À l’occasion de la cérémonie de vœux aux armées, le 20 janvier dernier, Emmanuel Macron a brossé devant elles, « tout autant que devant la nation tout entière » dont il appelle à la « mobilisation », les grandes orientations qu’il entend devoir être prises en matière de défense nationale dans le cadre européen et mondial. L’ambition affirmée est de parachever la transformation de nos armées pour « gagner la guerre avant la guerre ».
Nulle part il ne sera question de paix, de prévention politique et diplomatique des conflits, de résolutions politiques des enjeux économiques et sociaux ou écologiques aux sources de tensions régionales ou internationales dans le long discours qui détaille l’emploi prévu du budget de 413 milliards d’euros pour la période 2024-2030 – une augmentation historique : le double de la période 2014-2017 – inscrit dans la future loi de programmation militaire (LPM), qu’il définit en soi comme un « projet de souveraineté nationale » (entendue comme la sauvegarde d’intérêts propres articulée à une prétention hégémonique).
D’une LPM de « réparation » (les objectifs de la période 2019-2024) à une LPM de « transformation », aujourd’hui, afin d’« avoir une guerre d’avance », les éléments de langage du Président de la République sont graves et inquiétants.
Partant du principe que, désormais, « une guerre ne se déclare plus » – présupposé discutable –, il est question de « ne jamais être en retard d’une guerre, ne pas chercher à gagner intellectuellement le conflit précédent, mais permettre au pays d’être prêt pour celui qui peut venir. » Le prisme idéologique et politique du Président et chef des armées est que la guerre vient et qu’il convient – non de l’empêcher, mais d’y être préparé : « Il faut gagner le temps qui nous sépare du conflit de demain. » Certes, la mission dévolue à la défense nationale est la protection des populations et du territoire national, métropolitain et ultra-marin, en étant parée à toutes les éventualités (et cela nécessite d’y travailler) ; mais, ici, il s’agit plus vraisemblablement de parfaire aussi les capacités de projection extérieure de nos forces armées au moment où un même tournant est pris, par exemple, par l’Allemagne en Europe ou le Japon en Asie.
Le discours du 20 janvier s’appuie sur le cadre politique dressé dans la Revue nationale stratégique (RNS) de novembre dernier : « La fracturation de l’ordre mondial, porteuse d’enjeux et de risques pour notre liberté, » a conduit, « dès 2017, la France à réinvestir dans ses armées, à déployer une stratégie française et européenne de souveraineté face à un bouleversement des équilibres mondiaux ». Pas le temps, nonobstant, pour le chef de l’État de tirer un bilan critique des premiers résultats de cette orientation.
« Inscrite dans la boussole stratégique de l’UE » et le « concept stratégique de l’Otan », la stratégie française viserait à « renforcer le rôle de puissance d’équilibre (…) moteur de l’autonomie européenne » que jouerait notre pays. Au regard du déroulement des événements dans la guerre en Ukraine, il y a de quoi interroger une telle conception. D’abord, de quel équilibre parle-t-on ? Équilibre au sein de l’Otan ? Équilibre au sein du Conseil de sécurité des Nations unies ? Équilibre comme arbitre impartial international, neutre, hors des logiques de bloc qui s’installent ? Ensuite, parce qu’elle prolonge la subordination à l’Otan (« un allié fiable », précise E. Macron – « comme en Afghanistan ? », est-on tenté de lui demander) ; parce qu’elle s’inscrit dans la logique, éculée, de puissances, qu’elle évoque une « autonomie » européenne toute relative, c’est un euphémisme, vis-à-vis des États-Unis et de l’Alliance atlantique qu’ils ont forgée pour servir leurs intérêts hégémoniques. Enfin, parce que cette vision nie les réelles exigences de transformation de l’ordre international. C’est, au fond, grimer les matadors alors qu’on est pétri de résignation.
Ces 413 milliards d’euros budgétés doivent servir en premier lieu, et c’est le plus grave, à l’« adaptation » de la force de frappe nucléaire dont le budget, déjà énorme, risque d’atteindre des sommets inégalés et aller à l’encontre de nos engagements internationaux, notamment au titre du Traité de non-prolifération (TNP) ; puis servir au perfectionnement de nos capacités autonomes de renseignement, « à la maîtrise de l’empreinte et de la durée de nos opérations lointaines » en renforçant les forces spéciales françaises, « à passer à une capacité d’action dans des environnements contestés, face à des adversaires aguerris, technologiquement redoutables », à la cyber sécurité, à l’interopérabilité, au spatial et aux capacités navales.
Il s’agit aussi – c’est important – de « doubler la réserve opérationnelle » pour renforcer l’armée d’active et d’organiser une « montée en puissance d’unités nouvelles de réservistes ». Il promet, dans cet ordre d’idées, un « service national universel (permettant) de disposer d’une jeunesse parée à tous les périls ». Car, oui, Emmanuel Macron entend bien préparer la France à la guerre en en appelant, en outre, à une « mobilisation civile (…) inséparable de l’effort militaire » par une « série de lois d’actions concrètes, de mobilisation de la nation tout entière ».
