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L’opéra est le lieu de tous les déséquilibres psychiques. Il est vertigineux de réaliser que bien des drames, parmi les plus poignants de l’art lyrique, auraient été évités si les figures névrosées qui en assument les portées avaient croisé un professionnel des soins de la santé mentale. S’il est important de consulter dès la première manifestation de signaux alarmants [les habitués de la section commentaires de notre site sont invités à ne pas le prendre personnellement], voici une analyse rétrospective de dix cas parmi les plus démesurés.
1. Don José dans Carmen (Georges Bizet)
Don José, son cas semble trop simple. A ce point-là c’est de l’auto-analyse, il tend des phrases pour se faire fouetter. Déjà les cigarières qui roulent des cigares sur leurs cuisses (mmmh) à la manufacture, il l’avoue : « Je ne les ai jamais beaucoup regardées… ces Andalouses me font peur ». Et voici qu’apparaît la gentille Micaëla descendue de son village toute virginale avec son panier de provisions… « Parle-moi de ma mère… Ma mère, je la vois, etc… » lui dit-il… Trop joli. Micaëla a pour mission de transmettre un baiser de la maman – baiser de pardon puisque José en s’engageant comme soldat a coupé le cordon. Décidément émule du charlatan viennois cher à Nabokov, aussitôt il traduit : « Ce baiser qu’elle m’envoie écarte le péril et sauve son enfant ». Le péril, c’est la fleur que Carmen vient de lui jeter… « La fleur », no comment… Du côté de la mère tout est donc clair. De surcroît, de l’autre côté il y a cette Carmen qui marque une de ses compagnes « avec le couteau dont elle coupait le bout des cigares »… N’insistons pas. La mère d’un côté, la castratrice de l’autre… Pauvre garçon, dont l’oiseau est décidément rebelle (car l’amour, etc.) Quelque temps plus tard, il sortira de prison. Carmen lui aura fait passer une lime pour qu’il s’évade, il ne s’en sera pas servi : « La lime me servira pour affiler ma lance et je la garde comme souvenir de toi ». Affiler ma lance… On n’en sort pas. Micaëla reviendra lui annoncer que sa mère se meurt (châtiment des garçons qui ont coupé le cordon) et tout se terminera par un coup de couteau (évidemment très connoté). Remarque : Escamillo, dans ses culottes de satin terriblement ajustées, se sera mis lui aussi à dire des choses ambiguës : «…chercher la maîtresse et trouver l’amant… », sans parler de ce « Prends garde à toi » qui semble un calembour pour Lacan (garde montant ou garde descendant ?) [CS] 2. Hermann dans La Dame de Pique (Piotr Tchaïkovsky)
S’il s’était trouvé quelque disciple de Jung dans la Russie du XVIIIe siècle, il eût pu soumettre avec succès le jeune Hermann au célèbre test de Rorschach, qui suppose que les patients distinguent, dans des taches non figuratives, un certain nombre d’images plus ou moins fantasmées. Des images, Hermann en aurait sans doute vu deux, indépendamment des formes desdites taches : trois cartes d’une part, le portrait de Lisa d’autre part. Car si la science – et l’opéra – nous ont permis de connaître une belle collection de monomaniaques, Hermann est un formidable archétype du phénomène bi-maniaque : hanté tout d’abord par l’image d’une femme, dont il tombe fou amoureux sans jamais chercher à la connaître, il transfère rapidement une partie de son obsession sur les cartes, dont il pense qu’elles pourraient le rendre riche, et ainsi l’aider à faire sienne Lisa tout en s’économisant l’embarras d’une cour assidue, ou bien d’une discussion, ou encore de toute autre forme de contact humain avec elle. Couper