Rompant avec les traditions sur la forme comme sur le fond, l’audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire de Lyon, qui s’est déroulée ce 17 janvier 2023, a vu l’ensemble des représentants des professions judiciaires siéger aux côtés des chefs de juridiction. Le bilan de l’année 2022 a en outre été présenté en vidéo. Puis, le président du TJ, Michaël Janas, et le procureur de la République, Nicolas Jacquet, ont prononcé un discours commun et annoncé plusieurs initiatives inédites pour faire faire à la pénurie de moyens et associer les citoyens à la vie de la juridiction. Ce discours est ici reproduit.
« Dans le contexte de crise que connaît notre institution judiciaire et des annonces fortes résultant des États généraux de la Justice, nous avons décidé de rompre avec notre tradition judiciaire.
Habituellement seuls les magistrats et les directeurs de greffe, revêtus de leurs robes, se trouvent placés à la table de Justice.
Nous avons décidé que désormais, seraient symboliquement positionnés à nos côtés les représentants de tous ceux qui participent à l’œuvre de Justice.
Du plus ancien au plus jeune, juges professionnels, magistrat à titre temporaire, directeurs de greffe, greffiers et adjoints administratifs mais également, juges assesseurs issus de la société civile, juristes assistants du magistrat, chargés de mission, contractuels, délégués du procureur et conciliateurs…
Aujourd’hui lorsqu’il s’agit d’évoquer l’activité de notre juridiction et nos projets communs, « tout le monde compte ».
Chacune des personnes qui nous entoure contribue de sa place, de manière décisive au fonctionnement de notre Justice au service de nos concitoyens.
L’équipe et l’intelligence collective, c’est la clé de toute réussite, en particulier pour surmonter les défis et les difficultés. Seuls nous pouvons faire vite, mais ensemble nous faisons mieux et nous voulons aller beaucoup plus loin, avec nos concitoyens.
Et au moment de fixer le cap et prendre notre destin en main, cette équipe plurielle nous souhaitons l’avoir autour de nous.
Dans cette perspective et pour la première fois, nous allons « faire discours commun ».
Habituellement, le Président prend la parole et évoque les sujets d’actualité ou les réformes en cours impactant l’organisation et le fonctionnement de la juridiction. De son côté, le procureur se lève pour prendre des réquisitions au nom de la société en insistant sur les enjeux pénaux et la politique pénale qui en résulte.
Aujourd’hui, les enjeux auxquels nous sommes confrontés, les crises successives que nous devons affronter imposent de dépasser, dans le cadre de nos missions de chefs de juridiction et dans le respect de nos prérogatives respectives, les frontières fonctionnelles ou protocolaires, entre le siège, le parquet et le greffe.
Nos valeurs sont communes, nos engagements au service de la justice font lien avec cette conviction que notre rôle est primordial pour la démocratie et la paix sociale.
Notre responsabilité en tant que chefs de juridiction impose d’agir ensemble.
La dyarchie et la force de l’unité du corps ne doivent pas simplement être affichées, elles doivent être incarnées et démontrées au quotidien au service d’une véritable politique de juridiction.
Notre rôle constitutionnel en tant que garant des libertés individuelles et pilier de la démocratie nous oblige à prendre un cap nouveau, ancré dans la réalité d’une société sous tension, qui a plus que jamais besoin d’une Justice qui écoute et qui apaise.
La rupture c’est rompre avec le toujours plus et ajuster notre politique de juridiction à la réalité des moyens dont nous disposons. Ne plus s’épuiser à tout faire mal, mais s’employer à mieux faire, pour les justiciables.
Dans le contexte de la tribune des 3000 et d’épuisement de nos équipes, d‘un risque de perte définitif du sens de notre action et surtout de la qualité de la justice rendue, nous ne pouvons plus continuer à nous positionner sur tous les fronts et à mener des actions nouvelles sans que les moyens ne précèdent l’action.
