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Pourquoi réformer les retraites ? Vieillissement de la population, compétitivité, coût du travail : ces arguments sont déployés à l’envi depuis… la création du système de retraite par répartition en 1945 ! Entretien avec le sociologue Ilias Naji.
basta! : Les débats sur de nécessaires « réformes » des retraites sont-ils arrivés rapidement après la mise en place du système général de retraite dans l’immédiat après-Deuxième Guerre mondiale ?
Ilias Naji [1] : Le régime général des retraites par répartition est installé en France à partir de 1945. Dès le début, des controverses sur les retraites et la Sécurité sociale de manière plus générale apparaissent. On retrouve alors des arguments qui existent encore aujourd’hui, notamment celui du vieillissement démographique. À l’époque, les démographes n’anticipent pas du tout le baby-boom qui se profile. Pour eux, la France est un pays vieillissant. Selon eux, cela coûterait beaucoup trop cher de généraliser les retraites par répartition.
On entend aussi l’argument lié au coût du travail, mis en avant par le patronat et repris par des acteurs de la classe politique. Leur raisonnement est : si on généralise la retraite et la Sécurité sociale, cela fera augmenter les cotisations, donc le coût du travail, donc les entreprises françaises vont être moins compétitives par rapport aux pays voisins, cela sera mauvais pour l’économie.
Comment a été mise en place la retraite à 60 ans à taux plein ?
La retraite à 60 ans existe avant 1945 dans certains types de régimes de retraite. Dans le régime général du secteur privé conçu à la Libération, l’âge de départ à taux plein est fixé à 65 ans, à cause de cet argument du vieillissement de la population. Il existe déjà alors une forte revendication syndicale, de la CGT notamment, pour la retraite à 60 ans.
Puis, à la fin des années 1960, s’ouvrent de nouveaux débats sur ce que cela coûterait d’établir la retraite à 60 ans pour tout le monde. Finalement, ce sont les préretraites, appelées alors « garantie de ressources », qui se développent beaucoup dans la décennie suivante. Ce système n’est pas décidé par le gouvernement de l’époque, mais par les partenaires sociaux, les syndicats et le patronat. C’est une prestation de l’Assurance chômage qui est elle-même gouvernée de manière paritaire par les partenaires sociaux.
Un accord est trouvé en 1972 sur les préretraites en cas de licenciements économiques, et en 1977 sur les préretraites pour démission. Il était alors possible de démissionner à l’âge de 60 ans et de disposer d’une préretraite jusqu’à 65 ans. Comme le montant des préretraites est alors plus important que celui de la retraite, ce dispositif a beaucoup de succès. La « préretraite démission » est largement utilisée notamment par les cadres. De grandes entreprises industrielles se servent aussi de ce système pour licencier de manière déguisée, car ce n’étaient pas elles qui payaient les préretraites, mais l’Assurance chômage.
La revendication de la retraite à taux plein à 60 ans est annoncée très vite en 1981
La situation change-t-elle avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterand en 1981 ?
Avec le « succès » des préretraites, le taux d’activité des personnes de plus de 60 ans se retrouve à un niveau très bas au début des années 1980. La revendication de la retraite à taux plein à 60 ans, présente dans le programme commun du Parti socialiste et du Parti communiste, est annoncée très vite en 1981. Cette demande est, d’une certaine manière, déjà réalisée, sauf pour une partie de la population qui n’a pas droit aux préretraites. La mise en place de la retraite à 60 ans à taux plein s’est ensuite faite en deux étapes.
Pour le régime général, cela est fixé par ordonnances à l’automne 1981. Le régime général couvre deux-tiers du montant de la retraite pour le secteur privé. S’y ajoutent des retraites complémentaires obligatoires, qui, elles, sont gérées paritairement par les syndicats et le patronat. Il faut donc que ceux-ci trouvent un accord pour réformer également les retraites complémentaires. Comme les préretraites restent alors plus avantageuses que la retraite, les syndicats n’y sont pas trop favorables au début. Le patronat refuse, lui, la retraite à 60 ans dans les régimes complémentaires car il milite déjà contre toute hausse des cotisations.
Suite à des négociations, on parvient en 1983 à un accord et à un montage financier sur la retraite à 60 ans pour les retraites complémentaires, sans hausse du taux de constatation en utilisant l’argent prévu pour les préretraites.
Que s’est-il passé pour que, suite à la mise en place de la retraite à 60 ans, débute une série de réformes qui vont dans le sens contraire ?
