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Hegel: Apologiste de l'Etat… et défenseur du marché – Philippe Silberzahn

L’émergence de la société marchande à la fin du XVIIe siècle et les conséquences multiples de son plein développement dans le siècle suivant n’ont pas laissé les philosophes indifférents. Si nombre d’entre eux l’ont durement critiquée, d’autres en ont au contraire loué les vertus. C’est notamment le cas de Voltaire et, sans doute de façon surprenante, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, un philosophe majeur, pourtant apologiste de l’Etat. Peut-on défendre à la fois l’Etat et le marché? C’est ce qu’il fait.
Hegel est l’un des philosophes majeurs du XIXe siècle. Il a inspiré les travaux d’auteurs contemporains, principalement à gauche, comme Sartre notamment. Mais surtout, il est l’inspirateur de Karl Marx, même si ce dernier s’en est ensuite éloigné. Il fut très critiqué par les auteurs libéraux, et notamment par Karl Popper, qui lui reprochait non seulement sa glorification métaphysique de l’Etat mais également son historicisme, l’idée selon laquelle il existe des lois de l’histoire auxquelles on ne peut échapper, que Popper voyait comme un anti-individualisme. Pourtant, la réalité est plus nuancée, et il serait faux de voir Hegel simplement comme un apologiste de l’Etat hostile au marché et à l’individualisme.
La réputation de Hegel en tant que philosophe apologiste de l’État, et le fait qu’il ait été l’inspirateur principal de Marx, rendent difficile pour ceux qui supposent un antagonisme nécessaire entre l’État et le marché, de comprendre comment il apprécie le rôle positif de ce dernier dans son interprétation du monde moderne. Dans son ouvrage Principes de la philosophie du droit, paru en 1820, il analyse pourtant longuement l’émergence du marché comme fait central de l’époque moderne et discute des conditions dans lesquelles celui-ci permet à la fois d’exprimer son individualité et de faire société. À la lecture de cette défense, son apologie du rôle de l’Etat devient plus compréhensible si l’on considère que son intérêt premier est pour le développement des institutions qui constituent la société. Si effectivement le sens ultime de sa philosophie est d’affirmer le rôle nécessaire de l’Etat, il ne le fait pas en opposition au marché, mais comme un contrepoids nécessaire à celui-ci, dont il reconnaît expressément les mérites, et la nécessité historique.
Pour Hegel, la poursuite de l’intérêt personnel peut conduire au bien-être commun
Hegel a lu Adam Smith et s’en inspire directement pour expliquer comment, dans une économie de marché, la poursuite de l’intérêt personnel peut créer un système d’interdépendance qui conduit au bien-être commun. Comme Smith, il s’intéresse à la manière dont le caractère humain est formé par les cadres institutionnels.
Hegel a vu d’un bon œil les débuts de la Révolution française, mais il attribue les excès sanglants de celle-ci à la compréhension erronée de la nature de la liberté par les révolutionnaires français. S’éloignant en cela de la pensée libérale, une grande partie de son œuvre est ainsi consacrée à une critique de la liberté comprise uniquement comme « le droit de faire ce que l’on veut ». Dans la mesure où les hommes agissent spontanément selon leurs instincts et leurs pulsions naturelles, pense Hegel, ils sont à l’opposé de la liberté, car ils sont esclaves de leurs passions. Considérer, à la suite de Rousseau, chaque institution comme une barrière à la liberté individuelle rend impossible l’établissement d’un ordre institutionnel. Hegel pense que l’une des grandes erreurs du romantisme et de certaines variétés de libéralisme était de considérer les devoirs uniquement comme des limitations du moi réel. Il critique l’idée selon laquelle être moral, c’est se distinguer ou adhérer à une certaine conception individuelle de la vertu. Dans une société éthique, écrit-il, être vertueux, c’est se montrer à la hauteur des devoirs imposés par l’institution. Pour lui, le grand défi du monde moderne est non seulement de nous procurer un sentiment d’individualité et de subjectivité, mais aussi de nous lier à une série d’institutions auxquelles nous nous identifions et qui nous donnent le sentiment d’appartenir à un monde fiable. C’est cette tension, née de la révolution industrielle et de ses bouleversements, qui le préoccupe.
