Mardi 31 janvier, alors que des cortèges pressaient le pavé dans toute la France contre le projet de réforme des retraites, un autre rassemblement avait lieu devant l’usine Yves Rocher de Ploërmel (Morbihan). A l’appel de Force Ouvrière, une cinquantaine de salariés du groupe familial breton s’étaient réunis pour protester contre le projet de transformation officialisé la veille, qui entraine la suppression de près de 300 postes et la probable fermeture du site de Ploërmel.
« Si les volumes de production restaient sur la tendance des 3 dernières années, l’arrêt de l’activité à Ploërmel pourrait être un scenario plausible à horizon 2025 », confirme le groupe dans un communiqué.
En négociation depuis plusieurs mois, ce projet est contenu dans un accord de gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP) que les représentants du personnel ont finalement accepté de signer mi-janvier.
Retrouvez ci-dessous notre enquête publiée dans le magazine Capital n°377, en kiosque depuis le 26 janvier.
C’est une réunion pour le moins inhabituelle qui s’est tenue début décembre 2022 à Issy-les-Moulineaux, au siège du groupe Yves Rocher, près de Paris. Lassé de voir son projet de réorganisation s’enliser dans d’interminables négociations, Bris Rocher a sifflé la fin de la récréation. En sa qualité de P-DG du groupe, le petit-fils de son fondateur a repris les choses en main: il a remercié son directeur des ressources humaines et convoqué les élus syndicaux, loin de leurs terres bretonnes de La Gacilly (56). Objectif: rappeler la gravité de la situation et leur mettre la pression pour signer le plan de gestion des carrières, sur la table depuis la rentrée.
Seulement voilà, ce dispositif de gestion des emplois et des parcours professionnels (Gepp) ne se contente pas d’organiser la formation des salariés à de nouveaux métiers, comme son rôle le prévoit, mais acte aussi la suppression de 273 postes sur trois ans, dont l’essentiel en Bretagne. Il conduit même à la fermeture de l’usine de Ploërmel (56). “Nous avons indiqué aux personnels la forte probabilité d’un arrêt des activités sur le site à horizon 2025”, confirme un porte-parole du groupe, début janvier. Furieux de la méthode employée, les syndicats ont finalement refusé de signer le document qui leur était proposé, le 9 janvier, pour obliger Yves Rocher à assumer son projet. “Le groupe vise une réduction de 10% de sa masse salariale, c’est un plan social déguisé”, s’insurge Jean-Marc Thépaut, secrétaire général de la CFDT Morbihan.
La fermeture d’un site de production et le premier plan social de son histoire, rien que ça ! Pour un groupe familial qui s’est investi en vue de devenir la première société à mission de France et dont un cinquième du chiffre d’affaires est déjà certifié B Corp (label qui mesure l’impact social et environnemental), c’est un terrible aveu d’échec. Mais pas question de tergiverser, il y a urgence.
Le chiffre d’affaires du groupe (2,4 milliards d’euros en 2021), également propriétaire de Petit Bateau et des cosmétiques Dr. Pierre Ricaud, fond à vue d’œil. Il a reculé de 355 millions d’euros en deux ans, plombé par la baisse des ventes de sa marque phare, Yves Rocher, et par les très mauvaises performances de sa petite sœur américaine, la griffe de cosmétiques et de nutrition Arbonne, rachetée en 2018. Au bout du compte, c’est le résultat net qui s’effondre, tombant à 22 millions en 2021, soit trois fois moins qu’en 2017, et prive la société de sa capacité à investir. À ce rythme, le solide Rocher va droit dans le mur.
Habituellement, le malheur des uns fait le bonheur des autres. Mais pas cette fois. Voir ce groupe si mal en point attriste tous les observateurs : concurrents, anciens salariés, fournisseurs et syndicats. Car son nom appartient quasiment au patrimoine français. Ses boutiques essaiment dans la moindre petite ville de province, ses produits dans toutes les salles de bains. Comme une Evidence, le parfum phare de la marque, se classe année après année au hit-parade des meilleures ventes en nombre de flacons. Et que dire de ses gels douche aux parfums fruités que des milliers de Françaises ont encore reçus à Noël!
