Le 2 octobre 2020, le président Emmanuel Macron a prononcé au Mureaux, dans les Yvelines, un important discours où, pour contrer le séparatisme, il annonce son intention de fermer les sinistres médersas des quartiers, de récupérer la langue arabe et de la réintroduire dans l’école de la République. «Je veux, martèle-t-il, que la France devienne ce pays où on puisse enseigner la pensée d’Averroès, d’Ibn Khaldun». Tous les effarouchés de France et de Navarre l’ont accusé de vouloir faire entrer le loup dans la bergerie.
Parmi les protestataires les plus virulents, un respectable philosophe, Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation. Je me demande s’il a, au cours de ses études, chez Aristote ou chez Dante, rencontré «Averroès qui fit le grand commentaire». Sait-il aussi qu’Ibn Khaldun est une découverte française. Diffamer l’arabe, c’est insulter le père de l’orientalisme moderne, l’illustre Sylvestre de Sacy, ainsi que l’éminent Louis Massignon et leurs prestigieux continuateurs.
Antoine-Isaac Silvestre de Sacy
Il y a juste 25 ans, l’historien irlandais Peter Brown écrivait que l’arabe était, au Moyen Age, «la seule langue proche-orientale où l’on croyait que toute pensée humaine et tout sentiment humain de l’amour, de la guerre et des chasses du désert, aux plus hautes abstractions métaphysiques, pouvaient s’exprimer. Vers l’an 800, c’était la séduction de toute cette culture profane d’expression arabe, et non de l’islam lui-même, qui menaçait de couper de leur passé les chrétiens de l’empire islamique».
En français, on évalue les mots d’origine arabe à un millier de vocables. De A, comme azimut, à Z, comme zénith. L’espagnol, le portugais et l’italien en comptent beaucoup plus. Ils touchent à des domaines aussi variés que l’astronomie, la chimie, les mathématiques, le commerce, les activités maritimes, la faune et la flore, les tissus et les vêtements, les outils, les ustensiles, les instruments de musique, etc. Ces mots ne sont pas neutres, ils arrivent chargés de leur histoire.
Au XVIIe siècle, par intuition ou par simple bon sens, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz (1613-1679), l’un des hommes les plus cultivés de son temps, écrivait : Les Sarrasins d’Espagne qui, au VIIIe siècle, se répandirent en France, pouvaient y faire naître le goût des sciences et des beaux-arts» […].Leur postérité «fut à l’origine nébuleuse de ces troubadours qui illustrèrent ces mêmes contrées au XIe, XIIe et XIIIe siècles : origine dont je ne sache pas qu’aucun critique ait eu l’idée».
Mais c’est au XXe siècle, au sein des cercles médiévistes européens, que la question des origines de la lyrique romane a suscité des débats académiques souvent passionnés, mais qui n’ont guère débordé l’enceinte universitaire.
Louis Massigon
Dans nombre de mes communications et essais, je me suis employé à faire le point sur le sujet, en vue de participer à sa mise dans la grande circulation. J’ai tenté de suivre à la trace cette influence arabe à travers la poésie française depuis le premier jusqu’au dernier des troubadours, de Guillaume IX à Louis Aragon, lui-même auteur de zajals dans la pure tradition andalouse, en passant par le jeune Hugo, également auteur de nombreuses strophes zajalesques.
Pour l’auteur des Orientales comme pour celui du Fou d’Elsa, c’est par l’Espagne qu’on entre en arabité. À l’heure des bilans, je dirai que la filiation des troubadours est à présent bien établie. La structure strophique de leur poésie, la richesse et l’ordonnancement des rimes, les lieux communs inhérents aux thèmes traités, la fin’ amor elle-même, sont, n’en déplaise à certains négateurs irréductibles, d’origine arabo-andalouse.
La poésie, on le sait, est la littérature par excellence, la demeure de l’être, là où la nation investit l’essentiel de ses sentiments. Elle reste un domaine particulièrement chatouilleux. Les emprunts n’y sont pas toujours avoués de bonne grâce. Trobar signifie «trouver» en provençal. Le troubadour est bien le «trouveur», ce qui a donné trouvères pour les poètes du Nord et trovatori pour leurs confrères italiens. Cette étymologie n’a guère convaincu les orientalistes. «Trouver», en poésie, n’a pas de sens. Julian Ribera avait proposé une dérivation de tarab, émotion esthétique, transe, exaltation résultant de l’écoute de la musique ou de la poésie. On a même vu en «troubadour» une inversion de dawr tarab (littéralement tour de chant) en tarab dawr. Ce n’était là qu’un rapprochement phonétique, peu concluant, aux yeux de Lévi-Provençal qui n’en continuait pas moins de rejeter l’acception occitane. Nous sommes à peu près sûr, avec un orientaliste de renom, Charles Pellat (1914-1992), que le mot vient de l’arabe hispanique : drab, dans le sens de jouer d’un instrument à cordes, à vent ou à percussion. En y ajoutant la marque de l’infinitif espagnol, ar, on obtient le verbe drabar corrompu en trobar, il cadre parfaitement avec la lyrique troubadouresque dont on sait la part du chant dans sa déclamation. Un article de l’arabisant canadien Charles Lemay, référence à l’appui, corrobore la thèse.
