Pièces complète 2 euro commémorative et accessoires protection pièces

« Une femme créative et libre » : Anna Politkovskaïa, la journaliste qui défia Poutine – La Croix

https://netsolution.fr/piece-de-monnaie-commemorative-lettone-de-2-euros


Avant son assassinat le 7 octobre 2006, la journaliste et militante russe Anna Politkovskaïa avait alerté, en vain, ses concitoyens et la communauté internationale sur la dangerosité extrême du « poutinisme ». Des textes prémonitoires à l’aune de la guerre en Ukraine.
Lecture en 29 min.
« Une femme créative et libre » : Anna Politkovskaïa, la journaliste qui défia Poutine
Le présentateur de télévision Alexander Politkovski, le mari d’Anna Politkovskaïa, et leurs deux enfants, Vera et Ilya, dans leur appartement de Moscou.
Ria Nowosti/akg-images
À Moscou le 7 novembre 1988, lors des commémorations de la Révolution d’octobre 1917.
Carl De Keyzer/Magnum Photos
Des soldats russes patrouillent dans les rues de Grozny pendant la seconde guerre de Tchétchénie, en février 2001.
CAPITAL'S EYE/MAXPPP
À la télévision, Vladimir Poutine déclare vouloir « buter les terroristes » tchétchènes.
Cyril Bitton
La militante Natalia Estemirova formait avec Anna Politkovskaïa un duo inséparable pour collecter le témoignage des victimes de la guerre en Tchétchénie. Ici à Londres, le 4 octobre 2007.
DYLAN MARTINEZ/REUTERS
Des soldats russes patrouillent dans les rues de Grozny (Tchétchénie), en novembre 2004.
KHASAN KAZIYEV/AFP
Anna Politkovskaïa a couvert la guerre en Tchétchénie de 1999
jusqu’à sa mort, en 2006.
GUEORGUI PINKHASSOV/© GUEORGUI PINKHASSOV / MAGNUM P
Grozny, en mai 2004. Cinq ans après, la ville porte toujours
les stigmates du siège de 1999.
MAXIM MARMUR/AFP
Le 25 octobre 2002 à Moscou, des proches des otages retenus dans le théâtre de la Doubrovka manifestent pour demander le retrait de l’armée russe de Tchétchénie.
REUTERS PHOTOGRAPHER/REUTERS
Galina Mursalieva dans le bureau qu’elle partageait avec Anna Politkovskaïa.
JOSEPH SYWENKYJ/REDUX-REA
Anna Politkovskaïa à son bureau dans les locaux de Novaïa Gazeta.
PHOTOGUERILLA/SIPA/PHOTOGUERILLA/SIPA
Vera, la fille d’Anna Politkovskaïa, attend le verdict du procès de Dmitry Pavlyuchenko, en décembre 2012 à Moscou. L’ancien policier a été condamné pour avoir aidé les assassins de la journaliste.
MIKHAIL METZEL/AP
La carte des lieux du meurtre, avec les photos de la victime et de deux suspects, était affichée dans un tribunal de Moscou en décembre 2008, à l’occasion d’un point d’étape sur l’enquête.
Denis Sinyakov/REUTERS
Aujourd’hui encore, les commanditaires de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa n’ont pas été identifiés.
EPSILON/GETTY IMAGES
La journaliste et militante russe Anna Politkovskaïa (1958-2006).
Sputnik via AFP
Anna Politkovskaïa est tombée sur l’enveloppe par hasard, en vidant les poches de la veste de son mari. C’est une lettre écrite par une femme. Alexander Politkovski ne l’a même pas ouverte. Ce journaliste vedette de la télévision soviétique a glissé la missive dans son paletot lors de son séjour à Minsk, la capitale de la République socialiste soviétique de Biélorussie, où il vient de glaner quelques roubles en donnant des conférences publiques. Sans la vigilance de son épouse, l’enveloppe aurait disparu avec la veste dans l’eau de la lessive.
Intriguée, Anna commence à lire. Les mots écrits au stylo rouge sont ceux d’une lanceuse d’alerte. Il est question des sordides conditions de vie du centre hématologique pour enfants de la République socialiste soviétique de Biélorussie. L’hôpital est un mouroir : les petits irradiés de Tchernobyl y succombent en masse, faute de soins adaptés et de médicaments. Deux ans après la catastrophe de la centrale nucléaire, le 26 avril 1986, la contamination tue dans l’indifférence. « C’est un cauchemar, il faut les appeler tout de suite », dit-elle à son mari qui écoute d’une oreille distraite.
À force d’insistance, elle finit par obtenir gain de cause. « Je ne me souviens pas d’une fois où, après discussion, elle a changé d’avis », nous confie son époux. Il retourne donc à Minsk pour filmer la réalité du centre en caméra cachée. Son reportage suscite une vague d’émotion en URSS. Le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev se rend sur place. Les médicaments affluent, le taux de guérison des enfants grimpe en flèche en quelques mois. Anna Politkovskaïa confie à ses proches son bonheur d’avoir contribué à changer les choses. Le journalisme n’a pas d’autre utilité à ses yeux : une haute idée du métier, qui ne la quittera jamais.
En cette année 1988, la trentenaire n’est pas encore l’enquêteuse intrépide, mondialement connue pour ses reportages sur la guerre de Tchétchénie et sur la « poutinisation » des esprits ; des écrits prophétiques qui lui vaudront d’être assassiné le 7 octobre 2006. Elle est avant tout une mère de famille. Son époux, Alexander Politkovski, célèbre reporter de l’émission culte « Vzgliad » (« Le regard ») « est tout le temps en mission » pendant qu’elle s’occupe des enfants, Ilya et Vera, et des tâches ménagères. Une mère « stricte » nous dira sa fille : entre les cours de piano et de violon ainsi que les poésies à apprendre par cœur en vacances, l’éducation est studieuse chez les Politkovski.