un tel trouble en deux, cela ne reviendrait-il pas à en diviser les conséquences funestes ? Que nenni ! On comprend vite que la deuxième obsession ne permet nullement de « diluer » les effets de la première, mais ne fait au contraire que renforcer un état psychotique voué à s’aggraver au fil de l’action. Si l’on passera rapidement sur la propension d’Hermann à escalader les balcons de nuit pour s’engouffrer dans les chambres, ce qui aurait pu lui valoir les honneurs de quelques numéros de Faîtes entrer l’accusé, on retiendra plus particulièrement son éclairante confrontation avec la vieille Comtesse : en exigeant qu’elle lui révèle le secret des cartes, Hermann se retrouve dans la peau d’un petit garçon mettant entre les mains de sa mère toutes les clefs de son bonheur et de son succès. En état de décompensation furieuse, il fait mourir de peur la malheureuse et, moitié-Oreste moitié-Roberto Zucco, est condamné à revivre ce matricide symbolique à travers des hallucinations répétées qui le poussent au suicide. Foucault disait que « de l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou ». Celui de Hermann, assurément, ressemblait à une impasse. (CT)
3. Elektra dans Elektra (Richard Strauss)
Vienne accueillait, au début du siècle passé, un sympathique Bierstube* à l’angle que forment Porzellangasse et Berggase, dans le 9te Bezirk. Im weißen Rößl ** était recherché pour sa gouleyante bière ambrée et la succulence de ses pâtisseries. Par une aveuglante après-midi de juillet 1909, deux hommes aux fières moustaches se font face à une table proche de la fenêtre. Entre eux, il y a une paires de chopes au couvercle d’étain, plusieurs assiettes de gâteaux appétissants et un grand bol de crème Chantilly.
Hugo von Hofmannsthal : Sehr geehrter Doktor Strauß, pourrais-je vous demander de bien vouloir m’expliquer les raisons de votre intérêt pour la modeste pièce que j’ai écrite sur Elektra ? Assurément, les Grecs ont maîtrisé l’art du drame et restent une inépuisable source d’inspiration pour les hommes de théâtre, mais Elektra, au fond, c’est une très grave névrosée, comme on dit de nos jours !
Richard Strauß : Gnädig Herr ***von Hofmannstahl, vous avez raison, mais pour des étrangers, les Grecs ont remarquablement identifié les éléments qui motivent toutes les actions humaines, les ressorts de nos âmes torturées : le pouvoir, le désir, la jalousie, la vengeance, Eros, Thanatos, … Et on ne peut pas toujours écrire des histoires de ténors qui veulent culbuter la soprano contre l’avis du baryton.
HvH : Oui mais Elektra, elle est obsessionnellement plus « Thanatos » qu’ « Eros » ! D’accord, elle a l’excuse d’être née dans une famille de tarés, avec un père qui sacrifie sa fille pour partir en guerre afin de « sauver » l’honneur de son frère cocu, une mère qui trucide le dit père avec l’aide de son amant, puis qui la fait enfermer avec des chiens. Tout ça ne constitue pas le cadre idéal pour épanouir une santé mentale bien équilibrée. Vous ne pensez pas que le Dr Freud, celui qui habite dans le quartier, aurait pu la détourner de son désir morbide de vengeance ?
RS : Ach, lui ? Non, il n’en a que pour Œdipe – intéressant aussi ce lascar ! – qui veut coucher avec sa maman et occire son père. Pour Elektra, j’ai entendu parler du Dr Jung (un étranger, un Suisse) qui a construit une théorie de « complexe » autour de ces histoires de jeunes filles qui sont attirées par leur papa et du coup veulent éliminer maman parce qu’elle se trouve dans le chemin.****
HvH : Dîtes, on ne reprendrait pas une chopinette de Dunkelbier *****?