L’autre erreur de la Révolution française, selon Hegel, est d’avoir considéré le projet révolutionnaire comme un nouveau point de départ. En se coupant de l’héritage culturel du passé, elle se privait d’une importante source de légitimité. Or, selon lui, les institutions contemporaines, marché y compris, sont rendues possibles par un ensemble de normes implicites, qui sont le produit du développement historique. Avec Burke, il inaugure ainsi une longue lignée de penseurs, caractérisés improprement pour certains comme « conservateurs », qui se poursuivra jusqu’à Hayek et Scruton, qui s’opposeront à une forme extrême de rationalisme issu des lumières, qui voulait faire table rase des institutions et les recréer ex nihilo, sur des principes clairs. La caractérisation de conservateur est inappropriée, au moins pour Hegel, parce qu’encore une fois il estime que les principes guidant la Révolution française sont historiquement nécessaires et bienvenus. Il sera d’ailleurs un soutien actif au mouvement réformiste en Prusse qui naît à la suite de la défaite face à Napoléon.
Hegel, défenseur de la propriété privée et du marché
Hegel fut un défenseur de la propriété privée. Celle-ci est importante sur le plan moral, explique-t-il, en raison des possibilités qu’elle crée pour l’expression de notre individualité. L’une des constantes de sa philosophie est que les croyances ne sont stables que lorsqu’elles sont concrétisées dans le monde extérieur : dans les objets, dans les règles institutionnelles, dans les modèles mentaux par lesquels les gens se rapportent les uns aux autres. Le fait que les autres ne prennent pas mon bien – qu’ils le considèrent comme mien – est une manière de me reconnaître en tant qu’individu. C’est précisément cette reconnaissance, notion clé chez Hegel, qui manque à l’esclave et au serf. Pour lui, le fait que le droit de posséder une propriété privée, de contrôler un petit morceau du monde, soit universel dans l’État moderne est un titre de gloire pour ce dernier. La propriété exprime et extériorise également notre individualité dans un autre sens: elle constitue une partie du monde naturel sur laquelle nous avons travaillé, que nous avons transformée conformément à notre volonté. En ce sens, elle fait partie de l’humanisation de la nature, de l’infusion de l’esprit humain dans le monde, qui est l’un des thèmes centraux de la théorie du développement historique de Hegel.
Mais selon lui, la propriété n’est rien sans le marché, qu’il juge nécessaire de justifier parce que pour nombre de penseurs, celui-ci est inconciliable avec le bien-être humain. Leurs critiques se résument à trois accusations : (1) la société marchande rend les hommes moins heureux en augmentant leurs besoins plus rapidement que les moyens nécessaires pour les satisfaire ; (2) elle conduit à un déclin de la vertu, comprise dans le sens civique républicain de la volonté de sacrifice au nom de la communauté, et à une scission entre l’intérêt privé et l’intérêt public ; et (3) la division du travail conduit à la spécialisation et favorise ainsi des personnalités unilatérales et atrophiées. Hegel ne partage pas du tout ces critiques. Pour lui au contraire, le marché est une institution clé, à la fois pour le développement d’un sentiment de valeur personnelle et pour nous habituer à considérer les autres comme des individus, c’est-à-dire pour faire société.
Hegel observe en effet que le marché est fondé sur les relations qui naissent de la tentative de satisfaire les désirs des individus. Ces désirs, souligne Hegel, ne sont pas « naturels ». Mais alors que les moralistes dénoncent comme un « luxe » la tentative de satisfaire des désirs estimés « non naturels », Hegel adopte une approche a-morale. La plupart des désirs humains, insiste-t-il, ne sont pas déterminés par la nature : ils sont le résultat de l’imagination. Plutôt que de condamner la croissance des désirs, Hegel explique que c’est cette capacité à vouloir les produits de notre imagination qui distingue les humains des animaux. Ces désirs, comme les institutions, sont le produit d’une évolution. Le luxe d’hier est devenu une nécessité d’aujourd’hui.