Si des efforts considérables, dans le contexte budgétaire que l’on connaît, sont indéniablement consentis et annoncés par l’État pour renforcer les moyens de la justice, force est de constater que ces moyens indispensables inscrits dans le quinquennat, ne sont pas encore là.
Les premiers renforts dont nous avons bénéficié ont à peine suffi à assumer le cortège des nouvelles réformes et missions qui nous ont été confiées : bouleversement de la Justice pénale des mineurs, réforme du divorce, Grenelle des violences faites aux femmes, contrôle par le juge des conditions de contention et de mise en isolement des patients en hôpitaux psychiatriques, refonte globale du droit pénal de la peine et de son application, et aujourd’hui création de la cour criminelle départementale qui éloigne le citoyen de notre Justice criminelle.
Et paradoxalement au moment où les moyens sont annoncés, cette rentrée en janvier 2023 n’a jamais été aussi rude et complexe au plan des ressources humaines. À LYON, en ce début d’année, 17 magistrats du siège et du parquet sont en réalité absents et c’est ainsi que 10 % de notre capacité opérationnelle s’en trouve amputée. Du côté des fonctionnaires, la situation est encore plus préoccupante avec près de 20 % de postes manquants.
Plus de lois, plus de contraintes et moins d’effectif.
Un droit qui se complexifie en mille-feuille inextricable, des contentieux qui se multiplient, des audiences qui se rallongent et paradoxalement un temps d’écoute qui diminue, écrasé par le nombre des dossiers.
Peut-on continuer à juger les prévenus et à faire attendre les victimes au cours d’audiences nocturnes ?
Peut-on sérieusement accepter de ne donner que quelques minutes d’écoute à des parents lorsqu’il s’agit de trancher le droit de garde de leurs enfants ?
Peut-on imaginer que nos décisions puissent véritablement être pleinement suivies d’effet lorsque l’on connaît les moyens de ceux qui sont en charge de les mettre en œuvre ?
Nous ne pouvons plus en tant que chefs de juridiction laisser penser que nous sommes en mesure de tout traiter. Notre responsabilité désormais est aussi de savoir prioriser et d’envisager notre réponse judiciaire sous l’angle des moyens dont nous disposons réellement.
Dans beaucoup de grandes démocraties européennes, les ressources d’une juridiction, gage de son indépendance, sont négociées chaque année par les chefs du tribunal, conditionnant leur action aux moyens effectivement alloués, tout en étant redevables de leur bonne gestion.
En cette rentrée, et avec le soutien total des cheffes de la Cour d’appel de LYON, nous avons décidé de réduire notre voilure en supprimant 28 audiences sur le premier trimestre, tant en matière civile que pénale, pour ajuster notre activité juridictionnelle à l’actualité de nos moyens. Cette diminution représente près de 5 % de notre activité globale. Elle doit être rapprochée de notre taux d’absence, qui lui est de près de 10 %.
Cette différence restitue une nouvelle fois le sens du service public de nos équipes qui ont la justice chevillée au cœur.
Nous n’oublions bien évidemment pas que l’institution judiciaire est redevable de la conduite de politiques publiques dont les enjeux sont cruciaux au pacte social, et auxquelles nous ne saurions renoncer. Celles-ci concernent bien évidemment le champ pénal, mais également le domaine civil qui est également au cœur des attentes de nos concitoyens, même si on n’en parle trop peu.
Prioriser ce n’est pas renoncer à ces enjeux majeurs qu’il s’agisse des violences intrafamiliales, du contentieux de la famille et de la protection des enfants, des libertés individuelles mais également de la protection des majeurs protégés, de la tranquillité publique et des litiges de voisinage…
La liste n’est pas exhaustive mais la question du sens de notre action, de l’impact de nos choix sur le réel et de l’efficience des politiques publiques menées doivent être au cœur de notre réflexion.
Cette priorisation, elle ne peut en aucune manière être désincarnée et détachée du terrain. Elle doit rejoindre les véritables attentes de nos concitoyens.
