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CINÉMA
Le 31 janvier 2023
Marya Zarif s’apprête à faire découvrir son superbe Dounia et la princesse d’Alep à partir du 1er février. À cette occasion, pour AVoir-ALire, elle revient volontiers sur ses influences, la genèse du film et son rapport à l’animation. Entre musique et symboles, entre Marcel Pagnol et Saadallah Wannous, compte-rendu d’une discussion à bâtons rompus.
Bonjour Marya Zarif. Vous êtes la créatrice de l’univers de Dounia et la princesse d’Alep, qui sort le 1er février au cinéma. D’où provient l’idée de Dounia ?
Tout a commencé il y a à peu près deux ans et demi. Ma productrice de Tobo, avec qui je travaillais depuis longtemps, a commencé à imaginer une web-série avec Télé-Québec, qui parlerait de la question du vivre-ensemble et de la migration. Très vite, j’ai commencé à dessiner la petite Dounia, à imaginer ses grands-parents, sa famille, son environnement… Je me suis inspirée de ce qui se passe avec les Syriens depuis douze ans, de ce qu’ils continuent à vivre, leur résilience… Très vite on a travaillé sur un premier synopsis. Déjà, il a eu beaucoup d’intérêt de la part des diffuseurs internationaux. Ma productrice est allée le présenter à des forums, des salons internationaux. On a produit la série, on l’a écrite, animée, enregistrée… Mais déjà certains étaient intéressés pour en faire un film. La série est sortie à Noël 2020 sur les plateformes de Télé-Québec, puis dans plusieurs pays. Elle a reçu beaucoup de prix. Au même moment, on sortait un livre chez Bayard Canada. Très vite, on a commencé à plancher sur le film, qui reprend essentiellement la série, mais version long-métrage, avec par exemple des scènes ajoutées. On a fait le festival d’Annecy en 2022, beaucoup de festivals internationaux. Aujourd’hui, on était à l’UGC des Champs-Élysées pour l’avant-première.
Et comment ça s’est passé ?
Magnifique, superbe ! Avec la grande affiche sur les Champs-Élysées… Je fais beaucoup de rencontres de presse depuis car je me suis déplacée pour ça. On le sort en France le 1er février, mais aussi en Belgique le 8, au Canada le 28 avril, et puis notre vendeur international est en train de voir pour le reste. Le film a déjà obtenu beaucoup de prix ! Le Grand Prix Japan International, un grand festival de contenu pour enfants, le Grand Prix du festival Lucas en Allemagne. Donc c’est une belle histoire !
Mais c’est le tout début, on l’imagine. À présent, un élément qui me taraude : en effectuant des recherches sur vous, on découvre que vous êtes notamment illustratrice. Vous maniez l’image figée et l’image animée. J’aimerais savoir s’il y a une différence dans votre processus créatif entre les deux ?
Oui et non… Je suis une illustratrice, entre autres ! Je suis aussi une créatrice, c’est-à-dire que j’invente la licence de A à Z. J’invente les lieux, les personnages, mais j’écris aussi. Donc je suis aussi dramaturge. Finalement, il n’y a pas une grande différence, mais le processus est bien plus long au cinéma. Car vous faites intervenir des animateurs, des compositeurs de couleurs, des compositeurs de musique, des storyboarders… Mais je raconte simplement une histoire. Mon travail, que ce soit pour une BD, une série, un film, est le même mais je m’adapte à des langages techniques différents. C’est raconter une histoire, garder l’attention de celui qui la regarde, l’emmener avec moi. Un travail passionnant. L’image animée, avec le son, la musique, fait partie de ma façon de penser, déjà dans mon scénario.
Vous êtes mentionnée en tant que créatrice de l’univers, et coréalisatrice avec André Kadi. Comment s’est déroulé le processus de création avec ce dernier ?
Super. André Kadi est dans l’animation depuis longtemps. Il a sa boîte d’animation, qui anime le film. Il a la connaissance de tout ce processus. Moi de l’univers, de la manière de raconter l’histoire. Il devait emporter son équipe dans mon univers. Moi le leur communiquer correctement. On était ensemble aux enregistrements, on faisait les choix ensemble. Avant l’enregistrement, on peut avoir des allers-retours avec le scénario. On coupe ce qui doit être coupé, on ajoute ce qui doit l’être. Pour l’animation, il a ses experts. Mais j’avais envie de certaines expressions, de certaines manières de bouger pour les personnages. Alors on échangeait. Malheureusement, on n’était pas dans la même ville ! Je leur enregistrais les personnages, des références vidéo… On s’est beaucoup amusé ! Donc l’idée était de bien communiquer, voir ce qu’ils en faisaient, faire les commentaires, etc.