Dès 1959, depuis le grenier de sa maison de La Gacilly, Yves Rocher a créé un concept précurseur, celui de la cosmétique végétale, qu’il est parvenu à faire rayonner bien au-delà de la Bretagne. Pionnière de la vente par correspondance (VPC) dès ses débuts, l’entreprise, toujours contrôlée à plus de 98% par la famille éponyme, a multiplié les boutiques puis les instituts de beauté. Chouchoute des Françaises, son nom apparaît dans de nombreux palmarès: meilleur site de vente de produits de beauté selon la Fevad (Fédération de l’e-commerce et de la vente à distance), citée au classement KPMG Excellence de l’expérience client, deuxième marque préférée des femmes, derrière Decathlon et devant Leclerc, dans le dernier baromètre Eight Advisory-Ifop pour «Le Journal du dimanche».
Adorée, certes, mais de moins en moins achetée. La marque Yves Rocher semble atteinte du syndrome Kodak. Sa clientèle vieillit, le groupe gardant d’ailleurs secret l’âge moyen de ses clientes, trop contentes de continuer à recevoir leurs courriers personnalisés remplis de promotions. Les plus fidèles refusent d’abandonner leur cher catalogue papier et continuent à passer commande par courrier ou par téléphone.
“Depuis des années qu’elles reçoivent des cartes postales pour leur anniversaire ou pour un autre événement, les clientes y sont très attachées”, confirme une consultante bien au fait du vieux modèle de VPC. Plus de dix ans après l’arrêt par L’Oréal du Club des créateurs de beauté, l’autre grand vépéciste du secteur, Yves Rocher réalise encore près de 11% de ses ventes via ce canal. Inquiétant.
Et surtout paralysant. Car l’énergie et les budgets dépensés pour maintenir la VPC sous perfusion sont autant de moyens qui ne seront pas déployés par l’entreprise pour investir dans des technologies d’avenir. “Avoir été un acteur majeur de la VPC est à la fois un atout et un handicap pour Yves Rocher : un atout car l’entreprise maîtrise le mailing, donc l’e-mailing, et sait mieux que d’autres tisser des liens à distance avec sa clientèle. Mais ce poids de la VPC bloque sans doute ses investissements dans le digital, qui ne peuvent pas être au niveau de ceux des pure players du Web”, analyse Marc Lolivier, délégué général de la Fevad.
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Malgré ce constat, il est inenvisageable de couper trop vite la ligne qui génère encore près de 250 millions de chiffre d’affaires. A fortiori dans un groupe qui a longtemps eu comme maxime “1 franc est 1 franc”, affichée à côté des photocopieuses… Qui plus est, cette manne est plus rentable que ses autres canaux de distribution et participe à doper la fréquentation des magasins. Le groupe préfère donc “piloter la décroissance de la VPC”. “Notre assurance vie provient de nos origines de vente par correspondance, c’est le marketing direct qui permet de créer du trafic en magasin”, confiait encore Bris Rocher au Parisien en 2021. Voilà tout le paradoxe de cette entreprise, sans cesse tiraillée entre passé et avenir, entre expansion internationale et ancrage provincial, entre carte postale et cybersécurité, entre magasin physique et digitalisation.
Mais alors que les équipes se posaient ces questions vitales, le Covid est venu dérégler ce qui fonctionnait encore. Avec près de 700 boutiques en France pour Yves Rocher et 1.500 dans le monde à l’échelle du groupe, la claque a été brutale. Contrainte de fermer du jour au lendemain ces commerces non essentiels, la société a été privée de près de la moitié de ses ventes, tandis que ses coûts fixes continuaient à courir.