En 1982, c’est le tournant de la rigueur, aussi appelé plus tard politique de « désinflation compétitive ». L’idée est de maîtriser le coût du travail avec l’espoir que in fine, cela créera de l’emploi. Ce coût du travail inclut les taux de cotisations qui financent la Sécurité sociale et notamment les retraites.
Le mot d’ordre est donc la surveillance des taux de cotisations. Cela s’applique aussi aux retraites. Le raisonnement est que, si on veut que le coût du travail n’augmente pas, les dépenses des retraites ne doivent pas trop augmenter. Dès 1983, l’indexation des pensions de retraite change. Avant, elles étaient indexées sur les salaires nets. Après, elles sont beaucoup moins revalorisées, en dessous même de l’inflation. À partir de 1987, elles sont indexées sur les prix, soit à un niveau moindre que si elles étaient revalorisées au niveau des salaires. Le gouvernement choisit de modifier le mode d’indexation des retraites pour faire des économies sur les dépenses et ne pas avoir à augmenter le taux de cotisation. C’est une réforme peu perçue à l’époque.
Ensuite, tout au long de la décennie, différents projets de réforme sont formulés par le ministère des Affaires sociales d’un côté et le ministère de l’Économie de l’autre. Ces deux administrations s’accordent pour continuer la désinflation compétitive, donc faire en sorte que les dépenses de retraites n’augmentent pas trop vite.
Un gouvernement de droite est élu en 1993. À partir de là, ça va très vite. C'est la réforme Balladur qui augmente la durée de cotisation à 40 ans
Si l’administration budgétaire est plus radicale dans la compression des dépenses que l’administration sociale, les deux sont favorables à l’ augmentation de la durée de cotisation. La durée de cotisation minimale pour obtenir le taux plein est à l’époque de 37,5 années [entre 42 et 43 ans ans aujourd’hui en fonction de votre année de naissance, ndlr]. Les ministères veulent alors l’allonger à 40 ans, voire plus. En 1991 sort le « Livre blanc sur les retraites » qui reprend globalement les positions de la direction du budget. Puis, un gouvernement de droite est élu en 1993. À partir de là, ça va très vite. Les lois sont votées dès l’été 1993. C’est la réforme Balladur qui augmente la durée de cotisation à 40 ans et qui change aussi la durée du salaire de référence [le nombre de meilleures années prises en compte pour le calcul de la pension] de 10 à 25 ans.
À cette époque est aussi créé le fonds de solidarité vieillesse, pour financer le minimum vieillesse. Ce fonds est abondé par la CSG, pas par des cotisations. À la création de ce fonds est aussi associée l’idée de financer des dépenses de solidarité par des taxes et par l’impôt et non plus par des cotisations, avec derrière la volonté de faire baisser le coût du travail.
L’argument le plus visible dans le débat public autour des retraites, c’est la question démographique : « On vit plus longtemps ». Est-ce en fait la question du coût du travail qui reste centrale dans toutes les réformes ?
L’argument démographique est présent dès 1945. Il vient s’opposer à des réformes des retraites avantageuses pour les retraités au prétexte de la charge que ferait peser sur l’économie la part âgée de la population. Puis, dans les rapports de l’administration sur les retraites de la décennie 1970, cet argument est critiqué : le vieillissement ne serait pas si grave, d’autant que si on résonne sur le plan du ratio de la part inactive en fonction de la part de la population active, il n’y a pas de différence entre jeunes et vieux. Il peut ensuite y avoir des débats pour déterminer si une personne âgée coûte plus cher qu’une personne jeune inactive.
L’argument du coût du travail qu'il faudrait réduire est très ancien pour justifier les réformes des retraites
Une deuxième argument dans les débats établit un lien entre retraites, coût du travail et chômage. Par exemple, une grande réforme de l’organisation de la Sécurité sociale est mise en œuvre en 1967, car on a un problème de déficit. Dans les débats politiques revient l’idée que la Sécurité sociale coûterait trop cher dans un contexte économique de compétition internationale où il faudrait réduire le coût du travail. L’argument du coût du travail, qu’il faudrait réduire pour faire baisser le chômage, est très ancien. Les réformes des retraites sont justifiées par cet argument au moins depuis les années 1980. Ce n’est pas pour autant que le chômage baisse [le taux de chômage oscille entre 5,4% et 10,8 % depuis 1982, il est à 7,3 % en 2022, ndlr].
Percevez-vous une ligne de partage politique continue dans ces débats entre libéraux et partisans de la solidarité nationale, entre patronats et syndicats ?
