Yoven Moorooven (Engie) à La Défense, le 10 septembre 2019. © Damien Grenon pour JA
Arrivé il y a un an et demi à la tête d’Engie Africa, le Mauricien Yoven Moorooven, 41 ans, semble comme un poisson dans l’eau. Pourtant, après un parcours de trader en matières premières (gaz, charbon) qui le mènera de la banque australienne Macquarie à la Deutsche Bank, celui qui a quitté la Perle de l’océan Indien à l’âge de 19 ans pour poursuivre ses études en France est avant tout entré chez l’ex-GDF Suez en 2013 pour développer l’activité charbon.
Ironie du sort, à peine deux ans plus tard, le groupe aux 61 milliards d’euros de chiffre d’affaires (2018) annonçait son intention de renoncer à cette source d’énergie. Pas de quoi déstabiliser Yoven Moorooven, qui se recentre alors sur le développement de l’activité biomasse. Le départ précipité chez le concurrent EDF Renouvelables, de Bruno Bensasson, lui offre en 2018 un nouveau tremplin.
Si Engie Africa ne réalisait que 300 millions de revenus pour 400 employés en Afrique en 2016, le groupe français a montré depuis un véritable appétit pour le continent. À coups d’acquisitions dans les services énergétiques et le hors-réseau – dont le tout récent rachat de l’allemand Mobisol –, il y compte aujourd’hui près de 3 000 employés et plus de 3,5 millions de clients. Seule ombre au tableau, la difficulté à décrocher des contrats de construction de centrales. Pour y remédier, Yoven Moorooven a décidé de tout changer. Entretien.
Jeune Afrique : Depuis votre arrivée en avril 2018, vous avez complètement repensé l’organisation de la division Afrique. Vous avez choisi d’opérer par secteurs (Innovation and New Businesses, Customer Solutions, Gas & Power) et non plus par régions. Vous avez aussi abandonné l’idée d’une liste d’une « douzaine de pays prioritaires ». Pourquoi ?
Yoven Moorooven : Nous avons voulu revenir aux bases. Se focaliser sur une douzaine de pays ne s’est pas révélé un choix payant. Tout simplement parce que, si vous ciblez mal vos pays, vous passez à côté de projets qui se concrétisent ailleurs. On regarde désormais où les choses se passent, et chaque secteur a sa stratégie. Par exemple, il y a en ce moment beaucoup de projets dans le domaine des énergies renouvelables. Il est plus simple qu’une seule équipe s’y consacre plutôt que des régions séparées les unes des autres.
D’ici à quatre ou cinq ans, quand on aura remporté suffisamment de projets, qu’on aura grossi, alors peut-être qu’on s’organisera en régions. Mais, aujourd’hui, il faut répondre à beaucoup d’appels d’offres, à des sollicitations bilatérales et proposer nous-mêmes des projets. Parallèlement, l’idée est de créer des points de concentration, des bastions, en entrant dans des pays où il nous serait possible de développer plusieurs de nos activités plutôt qu’une seule. Comme c’est déjà le cas au Maroc ou en Afrique du Sud.
La centrale solaire Going Solar de Soroti en Ouganda (image d’illustration). © Stephen Wandera/AP/SIPA/2016
Nous sommes désormais présents sur toute la chaîne de l’off-grid, avec du solaire domestique de faible puissance, de forte puissance et du miniréseau
Quelle ambition soutient cette organisation ?
Notre objectif est d’être le leader dans l’accès à l’énergie. Si je détaille davantage, nous avons un portefeuille de projets énergétiques renouvelables [gaz inclus] équivalent à une capacité installée de 3,15 GW. Nous voulons grimper à 10 GW et être dans le top 5 des producteurs sur le continent. nous visons le top 3 en matière de services énergétiques, tout en restant leader dans la production d’électricité hors réseau [off-grid].
En rachetant Mobisol et son portefeuille de 750 000 clients ce mois-ci, vous avez comblé un trou dans votre portefeuille de solutions solaires hors réseau pour les particuliers. Comment Mobisol va-t-il s’intégrer à vos autres offres ?
Nous allons d’abord faire en sorte que Mobisol fonctionne et soit rentable par lui-même. Nous sommes désormais présents sur toute la chaîne de l’off-grid, avec du solaire domestique de faible puissance [Fenix], du solaire domestique de forte puissance [Mobisol] et du miniréseau [Power Corner]. Ces sociétés peuvent très bien fonctionner de façon indépendante. En revanche, ce qui est important, c’est que les synergies fonctionnent en matière d’approvisionnement, de marketing, de géographie…
Si l’on souhaite lancer Fenix (présent en Ouganda, en Zambie, en Côte d’Ivoire, au Nigeria et au Bénin) au Kenya, nous pouvons profiter de l’implantation de Mobisol (Tanzanie, Rwanda et Kenya), et inversement en Ouganda. Nous avons déjà testé ce modèle en Zambie avec Fenix et Power Corner (Zambie e t Tanzanie). Il fonctionne. À terme, l’idée est d’avoir une seule plateforme où l’on pourrait vendre toutes nos activités d’accès à l’énergie. Est-ce que cela prendra la forme d’entités juridiques différentes ou d’une seule société avec différents produits ? Il est encore trop tôt pour le dire.