Averroès (Ibn Rushd)
Or, on assiste, depuis quelques années, en France du moins, à un formidable regain d’intérêt pour le Moyen Âge. Le trobar y est porté aux nues. On lui découvre une dimension à l’échelle de l’Europe dont il aurait assuré l’éducation sentimentale et fondé l’expression poétique moderne. Nous apprécions cet engouement pour une période exceptionnellement riche et qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Seulement voilà, le point qui nous intéresse, celui des origines, est de plus en plus évacué. Au diapason d’un eurocentrisme ébloui par son propre soleil, les nouveaux médiévistes semblent éviter de gâcher le plaisir par le rappel d’une parenté perçue – le monde arabe étant ce qu’il est – comme une mésalliance.
À elle seule, la chanson 5 de Guillaume IX devrait nous persuader du bien-fondé de la thèse. Le prince-poète y reprend un conte arabe, sous la forme d’un voyage au Limousin, au cours duquel il fait la connaissance de deux dames, Agnès et Ermessen. L’une d’elles lui tint ces propos :
Dieu vous sauve sire pèlerin !
Vous me semblez de fort bon lieu,
Mais trop voyons aller par le monde,
De folles gens.
Le poète lui répond par un baragouin:
Aital lati
Tarrababart
Marrababelio riben
Saramahart.
Ayant entendu ce « galimatias », la jeune femme dit à son amie :
Avons trouvé ce que nous cherchons,
Sœur, pour l’amour de Dieu hébergeons-le,
Car il est bien muet
Et jamais par lui notre conduite
Ne sera révélée.
Elles l’hébergent donc, mais elles ont des doutes quant à la nature de la mutité de leur hôte. Aussi décident-elles d’en avoir le cœur net. Elles le déshabillent et posent sur son dos un gros matou que l’une d’elles tire brusquement par la queue. Il s’ensuit une réaction féline dont voici l’effet:
…et lui de m’écorcher !
Et je reçus, cette fois-là
Plus de cent plaies.
Mais je n’aurais pas fait un geste,
M’aurait-on tué.
L’épreuve est concluante :
[…]Huit jours et davantage
Je restai en ce lieu.
«L’origine arabe de cette fiction, reprise plus tard par Boccace (Décaméron, III, I), est à peu près certaine», écrit René Nelli . Guillaume IX a pu l’entendre parmi d’autres, lors de son séjour oriental ou au cours de ses pérégrinations andalouses, ce qui plaide en faveur de l’influence littéraire qu’il aurait directement subie.
L’intérêt de ce poème paillard réside moins dans l’emprunt de cette fiction que dans le «galimatias» grâce auquel il se fait passer pour muet. L’un des premiers à avoir été intrigués par ce charabia, c’est l’orientaliste tchèque Alois Richard Nykl, qui, dès 1931, y décèle des bribes d’arabe qu’il signale dans sa traduction du Tawq al-hamâma (Le Collier de la colombe) d’Ibn Hazm. Mais c’est à E. Lévi-Provençal que revient le mérite de déchiffrer d’une manière plus correcte et décisive les vers en question.
Dans une conférence prononcée en 1948 à l’Institut français de Madrid, il dit notamment: «En confrontant les diverses leçons offertes par les manuscrits de Guillaume IX et en déplaçant les coupures graphiques, sans toutefois procéder à la mutation d’une seule lettre, je me suis aperçu qu’il y avait là quatre vers d’arabe hispanique, à peu près entièrement intelligibles mais trop crus pour être traduits, et dans lesquels le poète déclare à son interlocutrice qu’il sait à quoi s’en tenir sur la légèreté de sa conduite ».
Accédant au désir de plusieurs romanistes, Lévi-Provençal finit par fournir la lecture et la traduction de ces quatre vers tels qu’ils figurent dans le manuscrit de Paris, Bibl. Nat. N° 856, F° 230 r° :
Anti llati
Marra b-Ab Hârit
Marra b-Abnur ibn
Saram ‘ahart
(Tu es bien celle qui,
Une première fois, à Abû Hârit
Une seconde, à Abnur ibn
Saram, t’es prostituée.)
A noter qu’un poète sévillan du nom d’Ibn Sârim a réellement existé. « J’ai la conviction à peu près absolue que, si anormale que la chose puisse paraître, Guillaume IX savait l’arabe », conclut E. Lévi-Provençal.
Pour avoir longtemps travaillé sur le patrimoine arabe, André Miquel, professeur et administrateur honoraire du Collège de France, le sait, qui lançait naguère une idée lumineuse, la création, en Sorbonne, d’une chaire de littérature comparée consacrée à l’interaction, aux apports croisés, aux influences réciproques qu’a connus l’aire culturelle gréco-latino-arabe.