Enfin, il va s’agir de renforcer les forces dites de « souveraineté » en outre-mer, pour y renforcer la défense de ces territoires sur laquelle E. Macron insiste à maintes reprises dans ses propos, alors que l’État dont il est le chef n’est même pas capable d’y assurer des services publics et des conditions de vie décentes pour tous.
Notre pays doit par conséquent, selon lui, et le mouvement est amorcé – nous avons eu raison de le pointer en mars 2022* – se doter, c’est l’objectif stratégique n° 3 de la RNS, d’une « économie de guerre » – « notre horizon collectif », précise le Président – en accélérant les cadences de production et en augmentant les volumes dans l’armement et, de fait, en réduisant, les dépenses publiques dans les autres domaines de compétence de l’État.
Le président Emmanuel Macron fera ce qu’il faut pour obtenir un large accord au Parlement en faveur de cette LPM en jouant de la fibre nationaliste – de la peur (« être prêts à des guerres plus brutales, plus nombreuses et plus ambiguës ») et d’une fierté mal placée. Le piège est tendu : « C’est le prix de la sécurité de nos enfants, c’est le montant de notre rang à tenir, de nos valeurs à défendre, d’un long récit de gloire et de liberté dont il nous faut écrire les prochains chapitres. » Dans sa lancée, le chef de l’État, s’appuyant notamment sur l’exemple de la force Takuba au Sahel et passant outre ses échecs, affiche l’ambition pour la France « d’être en mesure d’agir avec les Européens, à l’intérieur ou hors de l’Otan », et « d’assurer, si nécessaire, le commandement d’opérations d’ampleur ».
Tout ici parachève une autre transformation, celle de la défense, des forces armées en projet politique en soi. Ces « changements » vers une société guerrière, E. Macron les veut durables et « irréversibles ». Si aucune initiative n’est prise dans les semaines à venir par les forces de gauche, les organisations syndicales et associatives, les artisan·e·s d’une culture de paix, pour porter en débat, dans le pays, l’analyse de l’état du monde et une remise en cause des orientations et choix présidentiels, il est à parier qu’Exécutif et sa majorité, solidement aidés de la droite et de l’extrême droite, fabriqueront du consensus à coups de rouleau-compresseur idéologique et politique.
Ce n’est pas un débat de spécialistes mais les généralités n’y suffiront pas. La violence guerrière est là, les inquiétudes, légitimes, sont fortes. Il n’y a pas de statu quo possible, mais l’orientation de nos choix en France peut soit contribuer à plus d’instabilité et d’insécurité humaine et globale, soit contribuer à y apporter des solutions de fond pérennes.
1. Dans un contexte de surmilitarisation des relations internationales, la fuite en avant militaire – sans objectif politique bien net, hormis l’ambition de domination – est-elle non seulement la réponse à la résolution des conflits en cours mais aussi un mode de traitement des sources de conflits (mise en concurrence des peuples, logiques impériales et hégémoniques, accaparement des richesses et ressources, explosions des inégalités socio-économiques) ? Et, en Europe, à quels objectifs politiques répond la recherche d’une victoire militaire en Ukraine contre la Russie ? Et en quoi cela servirait-il les exigences de paix des peuples européens, ukrainien et russe compris ?
2. S’il ne peut faire de doute qu’une force de défense nationale ne peut remplir sa mission que bien équipée, bien préparée, bien organisée et encadrée, de quelles marges réelles d’autonomie, voire d’indépendance nationale, dispose-t-elle, tant qu’elle se trouve insérée à l’Otan et que les accords de coopération militaire ou partenariats stratégiques bilatéraux obéissent à des visées stratégiques définies en dehors d’elle ?
3. Les enjeux sociaux, sanitaires, climatiques et environnementaux à l’échelle globale trouveront-ils des réponses dans l’action militaire ou dans le déploiement de coopération et de solidarités internationales historiques, jalons d’un nouvel ordre international ?
4. Enfin, le déclenchement de la guerre en Ukraine par V. Poutine a mis en lumière l’obsolescence de la dissuasion nucléaire. Celle-ci n’empêche pas les guerres, au contraire elle en renforce les risques de catastrophe généralisée. Il existe une chance inédite à saisir pour la France, avec le Traité international d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), d’imprimer un mouvement de dénucléarisation multilatérale.
Partout où elles et ils interviendront, les communistes démontreront l’urgence et la possibilité d’une sécurité humaine globale ; car lui ouvrir la voie, ne serait-ce pas là, pour notre pays, vraiment « tenir son rang » ?
Lydia Samarbakhsh
Responsable du secteur International
* https://www.pcf.fr/stopper_la_guerre_en_ukraine_la_paix_partout_pour_tous_toujours_d_claration_du_conseil_national_du_pcf