Plusieurs de ses marques, comme Stanhome en France ou Arbonne aux Etats-Unis, faisaient aussi une bonne part de leurs ventes en réunion façon Tupperware, que les confinements ont également bloquées. Entre les loyers des magasins, les salaires à compléter et les dépenses supplémentaires (gel, masques…), le groupe estime que le Covid lui a coûté près de 26 millions d’euros. Comme d’autres enseignes, le réseau a reçu des aides qui lui ont permis d’éviter le pire, mais 2020 restera marquée au fer rouge comme la première année où le groupe a perdu de l’argent : 67 millions d’euros.
Plus grave encore, ce trou d’air semble avoir donné de mauvaises habitudes aux clientes jusqu’alors très fidèles. “La marque enseigne a perdu en nombre d’acheteurs et n’a pas encore retrouvé ses performances d’avant Covid”, note Anaïs Dupuy, experte beauté chez Kantar Worldpanel. Si, en 2019, 20,2% des Français avaient acheté un produit Yves Rocher au moins une fois dans l’année, fin 2022, ils n’étaient plus que 17,2%. Un recul important qui illustre peut-être aussi un changement dans les habitudes de consommation.
Les acheteuses se seraient-elles entichées de nouvelles griffes ? Avec ses rouges à lèvres et ses crèmes de jour vendus entre 10 et 15 euros, Yves Rocher n’est ni une marque low-cost ni une offre premium, elle appartient à ce ventre mou qui souffre dans tous les secteurs, notamment dans l’habillement. À vouloir parler à tout le monde, elle peine à séduire les jeunes filles face au style cool de Nyx, Kiko ou Primark, et à convaincre les femmes, attirées par le chic de L’Occitane ou la promesse pharmaceutique de Nuxe. “Le côté ‘dadame’ et un peu ringard d’Yves Rocher est un de ses points faibles depuis longtemps, mais il va de pair avec son côté antiparisien et pas snob”, analyse une ancienne responsable marketing.
Plus embêtant, la marque s’est laissé distancer sur son point fort, la cosmétique végétale, par une flopée de jeunes pousses bio ou véganes, qui ont fait de la beauté naturelle leur étendard et dont les packs neutres ont démodé les produits made in La Gacilly. Les recrutements de Vincent Nida, ancien de L’Oréal, pour développer le premium et de nouveaux business, ou de Céline Damour, une ex-Guerlain, pour diriger la marque en France, sont autant de signes d’une volonté d’y remédier.
Pas le temps de vraiment y réfléchir, car, deux ans après le début de la pandémie, le déclenchement de la guerre en Ukraine a de nouveau plongé les équipes dans la tourmente. Début 2022, le groupe a dû se résoudre à fermer les 92 boutiques qu’il exploitait, de Kiev à Lviv. Même dans les zones épargnées par les affrontements, le maquillage et les crèmes de soin pour le visage ne sont plus la priorité des Ukrainiens. De l’autre côté de la ligne de front, le problème est encore d’une autre ampleur. Car la Russie était devenue au fil des ans le deuxième marché en termes de chiffre d’affaires pour Yves Rocher. Lorsqu’elle a ouvert sa première boutique à Moscou en 1991, l’entreprise était d’ailleurs la première marque de cosmétiques à mettre un pied dans le pays, et la deuxième multinationale après McDonald’s.
Depuis, elle avait conquis le cœur des Russes et maillé le territoire avec un réseau de près de 450 magasins sous enseigne. Il y a quelques années, elle inaugurait même avec ID Logistics un entrepôt de 12.500 mètres carrés à l’est de la capitale, capable de livrer les magasins et les clients de l’e-commerce à raison de 6.000 commandes par jour. Même si la direction n’a pas confirmé ces chiffres, les syndicats estiment qu’Yves Rocher réalise 15% de son chiffre d’affaires en Russie. Un poids significatif qui a convaincu le groupe de maintenir son activité sur place, alors même que les appels à boycotter les marques ne se retirant pas du pays se multipliaient.