Quel était le montant du rachat de Mobisol, qui était en liquidation judiciaire ? On avance une transaction entre 10 et 20 millions d’euros ?
Je ne peux pas vous le dire.
Avec Fenix, nous avons testé beaucoup de façons de faire et avons finalement trouvé le modèle économique qui fonctionne
Quand vous avez repris Fenix en 2017, l’entreprise n’était pas rentable. L’est-elle aujourd’hui ?
Oui. Nous avons testé beaucoup de façons de faire et avons finalement trouvé le modèle économique qui fonctionne. Le but est de réussir la même chose avec Mobisol. Mais je ne vous donnerai pas la recette.
Avant votre arrivée, Engie Africa a racheté différentes sociétés de services énergétiques, notamment au Maroc (Spie Maroc) et en Afrique du Sud (Thermaire Investments, Ampair). Comment se passe leur intégration ?
Après le rachat de Spie Maroc [environ 1 000 salariés dans le génie électrique, le génie climatique, les systèmes de télécommunications et la maintenance], nous avons restructuré toute l’activité marocaine en combinant Engie Finatech, Cofely Maroc et Spie Maroc et en ciblant le marché marocain et l’exportation vers le reste du continent. Cela a demandé du temps et de l’investissement, car nous avons mis en place de nouvelles normes et instillé un changement de mentalité.
Or, si nous voulons accroître l’activité, nous devons réussir à emporter l’adhésion de tous nos employés. Rentabiliser cet investissement prendra du temps. En Afrique du Sud, nous sommes spécialisés dans d’autres types de services [chauffage, ventilation, air conditionné]. L’idée est aussi d’exporter dans le reste de l’Afrique et, si possible, de trouver des synergies avec les équipes marocaines, même si les métiers sont différents.
Les tours de télécoms vont pousser comme des champignons en Afrique. Il y a donc un marché d’installation-maintenance très prometteur
Ces investissements ne sont-ils pas freinés par l’endettement du groupe au niveau mondial (21 milliards d’euros de dette financière en 2018) ?
Ce qui compte pour nous ce sont les perspectives de marché. Par exemple, le nombre de téléphones mobiles en Afrique va doubler ou tripler dans les années à venir. Les tours de télécoms vont pousser comme des champignons. Pour les alimenter, il faudra de l’électricité. Il y a donc un marché d’installation-maintenance très prometteur. Nous avons par exemple électrifié la ligne TER de Dakar. Nous sommes capables de réaliser ce genre de choses dans un temps très court et nous sommes l’une des rares entreprises à pouvoir intervenir sur toute la chaîne de valeur énergétique.
Votre partenariat avec le marocain Nareva ambitionnait de développer « des projets de production d’électricité et de services énergétiques en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Ghana et au Cameroun » et de « construire un portefeuille d’actifs supplémentaires de 5 000 à 6 000 MW entre 2020 et 2025 ». Est-ce toujours d’actualité ?
Ce qui est d’actualité, c’est de développer des projets avec eux. Est-ce que ce sera dans ces pays ou ailleurs ? Je ne sais pas. Notre stratégie a changé. Je ne peux pas parler à la place de mon prédécesseur et dire pourquoi des projets n’ont pas été développés. Nous avons rencontré des problèmes pour le projet de centrale à Safi, au Maroc, et cela nous a beaucoup occupés. Aujourd’hui, tout est résolu. Il y a eu des changements chez Nareva (arrivée d’un nouveau directeur général). Chez nous aussi.
Pendant plusieurs années, il n’y a pas eu de nouveaux projets communs, mais Nareva reste un partenaire important. Nous venons de déposer ensemble la meilleure offre pour une centrale photovoltaïque de 100 MW dans le programme renouvelable tunisien et nous espérons d’autres bonnes nouvelles bientôt.
En avril 2015, Engie a découvert un gisement de gaz naturel dans le bassin d’Illizi, au sud-est de l’Algérie. © Engie/YouYube/Capture d’écran
Nareva et Mitsui sont tout à fait capables de faire fonctionner la centrale Safi à deux
Qu’est-ce que Nareva vous apporte ?
Ce sont de très bons développeurs, qui connaissent bien le marché marocain. C’est aussi un acteur africain qui apporte beaucoup de projets sur le continent. Nous avons le même type de partenariat avec Orascom, en Égypte.
Votre candidature commune n’a pas été retenue pour Noor Midelt I. Serez-vous présent pour Noor Midelt II ?
Nous y serons, aux côtés de Nareva.
Vous avez dit vouloir vous désengager totalement du charbon, mais vous gérez toujours la centrale de Safi. Que va-t-il se passer ?
Nous n’avons jamais varié depuis que nous avons décidé d’abandonner le charbon en 2015. La centrale a été inaugurée après cette décision. La perspective est claire. Mais nous avons aussi des engagements en cours, et il faut les respecter. Safi contribue à plus de 20 % de l’électricité au Maroc et à la stabilité du réseau. Engie est l’un des acteurs majeurs de ce projet. Nareva et Mitsui sont des partenaires importants pour nous. Les banques qui nous ont fait confiance aussi. On ne peut pas en sortir n’importe comment.
