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Le dialogue que nous menons avec nous-même accompagne nos sensations, nous murmure ce que nous devons dire ou faire, et nous sermonne silencieusement lorsque nous ne sommes pas à la hauteur de la situation… Il n’avait jamais fait l’objet d’un traité de philosophie. La chercheuse Hélène Lœvenbruck s’y est attelée, en s’appuyant sur les neurosciences comme sur la littérature.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée au phénomène de la voix intérieure ?
Hélène Lœvenbruck : Mes parents, professeurs d’anglais, m’ont poussée à apprendre l’anglais, le russe et l’allemand. Capable assez tôt de m’exprimer en plusieurs langues, je me demandais si ce que je ressentais dépendait de la langue dans laquelle je l’exprimais. Ensuite, j’ai fait des études d’ingénieur, et ma thèse en sciences cognitives portait sur la mise au point d’un robot simulant la parole humaine, avec ses intonations, ses inflexions de voix… Pour contrôler un tel robot, il fallait introduire des systèmes de prédiction. C’est ainsi que nous parlons : avant d’émettre une parole, nous produisons des prédictions sur les conséquences de notre action en préparation. Ce mode de prédiction intervient tout au long du processus de parole, en cascade : au moment où je planifie mon énoncé, où je choisis les mots, où je programme mes mouvements articulatoires… Ces prédictions nous permettent d’ajuster l’opération en cours avant même qu’elle soit effectuée. Si l’on veut faire parler les robots de façon fluide, il faut leur implémenter le même système de contrôle prédictif. C’est par ce biais que j’en suis venue à m’intéresser à l’endophasie, le langage à l’intérieur de soi – du grec éndon, « en soi », et phásis, « parole » –, la parole silencieuse, souvent dialogique, que l’on entretient avec soi-même.
Les enfants expriment à voix haute ce qui leur passe par la tête. La voix intérieure est-elle le produit de l’injonction des adultes à intérioriser leur pensée ?
Lorsqu’ils jouent seuls, les enfants n’hésitent pas à exprimer à voix haute leur pensée. Ils ont un langage « égocentrique » ou « privé », parfois sous forme de dialogue destiné à eux-mêmes. Parce qu’ils ne peuvent pas le contenir ? Ou y sont-ils contraints par l’éducation ? Une chose est sûre : les réseaux du contrôle inhibiteur, dans le cortex préfrontal, se développent tardivement. Parce qu’ils veulent garder certaines pensées secrètes ou parce que les adultes les y encouragent, les enfants apprennent à internaliser le langage privé. Au sein de mon laboratoire, nous demandons aux enfants d’apparier des images selon la forme sonore des mots associés, sans prononcer les mots à voix haute. Selon nos premiers résultats, ils y arrivent dès 4 ans, voire plus tôt. C’est le signe que les autres jouent un rôle décisif dans la mise en sourdine de notre parole intérieure.
Qu’est-ce qui rapproche la voix intérieure de l’intuition, qui nous murmure ce que nous devons faire avant de prendre une décision ?
Je dirais que l’intuition est la forme embryonnaire et ultracondensée de l’endophasie. Elle peut se déployer ensuite dans l’élaboration de phrases, complètes ou fragmentées, puis dans la simulation mentale de ces énoncés. Mais le point de départ, c’est un concentré d’intuition, que l’on conserve tout au long de la verbalisation et qui permet de nous assurer que ce que nous disons correspond à ce dont on avait l’intuition avant de le formuler. Le processus de contrôle en cascade permet de comparer nos intuitions à leur verbalisation.
