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Et si notre façon de regarder des séries en disait long sur nous ? Tentative de psycho-sociologie télévisuelle en dix familles de gentils névrosés.
Cela fait dix-huit saisons qu’ils suivent « Grey’s Anatomy » religieusement, onze saisons qu’ils s’accrochent à « The Walking Dead ». Ils ont assisté à trois crashs d’avion, six fusillades, quinze noyades. Tous leurs personnages préférés sont morts et leur série chouchoute ne tient plus la route depuis plusieurs années. Pire, ils ne prennent plus de plaisir à retrouver leur programme chaque semaine. Pourtant, rien ne pourra les arrêter. Est-ce par masochisme ? Loyauté mal placée ? Peur de l’échec ? Qu’importe ! Cette série est leur chemin de croix. Jusqu’au bout, ils maintiendront cette relation toxique et unilatérale. On aurait envie de leur dire qu’il y a trop de chefs-d’œuvre à découvrir pour s’acharner. Mais, après plus de dix ans investis, il n’y a plus qu’une issue à leur souffrance : que leur série s’arrête et les laisse enfin en paix.
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Tous les soirs, c’est la même histoire : après avoir envisagé l’espace d’un instant de se mettre à cette série danoise dont tout le monde parle, ils relancent « Friends ». Certes, ils connaissent toutes les répliques par cœur et savent ce qui les attend après chaque cliffhanger. Mais ils ne sont pas là pour la nouveauté ou l’effet de surprise, au contraire : ils veulent être enveloppés, bercés par les blagues de leurs personnages préférés. Parfois, cette série doudou leur sert de bruit de fond rassurant, alors qu’ils font la cuisine ou vaquent à d’autres occupations. Souvent, ils s’endorment devant. Paralysés par un futur incertain, ils puisent leur réconfort dans ce spectacle prévisible. Quoi qu’il arrive, ils pourront toujours compter sur les répliques cinglantes de Chandler, la naïveté de Joey et l’amitié rassurante entre les six New-Yorkais.
Ils peuvent disserter pendant des heures sur la forme que prend la tache de sang autour du cadavre de Jon Snow dans « Game of Thrones ». Ils ont revu la scène finale des « Soprano » une bonne trentaine de fois pour enfin décrypter la conclusion la plus énigmatique de l’histoire de la télé. Bref, si une série a un mystère, ils sont là pour le résoudre, et si elle n’en a pas… eh bien, ils en trouveront un quand même ! Ce sont les descendants des fans de « Twin Peaks », de David Lynch, qui regardaient certains épisodes à l’envers pour en percer les secrets. Entre obsession et délire de grandeur, les complotistes aiment s’imaginer plus intelligents que la moyenne des fans, et parfois plus malins que les créateurs de la série eux-mêmes. Une seule solution pour les faire taire : les coller face à un documentaire animalier.
Ils ont lancé « New Girl » depuis à peine trente minutes qu’ils en sont déjà persuadés : Jess et Nick sont faits l’un pour l’autre. Cette certitude pourra les tenir en haleine pendant des saisons entières. Car, oui, les accros de l’amour sont prêts à suivre « À la Maison-Blanche » pendant des années dans l’espoir d’enfin voir Josh et Donna s’embrasser. Ils ne bingent pas « X-Files » pour les extraterrestres, mais pour la tension sexuelle entre Mulder et Scully. Pendant leurs heures perdues, ils se rendent même sur YouTube pour regarder des compilations sur leurs couples préférés. Biberonnés aux comédies romantiques et aux adaptations de Jane Austen, ils investissent plus d’énergie dans des couples fictifs que dans leurs propres histoires d’amour. Il faut dire que, contrairement à leur prochain date Tinder, dans « New Girl » et dans « La Chronique des Bridgerton », le happy ending est toujours garanti.
Au palmarès des plus grandes peurs contemporaines : le réchauffement climatique, une guerre nucléaire, et se faire spoiler la fin de sa série préférée. Pour éviter le drame, chacun a sa technique. Certains évitent tout réseau social après la diffusion d’un épisode, quand d’autres préfacent chaque conversation d’un frénétique « Je n’ai pas encore vu le dernier “Euphoria”, alors, ne me spoile surtout pas ! » D’où vient cette quête désespérée de l’inattendu ? Serait-elle le symptôme d’une routine quotidienne écrasante ? Mais, chez les névrosés du spoiler, il existe une sous-culture encore plus fascinante : ceux qui souhaitent activement connaître la suite avant de l’avoir regardée. Ceux-là sont prêts à googler n’importe quel élément de l’intrigue pour s’autodivulgâcher. Cette pathologie ne se limite pas à leurs séries télé préférées : si ces phobiques de la surprise pouvaient consulter les spoilers de leur vie, ils le feraient volontiers.