Cela peut prendre dix ans ?
Non, ce serait trop long.
Vos partenaires vous demandent-ils de trouver votre remplaçant ?
La solution peut aussi être trouvée avec eux. C’est un sujet à discuter. La centrale a été achevée en décembre. Le port vient à peine d’être livré. Avant de vendre quelque chose ou de désinvestir, il fallait qu’elle existe. Puis la faire fonctionner de manière efficace. Après, seulement, on se demande comment sortir. Mais je pense que Nareva et Mitsui sont aussi tout à fait capables de la faire fonctionner à deux.
Est-ce qu’à l’avenir ce sera davantage le solaire ou l’éolien ? C’est une question de géographie et de volonté des États
Engie est très investi dans l’éolien, qui est le parent pauvre des ENR en Afrique subsaharienne. Croyez-vous toujours en cette technologie ?
L’éolien a un avenir en Afrique subsaharienne. Tout le monde se rue sur le solaire parce que les prix ont fortement diminué. Dans l’éolien, les montants d’investissement sont beaucoup plus importants. Le programme Scaling Solar (Banque mondiale) a donné une impulsion pour le solaire en fournisaant un cadre. On n’a pas vu la même chose dans l’éolien. Il y a certes eu le programme allemand Get Fit, qui permettait de développer des projets éoliens, mais cela n’a pas été un franc succès. Le timing et les avancées technologiques ont favorisé le solaire.
Maintenant, est-ce qu’à l’avenir ce sera davantage le solaire ou l’éolien ? C’est une question de géographie, de volonté des États… En Égypte, ça marche très bien (Engie a développé avec Orascom une ferme éolienne, à Rhas Gharib, de 250 MW). Nous attendons de voir ce que proposera le prochain programme d’énergies renouvelables sud-africain dans ce domaine et nous étudions différents projets en ce moment au Ghana, au Cameroun et au Nigeria.
Nous avons appris que vous surveilliez de près un projet de conversion de gaz en électricité au Cameroun. Dans quelle mesure êtes-vous intéressé par ce type de projet ?
Nous souhaitons en effet développer des centrales en assurant l’approvisionnement en gaz. Mais notre stratégie n’est pas simplement de participer à des appels d’offres, elle consiste aussi à aller développer des projets avec les États. Que ce soit au Cameroun, au Nigeria, au Sénégal, en Afrique du Sud, nous étudions des dossiers qui sont chacun à des stades de développement différents. Nous sommes l’une des seules entreprises qui peut tout faire sur ce type de chantier.
Après, cela dépend de la volonté des États, du cadre juridique, des infrastructures disponibles… Nous attendons beaucoup du nouveau programme à venir en Afrique du sud. Le gaz peut y prendre une part prépondérante, car le pays fait face à un vrai défi environnemental avec le charbon (il possède les centrales au charbon parmi les plus polluantes du monde).
On est dépendant des sociétés nationales. Au Sénégal ou au Cameroun, qui peut commercialiser le gaz dans le pays ? Personne, à part la société nationale
Beaucoup de projets de ce type ont été évoqués, comme à Jorf Lasfar au Maroc, mais on ne voit finalement rien venir. Pourquoi est-ce si compliqué ?
Nous avons déjà réalisé un Gas-to-Power à Dedisa (342 MW) en Afrique du Sud. Mais il est vrai que c’est compliqué. Il faut déjà réussir à s’assurer qu’on aura accès au gaz. Car les pays ont d’abord tendance à penser au marché d’exportation. Et puis on est aussi dépendant des sociétés nationales. Au Sénégal ou au Cameroun, qui peut commercialiser le gaz dans le pays ? Personne, à part la société nationale. Or, cette société ne vendra pas forcément de gaz à celui qui veut développer sa propre centrale.
Pourquoi ne le ferait-elle pas ?
Est-ce que c’est dans ses priorités ? Cela rapporte peut-être moins que de vendre à l’exportation… En tout cas, c’est un monopole, et donc ça avance moins vite.
Engie a participé à l’appel d’offres pour gérer Electricity Company of Ghana, même si vous avez finalement renoncé quand l’État a exigé que 51 % du capital soit détenu par des intérêts nationaux. Était-ce un ballon d’essai, ou bien gérer une entreprise d’électricité nationale fait-il partie de vos ambitions ?
Détenir une société de gestion ou de transport électrique nous intéresse. Encore faut-il que le transport et la distribution d’électricité soient séparés. En Afrique du Sud, les autorités ont annoncé que cela pourrait être le cas pour Eskom. Mais nous ne nous installerons pas dans un pays juste pour être concessionnaire. Au Ghana, c’était intéressant parce qu’on pouvait y développer d’autres projets comme du Gas-to-Power et des services énergétiques.
• 458 millions d’euros
C’est le montant des investissements d’Engie en Afrique entre 2016 et 2019 (hors acquisition de Mobisol)
• 174 millions de dollars
C’est la taille du marché de l’off-grid solaire en Afrique (juillet-décembre 2018)
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