À vous suivre, ces intuitions peuvent être plus ou moins condensées…
En effet, cela peut aller de l’hypercondensé – sous la forme d’un flash, d’une bribe de parole ou d’un mot – à des phrases entières audibles mentalement avec tous les mots dans le bon ordre. Si vous avez oublié d’aller chercher du pain et que cela vous revient au moment de la fermeture de la boulangerie, le mot « pain ! » peut surgir d’un coup dans votre tête. À d’autres moments, vous allez déployer des phrases entières. Après avoir discuté avec un ami, vous êtes capable, plusieurs jours après, de vous souvenir de l’essentiel de ce que vous vous êtes dit de manière condensée. Parfois, vous pouvez restituer l’intégralité de la conversation et la revivre intérieurement – c’est le cas quand il s’agit d’un échange chargé d’émotions. Lorsque vous vous disputez avec un collègue ou un voisin, vous pouvez entendre sa voix dans votre tête. Ces variations dépendent aussi des personnes. Certains individus ont une endophasie très audible, avec des voix intérieures presque aussi claires que dans la réalité. D’autres rapportent qu’ils ne sentent jamais de petite voix dans la tête – ce qu’on appelle l’« aphantasie auditive verbale ».
La voix intérieure peut être la mienne ou celle d’un autre ?
L’endophasie peut prendre la forme d’un dialogue intérieur faisant alterner notre voix et celle d’autrui. Elle met aux prises des points de vue (on parle de « dialogicalité ») ou des personnes avec leurs voix propres (la « dialogalité »). Si j’imagine qu’il faut que j’achète du pain, je vais me dire qu’il faut que je commence par aller chercher de l’argent au distributeur, que je gare mon vélo… Si je réfléchis à la guerre en Ukraine, je fais place à des points de vue différents sur le conflit qui peuvent prendre la voix de véritables interlocuteurs. Souvent, personnes et points de vue se mélangent. La journaliste du Guardian Sirin Kale rapporte le cas d’une femme qui, chaque fois qu’elle doit prendre une décision importante, entend dans sa tête un couple d’Italiens imaginaires ayant chacun une voix et un accent particulier. Ils se disputent en échangeant des arguments. Jusqu’à ce qu’elle soit convaincue par celui qui exprime le meilleur argument…
La petite voix intérieure est-elle toujours intentionnelle ?
En règle générale, il faut que je décide de me parler à moi-même ou de planifier mentalement ma journée pour entendre clairement ma propre voix. Mais il y a aussi des moments non intentionnels, des instants de rêverie ou de vagabondage mental, où la voix intérieure surgit sans que je l’aie décidé.
Vous citez Einstein qui affirmait que le langage ne jouait pas de rôle dans le mécanisme de sa pensée. Pouvons-nous avoir des intuitions intellectuelles dissociées du langage ?
Dans ces cas-là, l’intuition semble comme détachée du langage et de toute modalité sensorielle, elle n’est ni visuelle ni auditive, purement abstraite ou amodale. Pour le commun des mortels, cela ne se passe pas ainsi. Si je pense au citron, j’associe le son du mot, la vision des lettres qui le composent, les sensations articulatoires dans ma bouche quand je prononce ce mot, le goût acide du citron, la couleur jaune… Ces dimensions sont rassemblées dès que je pense au citron. Mais, tout en haut de la pyramide, il y a le concept de citron, abstrait, condensé, qui les subsume.
Comme l’idée platonicienne du citron, en somme…
L’intuition de l’idée de citron, c’est l’accès à cette entité abstraite qui peut ensuite se déployer dans une représentation visuelle, sensorielle, langagière… Quand Einstein se passe du langage pour penser, il mobilise des entités abstraites qu’il n’a pas besoin de mettre en mots ou en sensations physiques. Et ce n’est pas seulement une idée qui « flashe » dans sa tête. Car il peut manipuler et combiner ces entités entre elles. C’est peut-être à cela que tient la différence entre les génies et le tout-venant de l’intuition. Nous, nos intuitions viennent au hasard dans notre esprit, et nous cherchons ensuite à les rationaliser. Alors qu’Einstein les manipule à sa guise…
Que nous apprennent les neurosciences et l’imagerie cérébrale de la voix intérieure ?