Autrefois source de fierté, l’internationalisation du groupe semble donc aujourd’hui bien à la peine. Au-delà de l’Ukraine et de la Russie, les revers se multiplient. Après quelques années de vaines tentatives pour séduire les Britanniques, la marque a fermé ses bureaux et son site d’e-commerce en Grande-Bretagne. Plus à l’est, c’est le plus grand marché du monde qui lui résiste. Après plusieurs essais infructueux pour entrer en Chine, le groupe a de nouveau dénoncé fin 2021 ses accords avec son nouveau partenaire. Au pays de WeChat, Yves Rocher espérait que sa maîtrise de la vente directe l’aiderait à percer sur le “social selling”, la vente depuis les réseaux sociaux. Mais aucun des tests effectués n’a donné satisfaction pour le moment.
Plus généralement, c’est toute la diversification qui interroge. Si Yves Rocher souffre, c’est parce que le groupe souffre. Au fil des ans, le spécialiste de la cosmétique a été rejoint par d’autres signatures. A ce jour, le groupe compte neuf marques, et son vaisseau amiral représente un peu moins de la moitié des ventes. Outre les créations maison comme Dr. Pierre Ricaud, Kiotis, ou Daniel Jouvance (discrètement arrêtée en 2021), l’entreprise s’est aussi construite par acquisitions, notamment en reprenant Petit Bateau dès 1988.
Quelques années plus tard, le breton a fait son marché en Amérique avec le rachat des produits d’entretien Stanhome, puis en Turquie avec le spécialiste du maquillage à petit prix Flormar. Lorsque l’aîné des petits-enfants prend les commandes en 2016, il fait de l’internationalisation une de ses priorités et signe l’acquisition de la marque israélienne de savons Sabon en 2016, puis des produits de soin pour la peau et de nutrition Arbonne, encore un géant de la vente directe, avec près de 250.000 conseillères.
Or, si certaines de ces marques ont nourri les bénéfices du groupe pendant quelques années, les revers se multiplient. Hormis Petit Bateau, qui semble voguer avec assurance, les autres filiales affichent des résultats inégaux. Présente en Chine et en Turquie et vendue sur le site Web français de Dr. Pierre Ricaud, Flormar ne semble pas s’être déployée comme prévu. Quant à Arbonne, dont les ventes ont d’abord explosé jusqu’à représenter un quart du chiffre d’affaires, elle serait désormais en grande difficulté et son projet d’ouverture de boutiques au point mort. Dans les comptes 2021, elle accusait un repli de son chiffre d’affaires de près d’un tiers. “Si les autres marques qui permettaient de compenser les difficultés d’Yves Rocher tanguent aussi, c’est tout le bateau qui risque de prendre l’eau”, analyse un observateur. C’est sans doute ce qui justifie l’urgence du plan de transformation annoncé. Et ce sont les salariés bretons qui risquent de payer les pots cassés en Amérique.
Nombre de produits vendus chaque année par l’ensemble du groupe / Evolution du chiffre d’affaires du groupe Yves Rocher :
2019 : 700 millions de produits vendus / 2,75 milliards d’euros
2020 : 590 millions de produits vendus / 2,57 milliards d’euros
2021 : 529 millions de produits vendus / 2,39 milliards d’euros
C’est comme un chewing-gum collé sous la chaussure. Dès qu’il est question du sort réservé à Alexeï Navalny, le principal opposant à Vladimir Poutine, condamné à de la prison ferme en 2014 et renvoyé dans les geôles du pays pour non-respect de ses obligations de contrôle judiciaire, le groupe Rocher est cité. Son nom est désormais indissociable de cette affaire puisque Alexeï Navalny et son frère Oleg ont été condamnés pour escroquerie à l’encontre d’Yves Rocher Vostok, une filiale basée en Russie. Même s’il est permis d’imaginer que le groupe a reçu des pressions pour engager des poursuites à l’encontre des deux frères, ce que le groupe n’a jamais confirmé, son attitude interroge. Ainsi, la déclaration de guerre à l’Ukraine et le choix d’Yves Rocher de maintenir, “dans un esprit de fraternité”, ses activités dans le pays où il réalise 15% de son chiffre d’affaires ont remis une pièce dans la machine et lancé des appels au boycott.
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