RS : Ja ! Ein grosses, bitte ******! Le « stade oral » me convient très bien ! Et il reste un peu de chantilly pour votre Apfelstrudel *******
HvH : Oh merci, mais on va en redemander pour les Palatschinken ******** et les Marillenknödel.*********
RS : Vous savez Hugo, je crois qu’on va bien s’entendre, vous et moi. [BJDD]4. Don Carlo dans Don Carlo (Giuseppe Verdi)
S’il les avait croisés dans une improbable bande dessinée du XVIe siècle, l’omniprésent médecin d’Achille Talon, volontiers railleur, se serait peut être écrié comme avec son client favori : « Oh les beaux cas ! ». Philippe II et son fils Don Carlos cumulent en effet toutes les fractures possibles et imaginables qu’il peut y avoir entre un père et son fils. On le sait, le vrai Don Carlos a vécu 23 ans de souffrances physique et psychique. Mais dans l’œuvre de Schiller et particulièrement dans son adaptation par Verdi, c’est la relation père-fils qui est un champ de ruines. Incommunicabilité, complexe d’infériorité (Philippe II reproduisant peut-être son propre vécu avec son père, qui apparaît dans l’œuvre un peu comme le spectre tutélaire, la statue du Commandeur, la voix de l’Empereur qui vient d’ailleurs emporter son petit-fils), jalousies, velléités réciproques de parricide et d’infanticide. N’en jetez plus ! L’un veut exister en tant que fils et l’autre n’existe pas en tant que père. Et puis il y a peut-être un non-dit qui dépasse le syndrome œdipien : Philippe se remarie avec la promise de Carlos, laquelle devient la belle-mère de ce dernier, « remplaçant » dès lors une mère biologique, Marie-Manuelle de Portugal, qui était morte des suites de l’accouchement de Carlos… On en deviendrait presque aussi gaga que Don Salluste : « Nous rentrons à Madrid, nous conspirons, le roi répudie la reine, la vieille épouse le perroquet, César devient roi, je l’épouse et me voilà reine… » Quant à Philippe II, pétrifié et corseté par l’étiquette des Habsbourg, il prétend régner d’une main de fer sur le monde entier et voilà que ce tyran domestique tremble comme une feuille devant le vieillard de l’Inquisition qui lui-même aurait sans doute besoin d’une petite consultation. Oh les beaux cas, on vous dit ! [CM]5. Il Conte di Luna dans Il Trovatore (Giuseppe Verdi)
Il est très évident que le Conte de Luna souffre d’un désir homosexuel latent réprimé vis à vis du jeune troubadour qui vient nuitamment chanter sous ses fenêtres vêtu de collants moulants et d’un pantalon de lansquenet laissant apparaître un entrejambe protubérant. L’espace amoureux qui convoque Leonora se mue en zone d’expression symbolique où ce qui est en jeu, réellement, est la charge affective des deux hommes.
Lorsque Luna se rend compte que l’objet de ses phantasmes est en réalité son jeune frère qu’il croyait réduit en petit tas de cendres, près de l’âtre, son effroi est tellement considérable qu’il ne peut éviter un passage à l’acte, condamnant – comme Elisabeth dans Roberto Devereux – celui qu’il aime dans un geste désespéré de résolution.
Si le Conte de Luna avait consulté un psychothérapeute, ils auraient ensemble évoqué le délicat rapport à la mère par la grille de lecture Winnicottienne (« The good-enough mother ») et l’importance du anger management dans les rapports interpersonnels. [CDR]
6. Golaud dans Pelléas et Mélisande (Claude Debussy)
Golaud a-t-il besoin de passer chez le psy ? S’il y a un personnage droit dans ses bottes dans l’histoire de l’opéra, c’est bien lui. Certes, il tue celui qu’il nomme son frère, et il n’est pas pour rien dans la mort de sa deuxième femme (quid de la première ?). Mais c’est aller un peu vite en besogne que d’imputer ces crimes à la seule jalousie.
Sous des traits de chasseur bourru et de père de famille aimant (n’est-ce pas, Yniold ?), on devine une masculinité fragile, qui résiste mal aux assauts d’un wokisme qui pointe le bout de son nez dans le Paris du début-XXe. Nous le disions chasseur, mais il semble incapable de mener un cheval convenablement : « Je suis tombé, et lui doit être tombé sur moi » (acte II, scène 2). Cette autre qualité proprement masculine qu’est le sens de l’orientation lui fait cruellement défaut : « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt… je crois que je me suis perdu moi-même » (acte I, scène 1). La brave Mélisande en sera pour ses frais, elle qui participait à une réunion non-mixte avec elle-même au bord d’une fontaine.