Le rôle clé de l’entrepreneur
Hegel avait lu Jean-Baptiste Say. Il reconnaissait donc (contrairement à Smith) que les entrepreneurs étaient une force majeure du marché dans l’expansion des désirs imaginaires des consommateurs. Le marché, en d’autres termes, ne se contente pas de satisfaire les besoins; il les crée grâce à l’action des entrepreneurs.
Montrant une compréhension aiguë et pour tout dire un peu inattendue de l’innovation, Hegel explique que c’est la quête de la reconnaissance individuelle par la consommation qui a conduit au cycle moderne d’évolution des besoins. Le désir de se considérer comme l’égal des autres conduit les individus à désirer les biens de consommation de ceux qui leur sont supérieurs. Le désir d’individualité conduit à la création de nouveaux produits, afin d’exprimer celle-ci en se distinguant de la foule. Le résultat est un cycle sans fin d’imitation et d’innovation. Un siècle avant Schumpeter, Hegel n’explique pas seulement de façon remarquable ce qu’on appellera plus tard la dynamique du capitalisme; il montre à quel point le marché est à la fois le moyen d’exprimer et de développer l’expression individuelle en lien avec les autres individus, et ce en quoi il rend les hommes plus sociaux.
La pression concurrentielle, ajoute Hegel, pousse la société de marché vers l’extérieur. La recherche de marchés pour vendre les produits pour lesquels l’offre dépassait la demande a conduit les entrepreneurs à s’aventurer dans des régions relativement arriérées sur le plan économique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières nationales. C’est l’élan du commerce qui a souvent mis en contact des cultures séparées par des océans et qui leur a permis d’apprendre les unes des autres. Là encore, il souligne combien le marché rassemble les hommes au lieu de les diviser, comme il est commun de le croire à l’époque et encore aujourd’hui.
Le marché, lieu d’expression de notre individualité
Les contemporains romantiques de Hegel dépeignaient le monde du travail et de l’activité marchande comme une menace pour l’individualité. Pour lui au contraire, subvenir à ses besoins en gagnant sa vie est l’un des moyens les plus importants par lesquels les hommes acquièrent le sens de leur individualité. Le marché est le lieu où nous exprimons notre particularité et notre individualité à travers la possibilité de choisir. Le développement de cette possibilité est l’un des grands changements de l’ère moderne. Il existe des formes supérieures et inférieures de choix, pour Hegel, et la forme supérieure se produit lorsque nous faisons nos choix pour de bonnes raisons, rationnelles. Le choix le plus important que l’on puisse faire dans la société civile est peut-être le choix d’une profession (l’autre étant le choix d’un conjoint). À l’opposé des moralistes de tous temps, Hegel estime qu’il y a aussi une certaine valeur à la possibilité de faire des choix arbitraires, c’est-à-dire des choix faits sans raison valable, qui ne sont qu’une question de goût et même de caprice. Ainsi, la possibilité de choisir entre trente parfums de glace n’est pas la forme la plus élevée de choix, mais c’est néanmoins un choix qui exprime quelque chose de notre individualité.
Penseur de l’Etat
Hegel pense toutefois que le marché n’est pas suffisant pour produire le sens dont les hommes ont besoin. Il rejoint ainsi la pensée pré-capitaliste. Il partage l’inquiétude des Romantiques allemands pour qui le monde séculaire moderne laisse l’individu aliéné – divisé intérieurement, dépourvu d’un sens de la communauté ou d’un sentiment de transcendance. Mais il croit cependant possible de réconcilier les hommes avec le monde nouveau, un monde dans lequel ils sont fiers de leur subjectivité individuelle et de leur particularité. Il pense que l’individu a besoin de faire partie de quelque chose de plus grand, mais selon lui cela ne passe pas par un abandon irrationnel à une source extérieure, comme le suggèrent les Romantiques, mais par des institutions, comme la famille, la guilde ou l’Etat, que Hegel appelait « médiations ». Ce sont les institutions de sa société – au premier rang desquels l’Etat – qui lui permettent de se considérer comme un individu. C’est ainsi que son apologie de l’Etat prend tout son sens. Dans sa conception de l’Etat, Hegel s’oppose donc à la fois à Voltaire (voir mon article ici) et aux penseurs libéraux qui lui succèdent, pour qui le marché est suffisant pour créer une société vertueuse, et à Colbert et à ses successeurs, notamment les planistes français, pour qui le rôle de l’Etat est de piloter les marchés car ceux-ci sont chaotiques.