Premier enseignement : elles démontrent que la petite voix existe. Lors d’expériences en imagerie cérébrale, on a demandé à des participants de se parler dans leur tête. Et leur cortex auditif de l’hémisphère gauche s’active, en plus des régions frontales inférieures du même hémisphère, liées au contrôle de l’articulation. Ce n’est donc pas de l’affabulation : il y a bien une sensation sonore liée à la voix intérieure. Tout comme, lorsqu’une personne a une hallucination auditive et dit : « J’entends des voix », on peut l’objectiver, le cortex auditif est suractivé, il y a une sensation auditive traitée par le cerveau. Ce n’est pas rien, c’est une objectivation de l’introspection. Ensuite, l’imagerie cérébrale mesure la subtilité des registres de la voix intérieure. Exemple : si vous imitez un acteur dans votre tête, les régions frontales de l’hémisphère droit seront plus activées que lorsque vous monologuez intérieurement avec votre voix usuelle. Cette bascule hémisphérique semble liée à un contrôle accru de l’intonation et de l’articulation. Si maintenant vous imaginez que cet acteur s’adresse à vous, vous changez de perspective, vous passez de la 1re à la 3e personne. L’activation cérébrale bascule alors dans les régions frontales et pariétales inférieures de l’hémisphère droit, ainsi que dans le précuneus et le cortex cingulaire postérieur.
Il y a une distinction cérébrale entre l’imitation d’autrui que je produis en moi et l’intervention imaginaire d’autrui lorsque je converse avec lui dans ma tête.
C’est comme si je faisais sortir de mon corps cette voix que je créais. C’est quelqu’un qui me parle, c’est le réseau de la conversation avec l’autre qui s’active. On observe les mêmes phénomènes lors de la simulation mentale d’action. Nous, humains, sommes équipés de cette capacité de simuler autrui mentalement. C’est un mécanisme essentiel, qui fait de nous des êtres sociaux, parce qu’il nous permet de comprendre les autres, en imaginant comment ils sentent, pensent et agissent.
Que se passe-t-il quand la voix intérieure déraille, comme chez les schizophrènes, qui entendent les voix des autres qui leur parlent ?
Précisons que le fait d’entendre des voix ne signifie pas qu’on souffre de schizophrénie. L’hallucination auditive verbale peut être présente chez toute personne saine, à l’endormissement ou au réveil, lors de ces moments de conscience altérée qui font que la parole interne est vécue comme venant de l’extérieur. Ce qui distingue les voix hallucinatoires qui touchent aux troubles psychiatriques ou neurologiques, c’est que ce sont des voix hostiles, agressives, insultantes. Mais l’hallucination nous fait toucher un élément essentiel : le sentiment d’agentivité, la conscience que nous avons d’être l’auteur de nos pensées et de nos actes. L’endophasie typique est toujours accompagnée de la conviction que ce qu’on produit dans notre tête, nous en sommes l’auteur, même quand c’est non intentionnel. On se dit : « Tiens, je ne sais pas comment je l’ai trouvée, mais cette idée m’est venue. » Alors que, dans l’hallucination, c’est vécu comme venant de l’extérieur. La frontière est floue entre parole intérieure vagabonde, rêverie et hallucination. La plupart du temps, nous avons le sentiment d’être l’auteur de nos pensées et de nos intuitions, même involontaires. Dans la rêverie, nous perdons parfois l’intentionnalité. Et dans l’hallucination comme dans le rêve, nous perdons l’agentivité : les voix que nous entendons sont autoproduites mais attribuées à des agents externes. Dans la schizophrénie, un mécanisme supplémentaire est en jeu, qui fait que le contenu des paroles est systématiquement négatif et agressif. On ne sait pas encore bien expliquer pourquoi.
Souvent, la voix intérieure m’encourage à agir. Mais elle peut aussi me faire tomber dans la procrastination, comme chez Hamlet qui, à force de ruminer, n’agit jamais. Quel est le ressort éthique de la voix intérieure et de l’intuition ?
Il y a une forme d’endophasie ruminative, cyclique et répétitive, qui empêche d’agir. Ce sont les pensées négatives, ressassées, qui tournent en rond. Quand Hamlet ressasse ses idées noires, il se dit que l’humanité est pourrie, qu’il n’y arrivera jamais… La conclusion simple, c’est le suicide. Mais si l’on parvient à se soustraire aux pensées négatives, écouter sa voix intérieure et ses intuitions peut avoir des vertus réconfortantes. Grâce à elles, on se corrige, on se régule, on se réconforte. Se parler aide à faire le tri dans ses priorités, à prendre de bonnes résolutions, à les faire résonner en nous, à les inscrire dans le marbre… Se parler permet de se retrouver.