Blessé dans sa virilité, il réaffirme comme il peut sa position de bon père de famille. Mais Yniold ne veut décidément pas jouer avec lui : « Petit père, laissez-moi descendre » (acte III, scène 3). Sa tentative de BDSM avec Mélisande dans la scène 3 de l’acte IV n’est pas franchement plus concluante, et c’est cette série d’échecs familiaux, doublée d’un sentiment fraternel ambigu (« Penchez-vous, n’ayez pas peur », acte III, scène 2) envers un Pelléas à qui tout réussit qui le pousse à passer à l’acte, avec les suites que l’on connait. La psychanalyse ne fait pas nécessairement de miracles, mais un divan et une plante verte dans un bureau à la lumière tamisée auraient certainement permis au royaume d’Allemonde de se passer d’un tel cinéma. [AJ]
7. Elle dans La Voix Humaine (Francis Poulenc)
En composant La Voix humaine alors qu’il était lui-même en profonde dépression, Poulenc s’est offert une thérapie, par personnage interposé, pour sortir des ténèbres. C’est ici un jeu de miroir qui nous est tendu. « Elle », personnage sans nom, sorte d’éternel féminin universel au bord du gouffre dans lequel tout un chacun peut se retrouver, nous livre sa version d’une relation amoureuse et d’une rupture au travers du prisme de ses ressentis et son vécu (réel ou rêvé). Les interlocuteurs sans visage (l’amant, le majordome ou l’amie) sont des figures de l’ombre qui ne font que l’écouter comme un psy le ferait avec un patient. Ce long monologue, prend des allures de séances de psychanalyse hors divan, au fil duquel le personnage tente de se délivrer de ce qui l’enchaine, mais ne fait in fine que replonger dans le brasier d’une passion destructrice. Tour à tour tendre, menaçante, et se laissant aller au chantage affectif, elle passe par tous les stades des émotions : calme, regrets, violence. « Elle » est une instable, errant entre vécu et vie fantasmée, et idéalisant, voire déifiant, l’être aimé (le fétichisme du gant dit tout de son addiction à l’autre).
On peine d’ailleurs à imaginer ces interlocuteurs sans visage, à en définir les contours, tant leurs silences sont autant de non-dits révélateurs de ce qui nous échappent, leur conférant une existence évanescente, au point qu’il est légitime de se demander si « Elle » ne les a pas inventés. Certes, le téléphone sonne mais on ignore qui est réellement à l’autre bout du fil. « Elle » nous tend une histoire qui n’est peut-être pas celle vécue et ressentie par ses interlocuteurs. Et comme dans une série bien connue, la vérité est [probablement] ailleurs, tant cette situation de rupture est passée au filtre de l’univers mental d’une femme perturbée, un être en état second, entre une réalité trop rude pour être acceptée, et un rêve éveillé où l’amour renaitrait de ses cendres.
Ces échanges cristallisent également la transformation des relations humaines et des comportements sociaux par l’usage des technologies modernes, à cette époque le téléphone, aujourd’hui les réseaux sociaux mais la solitude de l’être demeure la même. Cocteau nous prévenait déjà dans sa pièce inspiratrice de l’œuvre de Poulenc : « le téléphone devient une arme effrayante. Une arme qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit… », in fine une arme fatale par laquelle la voix d’ « Elle » se meurt dans l’écouteur, étant celle que l’on entend mais que l’on n’écoute pas.