Jusque dans les années 1970, deux visions de l’organisation de la Sécurité sociale s’opposent. Certains défendent la caisse unique, qui revient à centraliser l’argent de toutes les branches de la Sécurité sociale : retraites, famille, maladie. Ensuite, cet argent est utilisé pour répondre à des risques et des besoins sociaux, comme les retraites, et parfois aussi pour répondre à des impératifs de réduction des inégalités sociales et de redistribution.
Ce projet de généralisation de la Sécurité sociale s’arrête en 1946-1947 du fait des oppositions, notamment des régimes de retraite de la fonction publique, mais aussi des agriculteurs, des professions libérales, des indépendants, qui ne veulent pas se retrouver avec le régime général, car ils ont l’impression qu’ils y perdraient.
Des oppositions existent aussi sur ce que devrait être un bon système de protection sociale. Certains disent que la Sécurité sociale ne devrait pas financer la redistribution dans le but de réduire des inégalités sociales. Cette vision défend une approche plus « assurantielle » qui lie la prestation au fait d’avoir cotisé. Dans les années 1970, des syndicats demandent le retour à la caisse unique. Il y a encore alors cette controverse sur les finalités de la protection sociale : est-ce seulement une assurance sociale [face au risque de la maladie ou du chômage, ndlr] ou est-ce aussi un instrument de redistribution qui vise à lutter contre les inégalités ?
Le système de retraite par répartition est-il régulièrement remis en cause pour aller vers un système par capitalisation ?
Dans le programme du CNR [Conseil national de la Résistance qui réfléchit avant même la Libération à un nouveau modèle social français], aucun choix n’est vraiment fait sur le mode de financement des retraites. Les retraites d’avant-guerre qui fonctionnaient en partie par capitalisation ont beaucoup pâti de l’inflation liée à la crise économique et financière des années 1930 puis à la Seconde Guerre mondiale. Les retraités se sont retrouvés appauvris, car leur pension était devenue très faible par rapport à l’évolution des prix. Dans cette situation, le choix fait en 1945 d’un système par répartition était avant tout pragmatique.
Après l'inflation liée à la crise économique et financière des années 1930, le choix fait en 1945 d'un système par répartition était avant tout pragmatique
Le système par répartition a plusieurs fois été remis en cause par la suite. Un projet de généralisation des fonds de pension est discuté en France dès 1965. Face aux oppositions, il est abandonné. Ensuite, Raymond Barre [ministre de l’Économie, puis Premier ministre entre 1976 et 1981, ndlr] fait des déclarations favorables à la retraite par capitalisation, avec le lobby des assurances qui pousse au développement de la capitalisation. Cela ne s’est pas concrétisé. On retrouve ces mêmes tentatives dans les années 1980 et 1990. En plus du levier « coût du travail », la politique de rigueur des années 1980 active celui des « investissements », pour que les entreprises investissent pour devenir plus compétitives.
Une manière d’attirer les investissements est de créer des fonds de pension, donc de favoriser la retraite par capitalisation. Des projets sont alors menés au ministère de l’Économie avec la création d’un plan d’épargne retraite. Finalement, les épargnants préfèrent l’assurance vie, car c’est plus facile d’en retirer son argent. Dominique Strauss-Kahn (PS), ministre de l’Économie, relance le projet de retraites par capitalisation en 1998. La bulle internet en 2001, puis la crise des subprimes en 2007-2008 ont atténué ce débat parmi les économistes.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo : Lors de la manifestation contre la réforme des retraites du 19 janvier 2023 à Paris/©Anne Paq.
[1] Ilias Naji est docteur en sociologue, chercheur postdoctoral à l’université Johannes-Kepler de Linz. Il a consacré sa thèse au retournement des réformes des retraites dans les années 1980.
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Une pension de base revalorisée à 1200 euros, c’est la promesse du gouvernement avec sa réforme des retraites. Une mesure similaire est déjà en vigueur dans l’agriculture, mais de nombreux retraités en sont exclus. Faut-il croire Élisabeth Borne ?
À rebours du projet du gouvernement de décaler l’âge légal de départ à la retraite à 64, les syndicats proposent plutôt d’augmenter les salaires, les cotisations et de lutter contres les inégalités.
Ministres et membres de la majorité multiplient les déclarations chocs pour tenter de convaincre de la nécessité d’une nouvelle réforme des retraites. Basta! fait le tri entre arguments sérieux et ceux qui sont de mauvaise foi.
Mère de famille nombreuse, Christine n’a pas droit à la retraite. Elle vit du RSA et se débat avec la Caf qui lui a à nouveau suspendu son allocation début janvier, sans la prévenir et sans lui donner aucune information. Témoignage.
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