C’est le syndrome le plus partagé chez les regardeurs de séries, tous genres et formats confondus. Les adeptes du « tout, tout de suite » ou de l’illusoire « un dernier pour la route ». Les camés du feuilleton, qui sont susceptibles de sombrer en grosse déprime à l’idée de devoir attendre la saison suivante, qu’ils ingurgiteront frénétiquement, en une nuit, dès sa sortie. Pourquoi ce besoin de « binge-watcher » impossible à rassasier ? Touche-t-il en majorité des personnalités sujettes aux addictions ? Est-ce la faute aux plateformes qui, en biffant les génériques, entraînent le regardeur dans un tourbillon d’épisodes jamais vraiment finis ? Jouissance du divertissement pur autant que tentative de fuir les problèmes du quotidien, le binge-watching est à surveiller de près, sous peine d’y laisser des plumes : malnutrition, manque de sommeil, vie sexuelle en berne… Un bon scénario de série, en somme.
Combien d’entre nous en ont fait l’expérience ? Un écran, un canapé, plusieurs générations réunies, et, là, sous des yeux déconcertés, une scène de masturbation extatique ou de sodomie plus ou moins explicite ? « Fleabag », « Sex Education », « Bridgerton »… les séries d’aujourd’hui aiment décortiquer nos vies sexuelles. Faut-il pour autant les partager en famille ? Les pudiques (et les psys ?) répondront que non. D’ailleurs, face à ce climat de gêne, ceux-là seront généralement pris d’une curieuse envie d’aller faire pipi, se faire une tisane ou détourner l’attention en se mettant à parler très fort d’une ampoule à changer. Certains parents ont trouvé la parade : regarder en douce les séries de leurs enfants. Histoire de rester dans le coup sans être intrusifs.
C’est une névrose à multiples facettes : il y a l’accro aux sitcoms qui s’est mis à parler, dans un dîner, des épreuves que venaient de traverser certains de ses proches, en oubliant qu’il s’agissait en fait des personnages de « Six Feet Under ». Cet autre, qui a connu un léger passage à vide à l’issue de la dernière saison de « Mad Men », se disant, au premier degré, orphelin de Don Draper. Et puis cet autre encore, devenu expert ès pop art sans avoir fait l’école du Louvre, mais après avoir visionné les six épisodes du « Journal d’Andy Warhol » sur Netflix. Est-ce le talent inouï des scénaristes ou nos fragilités intérieures (solitude, anxiété, illégitimité) qui nous amènent à confondre à ce point fiction et réalité ? À ceux qui, pour en avoir le cœur net, choisiraient de s’allonger sur le divan du Dr Dayan d’« En thérapie », nous conseillerions de faire appel à un psy diplômé, mais pas du cours Florent.
Celui-là est du genre à maudire ces scénaristes pervers qui, brutalement, font disparaître leur personnage fétiche. Plongé dans un profond désespoir (combien de cœurs brisés a laissés derrière lui Matthew dans « Downton Abbey » ?), le spectateur endeuillé peut aller, en guise de représailles, jusqu’à résilier son abonnement. Mais le désamour pour une série n’est pas qu’une question de sentiments. Le dilemme peut être moral. Avec son ambition sans limites et ses funestes coups bas, Frank Underwood était dans « House of Cards » un formidable personnage de fiction politique. Mais voilà que, à la faveur de #MeToo, les fans de la série ont découvert l’homme caché derrière le rôle : Kevin Spacey, accusé de harcèlement et d’agressions sexuelles par de jeunes hommes. Que faire dès lors ? Continuer à regarder la série en séparant l’homme de l’artiste, question qui s’est aussi posée pour l’humoriste Louis C.K. ou Joss Whedon, créateur de « Buffy » ? Pour ces incorruptibles, c’est non ! Pas question de s’infliger, soir après soir, la figure du mal. Ils rayent définitivement la série de la carte, préférant la frustration à la culpabilité.
Ils sont les exacts contraires des binge-watchers. Chez eux, le visionnage d’une série est une grand-messe à la liturgie immuable. « Deux épisodes, et au lit ! » est leur mantra ; la frugalité (et la frustration), leur philosophie de vie. Espérant toujours faire de nouveaux adeptes, ils se lamentent, cédant parfois à la colère, quand leur compagnon de vie ne respecte pas les règles et se laisse aller à en regarder davantage. Partisans de la contrainte, les ritualistes peuvent également s’épanouir en famille, comme ce couple de parents avec deux ados lancés dans le pari fou de regarder ensemble l’intégrale de « Breaking Bad ». Le défi mettra plusieurs années à être relevé. Enfin, il est un rite moins connu, mais partagé par certains amateurs : le cérémonial du choix. Un scroll sans fin de catalogue pour savoir s’il faut opter pour une mini-série de six épisodes ou s’embarquer dans les huit saisons de « Game of Thrones ». Attention au vertige tétanisant créé par cette infinité des possibles, car le ritualiste pourrait se laisser aller à la transgression ultime : celle d’éteindre l’écran et d’ouvrir un bouquin
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