On a ici un beau cas pathologique de femme dépressive, fétichiste et peut être mythomane voire schizophrène. Assurément elle trouverait une oreille attentive auprès d’un psy dont « Elle » pourrait aisément tomber amoureuse…tant sa charge passionnelle est grande. [BM]
8. Wozzeck dans Wozzeck (Alban Berg)
A : Dr Sigmund Freud, Berggasse 19, Vienne IX
Cher confrère,
Je vous adresse en urgence un concitoyen dont le cas me préoccupe. Le brave homme est militaire de son état et semble être tombé dans une dépendance psychique dont je redoute qu’elle ne donne un jour ou l’autre lieu à une brutale décompensation, potentiellement associée à des violences physiques. Son intelligence moyenne l’a conduit à accepter la domination impérieuse de son supérieur hiérarchique dont les facultés mentales me semblent cependant atteintes. A cela s’ajoute l’emprise exercée sur lui par un médecin du cru dont j’ai le sentiment qu’il se livre à des expériences illicites à base de régime alimentaire désordonné. Le pauvre Franz Wozzeck (c’est le nom du militaire que je vous adresse) semble désormais connaître des carences alimentaires qui lui portent au cerveau. Plusieurs de ses camarades m’ont rapporté qu’il s’abîme régulièrement en hallucinations nocturnes à caractère morbide qui appellent certainement une cure complète tant y prédomine le soupçon d’angoisses primales contractées dès l’enfance. Son épouse, Marie, n’est pas très aidante dans le chemin curatif. Sa conduite semble aggraver au contraire les névroses d’enfance en opposant à son compagnon le contre-modèle hyper-viril d’un militaire de la garnison. L’enfant qu’ils ont conçu ensemble connaît ainsi très naturellement un rejet paternel puisque l’identification à la persona paternelle est bloquée par le parcours névrotique. Je vous joins les coordonnées de Franz Wozzeck. Je ne vous cache pas que je crains le pire si aucune démarche thérapeutique n’est entreprise à très court terme.
Je reste votre etc. [SF]
9. Fidès et Jean dans Le Prophète (Giacomo Meyerbeer)
Le Prophète, ou l’absence du père : Le Prophète est probablement l’ouvrage lyrique qui aborde de la manière la plus crue qui soit certaines thématiques fondamentales du champ d’étude de la psychanalyse. L’oeuvre a fait l’objet de nombreuses études (Parigi & Cara, en italien, dès 1922) et continue d’être un sujet de recherche majeur, y compris chez les lacaniens (encore tout récemment : Pleur & Mézieux, Montfermeil, 2022).
Rappelons brièvement l’intrigue de ce grand opéra, très librement inspiré d’événements historiques situés vers 1530. Jean voit sa fiancée Berthe ravie par le comte d’Oberthal qui veut la garder pour lui. Trois anabaptistes (des escrocs qui vivent de la crédulité du peuple) lui montent la tête et le convainquent qu’il est le fils de Dieu. Avide de vengeance, Jean assemble une armée et conquiert le château d’Oberthal. Sans nouvelles de Jean, Fidès, sa mère, est persuadée que son fils a été tué par le prophète. Elle en informe Berthe, évadée des prisons d’Oberthal, et celle-ci jure de le venger. En pleine cérémonie du couronnement de Jean, Fidès reconnait publiquement son fils, ce qui jette le trouble chez les fidèles : sous la pression de celui-ci, elle revient sur ses affirmations. Quand Berthe découvre que Jean et le prophète ne font qu’un, elle se suicide. Les troupes de l’empereur approchant du château, les trois anabaptistes trahissent leur camp en échange de leur impunité et leur ouvrent le passage. Jean fait sauter le château, qui s’effondre sur tous.
Ce rapide résumé dissimule le rôle prépondérant de Fidès, la mère de Jean, personnage principal de l’opéra, dont les nombreux actes manqués sont les principaux vecteurs de l’action dramatique. « Pour la psychopathologie de la vie quotidienne, il est clair que tout acte manqué est un discours réussi, voire joliment tourné » (Lacan, Le séminaire livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998) : Fidès en use et abuse sans modération comme en témoignent les quelques exemples ci-après.
Fidès présente Berthe au compte d’Oberthal pour obtenir son autorisation pour le mariage de Jean et la jeune fille. Elle provoque ainsi la concupiscence du comte (Begierde bei alten Schweinen, Fasolt & Fafner, Bayreuth, 1942) et le rapt de la jeune fiancée.
Fidès annonce à Berthe que Jean est mort, tué par le prophète. L’absence de vérification des faits et la rapidité avec laquelle la nouvelle parvient à Berthe relèvent des pulsions que le Surmoi n’arrive même plus à contrôler (Fides Schadenfreude, Fort & de Ryjcke, Molenbeek, 2021).