Pour Hegel, le rôle de l’Etat est important aussi parce que si les droits de contrôler sa personne et ses biens sont moralement souhaitables et essentiels à ce qui fait la valeur de la modernité, ils ne sont pas naturels. Ils sont le produit de l’évolution historique des conceptions culturelles; ils relèvent de ce qu’il appelle la « seconde nature », et leur réalité n’est rendue possible que par l’État moderne. Sans l’État, qui transforme les droits en lois, il n’existe aucune protection des personnes et des biens dans le monde réel. Sa compréhension de la modernité amène donc Hegel à conclure que le rôle de l’Etat doit être d’encourager la généralisation de la propriété, et plus généralement le développement des forces modernes au premier rang desquels le marché, tout en se posant en garant du bien commun.
Hegel défenseur du marché, mais pas libéral
Ainsi donc, l’inspirateur de Marx et apologiste de l’Etat fut un ardent défenseur de la propriété privée et du marché. Mais il n’était pas libéral pour autant car selon lui, les individus doivent rester soumis à l’ordre social et politique de la collectivité, sur lequel ils n’ont pas de prise. Cette combinaison étrange entre marché libre et absence de droits politiques est le modèle que les régimes autoritaires modernes comme la Russie et la Chine essaient de réaliser, en faisant le pari que la liberté économique n’entraîne pas la liberté politique. Il reste à voir si ce modèle est viable.
🔍 Source pour cet article: Jerry Z Muller, The Mind and the Market, Anchor books (2003).
➕ Sur le même sujet, on pourra lire mes articles précédents: Le marché comme une institution vivante: Pourquoi il faut réhabiliter Adam Smith et Intérêt individuel, capitalisme et ordre social : la contribution pionnière de Voltaire.
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Très intéressant comme toujours. Juste, je ne comprends pas bien la conclusion. Vous suggérez qu’Hegel, défenseur du marché, serait favorable à un état dans lequel les individus n’auraient pas de droits politiques. Mais je ne vois pas où cette position d’Hegel (état = absence de droits politiques) est expliquée dans l’article. Ce qui me semble poser la question suivante de savoir si l’on peut être libéral (donc trouver des mérites au marché) à l’intérieur d’un cadre défini par un état tel que choisi par les individus au travers de l’expression de droits politiques … ce qui est globalement le système occidental s’il n’était – à mon avis – perverti par des mécanismes qui ne permettent plus de favoriser un ordre étatique et social vertueux.
Merci. Hegel n’est pas libéral au sens où il défend une société d’ordre, c’est-à-dire une société où l’individu doit être soumis à une structure sociale qu’il ne crée pas. Il est l’exemple d’un modèle non libéral pourtant basé sur un mécanisme de marché et la défense de la propriété privée. Autrement dit, on peut trouver des mérites au marché sans être libéral.
Merci. Ce doit être mon cas ! Reste à calibrer la bonne structure étatique. Russie et Chine sont des contre-exemples…
Très intéressante et convaincante présentation de Hegel. Je doute que la Russie et la Chine font « le pari que la liberté économique n’entraîne pas la liberté politique », car il n’y a pas vraiment de liberté économique dans ces États là. Les grosses entreprises chinoises, par exemple, qui comptent pour le PCC, sont sous sa tutelle. Par contre, ces États, ont fait le pari de profiter du capitalisme occidental (pour lutter contre l’Ouest, comme l’avait prévu Lénine: « les capitalistes occidentaux sont prêts à nous vendre la corde qui les pendra ») sans que ça se voit trop vite. Et sur ce point, ça commence à se voir ! il va donc falloir que les pays de liberté (économique, politique, syndicale et culturelle) arrêtent de croire que la mondialisation libérale naïve de la part des Occidentaux (sans intervention de leurs États) sera forcément bénéfique pour le monde et pour sa liberté (comme pour son bien-être matériel et culturel, comme pour la paix mondiale). En Russie et en Chine, il n’y pas l’État régulateur (ou organisateur) du libéralisme dont parle Hegel: il n’y a que l’État. sans libéralisme.
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