Ce qui marque, c’est que vous abordez la question de la guerre en Syrie, l’exil. Mais il est évident que vous souhaitez diffuser une image conviviale de la Syrie, principalement d’Alep dont je crois vous êtes originaire. Vous insistez sur la gastronomie, le partage…
Oui, ce que je veux véhiculer, c’est que c’est une ville, une culture, des gens. C’est une culture que j’aime d’amour, des gens que j’aime d’amour, un pays que j’aime d’amour… Tout cet amour, je voulais le communiquer. Ce n’est pas forcément un acte politique. Il se trouve que ces gens, il leur arrive la guerre.
Un pays que vous aimez au point de personnifier la ville d’Alep…
Oui, on lui a donné une voix, avec de petits personnages. C’est personnifier la ville, mais aussi l’ancienneté, la vieille histoire que porte le pays. Elle est tellement vieille que ce n’est pas seulement l’histoire de ce peuple. Elle fait écho à celle de l’humanité. C’est cette humanité qui nous suit partout malgré ce qui peut arriver.
Vous abordez donc le symbole de la citadelle d’Alep. C’était une évidence ?
Oui, car quand vous êtes à Alep, vous ne pouvez pas passer à côté. On la voit à peu près de partout. Elle est centrale, de la même couleur que la ville entière. Elle n’a pas été touchée pendant la guerre. Elle est toujours là, symbole de la ville, lieu fort, rassembleur, rond, un centre autour duquel toute la ville s’étend. Même sans m’en rendre compte, elle truffe les dialogues et les images ! Elle est symbolique de ce qui est permanent dans l’impermanent.
Le film est plein de symboles, des grands comme des petits. Un tout petit, c’est le prénom de la petite fille, « Dounia », qui signifie « le monde, l’univers ». À la manière dont vous représentez ses cheveux, on comprend encore mieux l’allusion. Est-ce que l’animation vous permet d’amener l’histoire au-delà du réel et d’atteindre un aspect magique, immatériel ?
J’adore l’animation, c’est un médium qui m’est très cher, et sans doute celui dans lequel je veux continuer à faire des films. C’est comme le dessin : on a une grande liberté. Peut-être que les cinéastes qui font de la prise de vue réelle éprouvent la même liberté. Mais moi qui pense en mouvements, en traits, en chorégraphie, il y a une telle liberté… Je peux tout faire. Tous ceux qui dessinent vous le diront : la main fait le lien entre le cœur et le mouvement du monde. Je ne dessine jamais pour représenter quelque chose de manière réaliste. Je dessine pour représenter l’émotion avec laquelle je vois le monde.
Un autre aspect à souligner dans Dounia, c’est la musique. Jeddo, le grand-père, affirme qu’elle est le « feu de l’âme ». Où qu’il soit, s’il y a de la musique, il aura toujours cette énergie. Et le personnage que vous doublez s’éprend d’un musicien guitariste…
C’est un buzuq ! Et le père de Dounia joue du Oud.
Pardonnez l’imprécision ! Mais il faut y voir un amour particulier de la musique en vous, non ? Vous ne seriez pas musicienne aussi, par hasard ?
Je ne suis pas musicienne. Je double la princesse d’Alep, et c’est moi qui chante. J’ai composé les paroles des chansons, et j’ai choisi presque toutes les mélodies du film…
…C’est ce que j’appelle être musicienne !
Peut-être, mais le compositeur Fawaz Baker a fait un superbe travail d’arrangement ! La musique en image, c’est un métier en soi. On a composé ensemble la chanson thème « Dounia veut une maison » dont les paroles sont en arabe. Mais toutes les mélodies viennent du patrimoine levantin. Alep est très connue pour son érudition musicale ! Elle est la maîtresse d’un des styles musicaux arabes qui s’appelle le tarab aleppin et des qoudoud très puissants. La musique devait aussi exprimer la diversité présente en Syrie. Donc je suis allée chercher des mélodies d’église, des mélodies kurdes. La berceuse fut apportée par les Arméniens, qui la tiennent eux-mêmes de l’Azerbaïdjan.
Et si on parlait de vos influences ?
On me ramène toujours à Persepolis (Marjane Satrapi, Vincent Paronnaud, 2007, ndlr). J’avais vingt ans quand je l’ai découvert. Ce n’est pas que je suis influencée par le style du film, mais par le fait qu’une femme iranienne porte son univers sur grand écran de la sorte. Ça m’a donné envie de faire de même.
Dans la façon d’écrire, de monter, de raconter les choses, je dirais que mon enfance a été très bercée par Goscinny et son Petit Nicolas. Pagnol m’a appris à écrire. La comtesse de Ségur, avec Les malheurs de Sophie aussi, pour les dialogues, tellement je l’ai lu étant gamine. Et j’ai fait ma scolarité en Syrie, donc j’ai appris la poésie arabe. Il y a en elle une facilité pour la métaphore, un rapport au rythme qui se retrouve dans ma façon d’écrire. Et même le cinéma américain : je suis une inconditionnelle de La Belle au bois dormant (Clyde Geronimi, 1959, ndlr), de The Sound of Music (La Mélodie du bonheur, Robert Wise, 1965, ndlr), Mary Poppins (Robert Stevenson, 1964, ndlr), de grandes œuvres de storytelling, qui réunissent petits et grands, et ont dû former la conteuse que je suis.