Ce nouvel acte manqué déclenche les désirs de vengeance qui amèneront la jeune fille à sa perte (Adieu Berthe, Murray, Boretz, Husson et Blanche, Célestin, 1969).
FIDÈS
Il a tué mon fils !
BERTHE
Punissons ses forfaits !
La reconnaissance de Jean en plein couronnement, au risque de la perte de Jean, mérite une analyse plus en détail :
Séquence 1 : Fidès se présente devant la foule comme la mère de Jean, alors que le prophète est supposé être le fils de Dieu.
Qui je suis ? moi !
(Avec indignation)
Qui je suis ? moi !
(Avec une douloureuse tendresse et en pleurant}
Qui je suis ?
(D’une voix suffoquée par les larmes)
Je suis, hélas! la pauvre femme
Qui t’a nourri, t’a porté dans ses bras,
Qui t’a pleuré, t’appelle, te réclame,
Qui n’aime rien, que toi seul, ici-bas !
Séquence 2 : il est impossible à Fidès d’ignorer que cette filiation entrainerait la mort de son fils.
LE CHŒUR
Qu’entends-je, ô ciel, fraude coupable
Va ! le prophète te punira.
Qu’entends-je, ô ciel, et quel mystère
Faut-il en croire un tel aveu ?
Séquence 3 : Fidès se rétracte alors, mais, au lieu d’évoquer, par exemple, une ressemblance qui expliquerait son erreur, ou le fait qu’elle avait bu, elle tient des propos totalement incohérents par rapport à sa déclaration initiale (Acte manqué, travail de dérivation et formation intermédiaire appliqués à l’art lyrique, Kaufmann & Alagna, Tournai, 1998) :
Ah! peuple !… je vous trompais !
Ce n’est pas là mon fils. Non, non,
(Avec désespoir)
Je n’ai plus de fils, hélas !
Dans cette scène, on notera la succession de trois niveaux de conscience : le Ça représenté par le désir inconscient de donner une bonne leçon au fiston (séquence 1); le Moi qui se manifeste par la prise de conscience du risque mortel à persévérer dans ses affirmations (séquence 2à) ; et enfin le Surmoi, qui annihile la pulsion première (début de la séquence 3), en utilisant toutefois un stratagème qui vise inconsciemment à faire souffrir Jean : « Je n’ai plus de fils ». Le « Ça » est au cœur de la séquence 3. « Tristes topiques », pour reprendre la boutade de Johann & Richard Levy-Strauss (Nicht, wenn du Medizin nimmst, Vienne 1932).
Après la cérémonie, Jean rejoint Fidès qui lui met la honte, ce qui conduit Jean à cette autocritique étonnante.
Ah ! c’est mon seul amour qui m’a rendu coupable.
Je ne voulais d’abord, en ma juste fureur,
Que venger de Bertha le trépas et l’honneur.
Pleur & Mézieux voient ici la réussite des manipulations castratrices de Fidès (Comment reconnaitre un pervers narcissique, Closer, 2002).
Pour une analyse exhaustive de ces actes manqués, on pourra se référer avec profit à Analyse der fehlgeschlagenen Handlungen in Meyerbeers Werk (Fasolt & Fafner, Bayreuth, 1932), monumental ouvrage (28 233 pages) dont nous avons tiré les quelques exemples ci-avant.
Avec Jean, nous ne sommes jamais loin du complexe œdipien. « Ce dont il s’agit ici, comme dans Totem et Tabou, est une dramatisation essentielle par laquelle entre dans la vie un dépassement intérieur de l’être humain – le symbole du père » (Lacan, Séminaire III, page 244).
Quand Jean apparait enfin, à l’acte II, ses premières pensées sont pour Fidès :
Le jour baisse et ma mère,
Bientôt sera de retour,
Avec ma fiancée,
Ma Berthe, mon amour.
Jean poursuit dans une déclaration au sous-texte équivoque analysé par Derrick & Tappert (Der Tote spielt fast keine Rolle, Unterföhring, 1991) :
Au lieu de pompe royale,
Pour sa chambre nuptiale
J’ai cueilli la fleur des champs,
C’est ce soir que je l’attends !