Qu’est-ce que le langage ? Objet de la linguistique, le langage peut d’abord être étudié comme un système de signes qui associe des mots (puisés dans un lexique) selon des règles grammaticales précises (établies par une syntaxe). On s’intéresse aussi aux fonctions du langage : essentiellement penser et communiquer. Lorsqu’il vise à persuader, il met en jeu des techniques oratoires codifiées par la rhétorique. Les linguistes distinguent la fonction simplement descriptive du langage de sa fonction pragmatique : la parole vaut alors pour action (dire « oui » à un mariage, c’est se marier). Enfin, on a coutume de dire que le langage est le propre de l’homme et on cherche alors, d’une part, à le séparer du langage animal (par exemple celui du perroquet ou des abeilles) en insistant sur sa capacité créatrice ; d’autre part, à l’améliorer jusqu’à imaginer, comme Leibniz, une langue universelle.
Les points d’interaction entre la phénoménologie et les neurosciences sont nombreux. La pensée ne précède pas l’action, ni l’action la pensée : l’action contient toute la pensée. Explications avec le neurophysiologiste Alain Berthoz.
La crise sanitaire et les confinements ont de quoi faire perdre leur sang-froid aux plus flegmatiques d’entre nous. Pour retrouver notre liberté intérieure face aux vicissitudes du monde, la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet a un remède : la lecture des Pensées pour moi-même de l’empereur stoïcien Marc Aurèle.
« Qu’importe la vérité si l’on est persuasif. » C’est pour Nicolas Tenaillon la conviction qui anime Gorgias lorsqu’il compose ce modèle d’exercice rhétorique. C’est ainsi que l’éloge d’Hélène devient l’éloge de Gorgias faisant l’éloge d’Hélène…
Rassurez-vous : il s’agit bien d’une notion philosophique, pas d’une intrusion du Trésor public dans votre programme. La perception désigne la fonction par laquelle nous nous formons une représentation sensible des objets extérieurs. Elle n’est pas la sensation (impression directe sur les sens), ni l’imagination (par laquelle nous (re)composons nos sensations). Dans la perception, la réceptivité d’un donné extérieur et l’activité mentale sont articulées l’une à l’autre. Expliquer comment n’est pas facile, notamment parce que l’interprétation et le langage jouent ici un rôle non négligeable : le sujet percevant a en effet son histoire et sa culture, qui affectent sa perception des choses. C’est pourquoi il n’y a probablement pas de « perception pure » ou objective. Attention : on parle d’aperception (mot inventé par Leibniz) pour désigner la conscience de soi, l’activité réflexive qui ne dépend pas des données extérieures issues de la sensation.
Pendant la guerre froide, il y avait deux camps, deux options : le capitalisme et le communisme. La situation n’est plus si simple, ni manichéenne : le marché est devenu mondial, et chacun de nous est désormais traversé par la contradiction entre capitalisme et anticapitalisme. Dans cette situation quasi schizophrène, il faut malgré tout faire des choix.
L’œuvre du neurophysiologiste Alain Berthoz éclaire d’un jour nouveau les rapports entre pensée et action. Adepte de l’interdisciplinarité, il n’a jamais cessé de dialoguer avec la phénoménologie de Husserl ou de Merleau-Ponty, dont beaucoup d’intuitions sont aujourd’hui confirmées par les neurosciences.
Le terrorisme est en guerre contre le symbole, contre le langage, contre tout ce qui, en l’humain, produit du doute, de l’incertitude, de l’ambivalence, affirme la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet. Dans les failles des esprits désoeuvrés, il insinue une dogme monolithique et univoque dans un but précis : tuer la pulsion de vie, isoler la pulsion de mort qui rôde dans les tréfonds du psychisme de chacun. Raison pour laquelle on peut, selon elle, craindre un mimétisme de l’attentat : la pulsion de mort, aiguillée par la puissance du discours religieux, exerce une fascination incomparable sur les hommes.
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