Vous parliez de rythme. Le film est en français, certes. Mais 90 %. Vous teniez à laisser l’arabe dans le film…
Complètement ! Et je crois que ça n’a jamais été fait. Quand je vous dis que je suis influencée par Pagnol… Une des choses qui a marqué mon enfance était d’entendre pour la première fois l’accent du Sud et de constater à quel point la musicalité et le sens vont ensemble. Quand on lit Pagnol, son théâtre, en connaissant la musicalité de cet homme, de sa région, cela donne une nouvelle dimension. Persepolis propose un accent neutre : il manque quelque chose. On est tous humains, on partage énormément. Mais comme les palettes de goût, de musique, de couleur, les palettes d’émotions sont importantes, et se retrouvent avec les accents. J’ai par exemple écrit avec une syntaxe particulière : comme si ma famille ou mes voisins parlaient. Pas toujours correcte, plutôt levantine. Et truffée d’arabe quand l’émotion est forte. C’est venu naturellement, je n’y ai pas réfléchi. Et j’ai voulu que mes acteurs puissent s’y conformer. Il fallait qu’ils soient d’origine moyen-orientale, syrienne si possible. Donc il fallait trouver des comédiens, au Canada, qui maîtrisent le français, l’arabe levantin, le bon accent et le jeu derrière le micro.
Cela fait beaucoup de conditions !
Certes, mais on était passionnés pour les trouver. Donc on se retrouve avec un immense acteur, comme Manuel Tadros, d’origine égyptienne et qui a dû apprendre l’aleppin. Il a une expérience formidable. Mais aussi une petite réfugiée syrienne au Canada qui joue Dounia, ou encore une damascène d’origine arménienne qui a quatre-vingt deux ans, pas comédienne du tout, très spontanée, pour jouer la grand-mère. C’est aussi pour cela que j’ai doublé certaines voix. Mon cousin lui-même double un personnage. On était toute une joyeuse bande de passionnés. Et d’ailleurs, le doublage complètement en arabe a été fait à Damas ! Tous les comédiens sont en Syrie, dirigés par des Syriens, en plein cœur d’une Damas encore souffrante, avec des aleppins, des Damascènes, des Homsiens…
Il y aura une diffusion en Syrie ?
L’équipe internationale travaille à une diffusion dans le monde arabe.
Je souhaitais terminer cet entretien par une possible double lecture de votre film. Certes, Dounia progresse, mais elle a besoin de son ingrédient secret. Sans lui, pas d’exil. Alors on peut lire le film avec des yeux optimistes, mais aussi pessimistes…
Il faut le prendre de manière réaliste. La réalité du monde, il faut la prendre avec l’« innocence de ceux qui sont avisés ». C’est-à-dire, comme Dounia, avoir vu la mort, le mal, la guerre, l’exil, la violence, l’arrachement, oui. Mais aussi avoir vu la Lune, la solidarité, l’inventivité, la résilience… L’ingrédient secret va puiser des ressources ancestrales de l’humanité. Après, si je suis optimiste ou pessimiste… Je vous dirais cette phrase de Saadallah Wannous grand dramaturge syrien : « Nous sommes condamnés à l’espoir ».
Saadallah Wannous ?
Un très grand dramaturge syrien, le seul dramaturge arabe traduit à la Comédie-Française. Il est décédé aujourd’hui. Il disait donc :« Nous sommes condamnés à l’espoir ». Comme dit Jeddo à Dounia : « C’est notre route, il faut la prendre malgré ses difficultés. » Mais c’est à travers ses difficultés que nous allons découvrir que nous sommes magiciens. C’est la leçon que j’aimerais que les enfants entendent, sans comprendre tout de suite. Ce n’est pas du tout rose bonbon, c’est réaliste. Dounia est très active ! J’aimerais mentionner que cet espoir m’a été révélé par ces dix ans de guerre. Je n’étais pas sur le terrain. Mais même à distance, c’est tellement déchirant à vivre collectivement. On ne peut que passer par des phases très sombres. Dans ces phases sombres, il m’a été enseigné que malgré l’immense horreur qu’ils ont vécue, les Syriens sont toujours debout. Avec leur résilience, leur créativité, leur solidarité. C’est aussi un hommage à eux et à leurs enfants ! Un enfant, c’est la définition même de la force : continuer à choisir la joie.
“Dounia et la princesse d’Alep” est à retrouver au cinéma le 1er février 2023 en France, le 8 février 2023 en Belgique, et le 28 avril 2023 au Canada.
Thomas Bonicel
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