Le désir est lié à la Loi d’interdiction de l’inceste qui interdit la jouissance au sujet parlant – c’est d’ailleurs pour cela qu’il peut accéder à l’usage de la parole. Mais en même temps, la jouissance ne commence à exister et ne nous intéresse qu’à partir du moment où nous en parlons. Elle subira, du fait de la parole, une profonde modification (Les di(t)mensions de la jouissance, Valas, chez l’auteur, 2008).
Arrêtons-nous sur la fin de l’air d’entrée de Jean à l’acte II :
Pour moi le plus beau royaume
Ne vaut pas ce toit de chaume,
Humble empire, doux séjour
De la paix et de l’amour,
Où Bertha sera toujours
Mes seuls amours.
Alors que Jean est supposé adresser ses pensées à la seule Berthe, au niveau du Moi conscient en tout cas, il utilise le pluriel « mes seuls amours » et non « mon seul amour ». Ce pluriel est assez singulier : il est typique d’une confusion mentale entre l’objet avoué de son amour (Berthe) et un autre objet d’amour, inavouable au niveau du Moi, le désir incestueux pour la mère. Cette manifestation relève d’ailleurs davantage du sinthome que du lapsus. L’homophonie avec « saint-homme » (donc, le prophète) ravissait d’ailleurs Lacan. Elle constitue un syndrome de sinthome dans le sinthome du saint homme : « C’est en tant que le sinthome se relie à l’inconscient et que l’imaginaire se relie au réel, que nous avons affaire à quelque chose dont surgit le sinthome », comme l’expose si clairement le psychanalyste (Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Lacan, Boucherie Sanzot, Éditeur, 1976, p. 52).
Quand Jean abandonne son auberge pour suivre les anabaptistes, ses seules pensées sont une fois de plus pour sa mère : là encore, une démarche sémiologique est nécessaire pour élever le mythos, discours confus, au niveau de l’explicitation logique du logos (voir Fondements d’une sémiologie de la musique, Nattiez et Fait musical et sémiologie de la musique Molino).
Adieu ma mère
Et ma chaumière,
Je ne dois plus vous voir, hélas !
0 mon village,
0 douce image
Oui dans mon cœur tu resteras !
Là encore, on est frappé par les ambiguïtés des formulations, en miroir inverse de l’exemple précédent. Le « vous » pourrait être une formule de politesse (mais dans ce cas, la phrase serait grammaticalement boiteuse). Il englobe donc plutôt « ma mère » et « ma chaumière ». De même, « image » peut se référer à « village », « chaumière », ou encore à « mère ». Pour Pleur et Mézieux (op. cit.), le Ça manifeste ici la pulsion incestueuse inconsciente, désir que le Surmoi dissimule en obscurcissant son expression par le mélange des sentiments envers la chaumière et ceux envers la mère, qui ne peuvent pas être du même ordre. Pour paraphraser une vieille plaisanterie : « Préfères-tu ta mère ou ta chaumière ? Les deux mon Général ! » (Barthes & Homer). Nous sommes alors face à deux hypothèses interprétatives : i) soit « chaumière » est un leurre que le Ça utilise pour mieux faire passer l’objet principal, « mère », en le camouflant ; ii) soit « mère » se confond avec « chaumière », hypothèse tout autant plausible, la chaumière étant le symbole transparent de la chaleur réconfortante et protectrice associée à la petite enfance. Dans les deux cas, la conclusion est la même quant à la pulsion œdipienne manifestée par Jean (Frères ennemis, Meyer & Lissner, Milan, 2004).
Un peu plus loin, Jean, repenti, cherche le moyen d’obtenir le pardon divin, ce qui nous vaut le dialogue suivant, dans lequel le désir de rattachement de Fidès se manifeste sans fard. Notons que sa personne prévaut sur Dieu même, ce qui se conçoit dans son esprit puisque c’est elle qui donne la vie.
JEAN
Le ciel pourrait me pardonner ? Ma mère !
FIDÈS
Reviens, mon fils, viens à ta mère !