S’il nous est souvent renvoyé que notre Justice serait dans sa tour d’ivoire. Cela n’a jamais été le cas, mais peut être que nous ne l’avons pas assez montré. À Lyon plusieurs initiatives ont été prises pour mieux associer les élus qui sont les porteurs des attentes de nos concitoyens : lettres à la Cité, immersion de nombreux maires, députés et sénateurs dans les services de la juridiction, déplacement des chefs de juridiction au sein des 9 Maisons et antennes de Justice et du droit…
L’enjeu aujourd’hui c’est la territorialisation. C’est dans cet esprit qu’a été mis en place le protocole tranquillité publique qui est une spécificité lyonnaise.
Mais aujourd’hui nous devons aller au-delà. La justice est rendue au nom du peuple français. Il est temps que nos concitoyens soient associés plus étroitement à leur juridiction.
Si l’évaluation du taux de satisfaction du public est couramment pratiquée dans le privé, elle est moins fréquente dans le secteur public… Et rarissime au sein de l’institution judiciaire. La Justice est, en effet, peu habituée à confronter son fonctionnement au miroir du ressenti des personnes qu’elle accueille.
Cette question a pourtant fait l’objet d’études internationales, et notamment au sein de la Commission européenne pour l’efficacité de la Justice, dite CEPEJ.
Les travaux de la CEPEJ sont aujourd’hui connus puisqu’ils ont permis d’objectiver l’indigence des moyens attribués à la Justice française par rapport aux autres pays européens. Mais cette commission a également beaucoup travaillé sur la qualité de la Justice et l’association des justiciables à son amélioration.
Dans ce cadre, elle a conçu un outil ambitieux prenant la forme d’un questionnaire tendant à mesurer le fonctionnement et la qualité d’une juridiction à l’aune de la satisfaction de ses usagers
Ce questionnaire vise notamment à évaluer la qualité d’un tribunal au travers de questions qui abordent les aspects qualitatifs du processus judiciaire. Une batterie d’interrogations qui traite de sujets aussi variés que celui de la perception générale du fonctionnement de la justice, l’accessibilité de ses locaux, l’accueil, l’orientation et l’information concrète du justiciable, mais également le respect de l’usager au travers notamment de l’écoute dont il a fait l’objet, la ponctualité des audiences, la courtoisie des acteurs, la clarté du langage utilisé et bien évidemment les délais de traitement des dossiers.
Ce questionnaire nous allons nous en emparer dans les mois qui viennent. Nous le ferons avec le soutien de la faculté de droit de LYON III. La mise en œuvre de ce questionnaire impose en effet une analyse pluridisciplinaire et un accompagnement universitaire.
Nous souhaitons aller encore plus loin et créer, pour la première fois dans le domaine de la Justice, un comité des usagers à l’instar de ce qui se pratique dans le milieu hospitalier. Ce comité sera composé d’un représentant des élus (association des maires de France), des associations d’aide aux victimes et d’insertion mais également des associations œuvrant dans le domaine des politiques civiles, du défenseur des droits, de l’université et bien évidemment de Lyonnais intéressés par les questions de Justice.
À cet égard nous envisageons d’associer pour ce premier comité des usagers certains des lecteurs du « Progrès » que nous avons rencontré il y a quelques semaines et qui sont aujourd’hui présents à cette audience.
Au moment où nous nous apprêtons à moderniser l’accueil de notre juridiction dans le cadre d’un vaste projet immobilier, il s’agit notamment, au travers des échanges que nous aurons avec ce comité des usagers, d’enrichir notre réflexion et de nourrir notre politique de juridiction.
Dans le contexte des états généraux de la Justice et des annonces ambitieuses du garde des Sceaux, notre objectif est de retrouver du sens à notre action et de pouvoir à nouveau exercer nos missions régaliennes dans la sérénité.
Nous sommes déterminés à réussir ensemble.
Réussir ensemble, avec nos valeurs, notre engagement, la force de nos équipes mais également le soutien de concitoyens placés au cœur de leur Justice.
Convaincus, pour reprendre les mots de Goethe, qu’on peut aussi « bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin ».
Mesdames et messieurs, l’audience est levée. »
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