement planifié avant le tournage ? Je pense notamment à ces images où Callum se reflète dans un écran et apparaît comme un fantôme. Avez-vous travaillé avec un storyboard ?
Pas vraiment, non. Gregory et moi avons commencé à travailler sur le film bien avant que nous n’options pour la Turquie comme lieu de ces vacances. Nous avions déjà travaillé ensemble par le passé, et nous avons commencé à lister les plans, en parcourant le scénario. Mais c’est vraiment là que nous avons appris le langage du film et la manière de différencier les points de vue. Nous sommes donc arrivés sur le plateau avec une liste de plans.
Mais ce que nous capturions sur place était, parfois, radicalement différent. Car il nous fallait par moments réduire cette liste pour des questions d’efficacité. Mais nous en avons été capables car nous comprenions notre stratégie et la façon de tourner, et n’avions pas de règles absolues. Nous savions cependant que, si nous suivions le point de vue de Sophie jeune, les images seraient proches et fragmentées, comme si elle essayait de reconstituer les gens et les moments.
Et nous savions que si Callum était seul, la caméra serait plus éloignée et la vue un peu obstruée. Pour donner l’impression de suivre le point de vue de Sophie adulte, qui tente de se rappeler de ce que Callum faisait quand il était seul. Même si nous ne suivions pas nos plans à la lettre, cette stratégie nous a permis de pouvoir rester dans le cadre établi avec le langage visuel du film.
Pour un film aussi personnel, on imagine que la phase de casting a dû être particulière. Vous a-t-il été difficile de trouver vos Callum et Sophie ?
Chacun d’eux a représenté des défis différents et inattendus. Choisir l’interprète de Sophie était un gros challenge pour nous dès le début, car nous nous attendions à avoir une actrice qui n’avais jamais joué auparavant, sans pour autant exclure celles qui avaient un peu d’expérience. Mais nous avons pu compter sur notre directrice de casting Lucy Pardee, qui est formidable lorsqu’il s’agit de découvrir de nouveaux talents.
Le principal défi, en ce qui concerne le casting de Sophie, a été de nous frayer un chemin parmi les huit cents candidatures que nous avons reçues, et permettre à chacun de ces enfants de grandir au fil des différentes étapes du processus. Et cela nous a pris six mois environ. Il faut dire que nous cherchions un âge précis, aux alentours de 11 ans, ce moment où l’on bascule de l’enfance vers l’adolescence. Or, certains y entrent à 10 ans, d’autres à 13.
Il nous fallait donc quelqu’un qui se sente encore comme un enfant, mais avec un regard sur l’avenir, et être certain qu’elle ne serait pas radicalement différente six mois plus tard, lorsque nous tournerions enfin. Il y avait un peu de cela aussi concernant Callum, qui a l’âge de bascule entre le jeune adulte et l’adulte à part entière. Il était décrit, dans le scénario, comme quelqu’un qui paraît très jeune mais a autour de 30 ans. Et il était très difficile de trouver quelqu’un qui corresponde à cela.
Et c’est pourquoi nous avons fini par opter pour un acteur plus jeune [Paul Mescal aura 27 ans le 2 février, ndlr] pour créer cette dynamique. Il me semblait intéressant de voir un très jeune père à l’écran. Enfin, il y avait bien sûr ce dilemme quant au fait de choisir des acteurs proches de leurs sources d’inspiration, à savoir mon père et moi.
Mon instinct a toujours été de m’en écarter mais je pense que, inévitablement, nous y sommes ramenés malgré nous. Et c’est ce qu’il s’est produit ici je pense. Donc j’ai fini par faire un casting qui, physiquement, se rapproche de mon père et de moi, même si j’avais l’intention de faire le contraire. Mais c’est la preuve que votre subsconscient travaille contre vous tout au long du processus.
Pourquoi avoir choisi ce titre, “Aftersun” [qui désigne la crème après-solaire en français] ? Est-ce parce qu’il évoque la fin d’une journée ensoleillée, donc par extension d’un beau souvenir ou d’un belle époque ?
Je pense que les titres sont soit faciles, soit impossibles à trouver. Celui-ci a été facile, et a toujours été “Aftersun” dans mon esprit. Le mot fait immédiatement penser au produit que vous mettez sur votre peau si vous avez pris des coups de soleil, ce qui est souvent le cas des Britanniques qui partent en vacances. Mais je n’y ai jamais réfléchi une seconde fois. Il m’a toujours paru être le titre idéal. Il a beaucoup de sens dans l’histoire, et j’aime entendre l’interprétation des gens à son sujet.
Mais le titre est vraiment ce à quoi j’ai le moins réfléchi sur ce film. Cela fait partie des ces choses sur lesquelles vous faites confiance à votre instinct. Encore une fois, puisque l’on parlait de subsconscient, il y a plus de choses en jeu qu’on ne le croit. Mais il n’est pas nécessaire d’y réfléchir plus que de raison si l’on sent que cela fonctionne.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 11 janvier 2023
de Philippe Lacheau
avec Philippe Lacheau, Élodie Fontan
Film – Comédie
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