On retrouve une manifestation similaire dans la scène finale, avant l’explosion sacrificielle qui viendra résoudre le complexe insoluble que la mort de Berthe n’a pas réglé. En effet, tant que Berthe est vivante, elle contribue à masquer le désir incestueux de la mère et du fils. Une fois morte, Fidès et Jean ont, pour ainsi dire, le champ / chant libre, mais restent bloqués par le Surmoi quand la possibilité d’accomplissement n’a jamais été aussi proche. Le suicide final est donc la seule voie de résolution possible (on note également que Fidès s’arroge une fois de plus des prérogatives divines avec la grâce qu’elle accorde).
JEAN
Ah ! ma mère !
FIDÈS
Moi,
Qui viens te pardonner et mourir avec toi !
Pour conclure cet article que, pour rappel, nous avons intitulé Le Prophète, ou l’absence du père en tête de paragraphe, il convient de remarquer qu’en effet il n’est jamais fait mention dans le livret ni du père de Jean, ni de celui de Berthe et encore moins de celui de Fidès. D’où ce titre. [JMP]10. Otello dans Otello (Giuseppe Verdi)
Rien ne semblait prédisposer ce colosse triomphant, à manifester aussi spectaculairement les névroses d’une enfance probablement placée sous le signe de la frustration. Sa recherche maniaque de toutes les récompenses symboliques, qu’il s’agisse de victoires militaires ou de possession sexuelle, sans même parler du contre-ut à pleine voix, laissait certes augurer d’une complexité psychique défiant la norme. Qu’il ait suffit d’un simple mouchoir pour littéralement produire l’implosion mentale ayant conduit à l’atroce fait divers que nous connaissons ne laisse pas de surprendre. Certes, ledit mouchoir fut trouvé dans des circonstances ambiguës, mais que Monsieur Otello ne se soit pas livré aux élémentaires démarches de vérification rationnelle laisse à croire que l’objet se présenta comme un substitut symbolique à une blessure psychique dont la nature laisse place à la spéculation : ce fazzoletto peut en effet se confondre aisément avec un « cazzo-letto », c’est-à-dire littéralement un « pénis au lit », révélant sans doute une expérience incestueuse subie dans le secret du lit d’enfant. La rage de destruction qui s’est abattue sur Madame Desdémone ne fut que le choix névrotique d’un bouc émissaire aux abus reçus avant la puberté. Que celle-ci ait été étouffée avec un oreiller confirme le rôle, dans la psyché primitive, du lit comme lieu de la blessure narcissique. Certains prétendent même qu’elle aurait été étouffée avec un ours en peluche. Cela ne nous étonnerait pas mais l’incertitude demeure. [SF]10bis. Elsa von Brabant dans Lohengrin (Richard Wagner)
Impossible de ne pas se pencher sur le cas étrange d’Elsa von Brabant, fille de feu le Duc de Brabant. L’héroïne du Lohengrin de Richard Wagner est accusée du meurtre de son frère Gottfried, héritier du duché de Brabant par Friedrich de Terlamund, qui désire ainsi accéder au trône. La défense lunaire de l héroïne wagnérienne ne laisse planer aucun doute sur son état mental, elle botte en touche aux premières accusations : – alors tu admets être coupable ? – Mon pauvre frère !
Poursuivant sa défense chaotique, elle se lance dans un récit confus mêlant prière, fantasmes, puis annonce avoir rêvé d’un preux chevalier en armures et au cor doré (sic). Tentative de plaider l’irresponsabilité pénale ? La rédaction de Forumopera s’est penchée sur les sources de jurisprudence brabançonne du début du Xe siècle, et doute de cette théorie.
Le roi de Germanie, en compétent juge de paix décide d’un bon vieux duel ordalique pour sceller le sort d’Elsa…qui décide de convoquer le champion de ses rêves pour défendre son honneur… Après deux convocations infructueuses, le fameux chevalier (vous l’aurez compris c’est Lohengrin) débarque sur son navire traîné à grand peine par un cygne, remporte son duel et épouse Elsa, à la seule condition qu’elle ne lui demande pas son nom. Devinez ce qu’elle fait à la fin de l’opéra ? (SM)
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