J’en appelle aux universités orientales et occidentales à exaucer ce vœu. Ramener l’arabe de la périphérie au cœur même des humanités.
C’est un plaisir esthétique intense que de reconstituer le périple de l’amour qui bourgeonne à Médine et fleurit à Bagdad, avec le théoricien de l’amour platonique, Ibn Dâwûd (868-909), un théologien doublé d’un poète, qui tint à faire une nette démarcation entre la morale religieuse et celle de la passion amoureuse. Les boutures de cette floraison importées à Cordoue font de cette ville avec, pour jardinier, un autre théoricien, Ibn Hazm (994-1064), lui aussi théologien et poète, la première roseraie d’Occident. Les bons vents ne tardent pas à en amener les pollens jusqu’à Poitiers.
Abd al-Rahman Ibn Khaldoun
Poitiers, «assise entre oc et oïl», a beau se targuer d’avoir sauvé l’Europe, elle resta pendant des siècles «au carrefour de l’islam et du monde celtique». «A priori, écrit J.-C. Payen, c’est déraisonner, et croire à l’invraisemblable. Et pourtant, un certain nombre de faits tendent à confirmer cette hypothèse ». L’arabité entre à Poitiers par la grande porte. Mais qui donc a dit que l’histoire n’avait pas le sens de l’humour ? Procédant des mêmes souches, la maladie d’amour, au-delà et en-deçà des Pyrénées, accusait les mêmes symptômes, la même évolution, les mêmes effets. Les poètes érotiques arabes et les troubadours ont mené un combat parallèle, souvent déclaré, parfois implicite, celui de l’affranchissement des femmes. Aragon, imbu, rappelons-le, de poésie médiévale arabe et romane, explique que sa poésie amoureuse pendant l’occupation allemande était une manière de résister contre le retour de la femme au foyer, préconisé par Vichy.
Je crois à la rencontre historique des cultures. Nulle grande idée n’est sortie d’une autarcie intellectuelle. Al-Andalus ne cesse d’appeler au métissage culturel interméditerranéen. L’amour courtois est une invention propre à nos rivages. Ce n’est pas le seul don que nous fîmes à l’humanité.
Je voudrais exprimer ici un sentiment de profonde gratitude aux arabisants espagnols et aux orientalistes occidentaux souvent vilipendés par nos intégristes et autres ignares. Ce sont eux qui, au plus fort de l’expansion coloniale, ont montré aux élites et aux autorités de leurs pays respectifs que les Arabes n’étaient nullement des sauvages à civiliser. Ils ont de même encouru le courroux des médiévistes et des romanistes dont ils ont magistralement bousculé l’eurocentrisme, notamment au chapitre des origines de la lyrique provençale. Opiniâtres et perspicaces, forts de leur incomparable érudition, ils ont initié bien des Arabes à leur arabité et bien des Occidentaux à la connaissance scientifique de l’Autre et de sa contribution à leur culture. Ce sont eux qui ont signé au bénéfice de la civilisation arabo-musulmane une reconnaissance de dette culturelle en bonne et due forme. D’autres chercheurs continuent d’appuyer de tout leur poids académique la thèse arabe.
L’un des témoignages les plus récents en la matière est celui de l’anthropologue britannique Jack Goody. «L’Europe, écrit-il, ne s’est pas contentée de revendiquer l’invention et la possession de certaines valeurs ou institutions hautement prisées: elle a fait la même chose dans le domaine des émotions, et notamment en ce qui concerne l’amour.» Il note l’hypothèse centrale de travail de Denis de Rougemont (L’Amour et l’Occident) pour qui, ce sont les troubadours du XIIe siècle qui ont introduit l’idée et la pratique de l’amour romantique. «Mais si la poésie érotique latine, ajoute Goody, peut avoir servi de modèle aux troubadours du Languedoc, il est une autre source plus directe : celle de la grande tradition islamique de poésie amoureuse qui existait en Espagne et en Sicile, tous pays de langue arabe. L’explication la plus plausible de ce qui fait la différence entre Ovide et les œuvres plus tardives de la même veine est l’«influence exercée sur les troubadours par la culture de l’Espagne musulmane». Goody cite Ibn Hazm, le théoricien de l’amour courtois, et la princesse Wallâda qui tenait un salon littéraire à Cordoue (994-1091). Il signale d’autres poétesses andalouses «en qui l’on sentait une surprenante liberté dans l’expression et l’épanouissement du sentiment amoureux». Il souligne «les nombreuses similitudes qui existent entre les deux traditions au point de vue des thèmes et de la métrique». Et de conclure : «la littérature européenne a contracté, quant à l’amour romantique, une dette quasi incommensurable à l’égard de l’Espagne du XIe siècle».
Abdelaziz Kacem
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