Le présentateur de télévision Alexander Politkovski, le mari d’Anna Politkovskaïa, et leurs deux enfants, Vera et Ilya, dans leur appartement de Moscou. / Ria Nowosti/akg-images
La famille se serre dans un deux-pièces sombre de la rue Herzen, au centre historique de Moscou. C’est le temps des files d’attente et des rayons vides. L’économie s’effondre. Les salaires sont payés avec des mois de retard. Malgré les pénuries, la famille Politkovski s’enthousiasme pour la perestroïka (renouveau) et la glasnost (transparence) que défend le camarade Mikhaïl Gorbatchev. Chaque semaine à l’antenne de « Vzgliad », Alexander et ses collègues soulèvent le couvercle de la censure à coups de reportages sur les sujets tabous : le stalinisme, l’homosexualité, la guerre en Afghanistan… Le futur s’annonce radieux. « Anna connaît alors ses années les plus heureuses », pense son mari.
Alexander est un grand gaillard à l’œil vif qui sort d’une banlieue ouvrière de Moscou, où il a hérité d’un vrai sens de la repartie. Après la journée à la rédaction, il entraîne volontiers ses collègues à l’appartement pour discuter politique en enchaînant les toasts. Populaire – il sera élu député –, il aime être au centre des conversations. Sa femme, longue silhouette à l’élégance naturelle, l’observe souvent sans rien dire, la main sous le menton. Parfois, elle lâche aux invités, le regard voilé par des lunettes à double foyer : « Moi aussi je suis une femme créative et libre. »
Lorsque ses enfants sont couchés, la cheffe de maison rédige ses premières enquêtes pour la revue Megalopolis Express. « On l’entendait la nuit pianoter sur sa machine à écrire, se souvient sa fille Vera. Je ne l’ai jamais vue oisive. » Son mari est attiré par les caméras, elle croit à la force des mots, qu’elle manipule avec brio. La lecture est la passion de sa vie. Née à New York en 1958 dans une famille de diplomates soviétiques d’origine ukrainienne, elle a pu découvrir très tôt les livres bannis en URSS. « La littérature interdite m’a profondément marquée », répond-elle un jour à son éditeur en France, l’ancien journaliste de La Croix Jean-François Bouthors, qui l’interrogeait sur ses motivations profondes.
« Elle ne supportait pas l’injustice et disait toujours la vérité en face sans réfléchir aux conséquences. »
Au collège, Anna fut tour à tour la première de la classe et l’élève rebelle qui n’hésitait pas à se disputer avec le directeur pour défendre un de ses camarades injustement puni. « C’était viscéral, raconte son amie d’enfance Elena Morozova, elle ne supportait pas l’injustice et disait toujours la vérité en face sans réfléchir aux conséquences (1). » À l’université, elle choisit le journalisme afin « d’aider les gens qui sont plus malheureux qu’elle ». Ses premières enquêtes se focalisèrent sur la maltraitance dans l’armée, les orphelins, les minorités.
Les années passent, l’URSS implose et le coût de la vie s’envole sous l’effet du passage douloureux à l’économie de marché. Chez les Politkovski, Anna continue de jongler entre ses piges, les devoirs de ses deux adolescents et la bataille quotidienne pour remplir le frigo, tout en s’inquiétant de la santé de son mari. L’ancienne vedette de la télévision publique de la perestroïka ne trouve plus sa place parmi les nouveaux médias qui foisonnent sous la présidence de Boris Eltsine. Il disparaît des écrans après l’échec de son émission « Politburo », trompant son mal-être dans l’alcool.
Quand le téléphone sonne rue Herzen, c’est désormais pour Mme Politkovskaïa, la journaliste à temps partiel du courageux hebdomadaire, Obshchaya Gazeta. Elle s’empare de la rubrique sociale, décrivant avec un talent de conteuse la misère des retraités, les ingénieurs au chômage, les enfants exploités : tous ceux que le capitalisme sauvage et triomphant des années Eltsine a laissés sur la touche. Chaque article est l’occasion d’interpeller les bureaucrates et de secouer les associations. On redoute sa pugnacité et son « caractère difficile », aux dires même de ses proches, le tout marqué par le refus du compromis.
À Moscou le 7 novembre 1988, lors des commémorations de la Révolution d’octobre 1917. / Carl De Keyzer/Magnum Photos
Oleg Orlov, l’un des responsables de Memorial, l’organisation de défense des droits de l’homme qui a été dissoute par la Cour suprême russe en décembre 2021, se souvient encore de leur première rencontre. C’était en 1995. La conférence de presse sur les violences de la première guerre en Tchétchénie se termine lorsqu’une jeune femme « charmante mais très vive », le prend à partie sans masquer sa colère : « Pourquoi avoir publié ce rapport si tard ? Pourquoi avoir caché la vérité ? » La discussion qui s’ensuit est houleuse. Le militant n’a jamais oublié son nom. Il aura l’occasion de la recroiser à maintes reprises lors de la seconde guerre de Tchétchénie.
« Elle s’empare de la rubrique sociale, décrivant avec un talent de conteuse la misère des retraités, les ingénieurs au chômage, les enfants exploités. »
Ce conflit gelé redémarre finalement en septembre 1999. À la rédaction du petit bihebdomadaire indépendant Novaïa Gazeta, on regarde le nouveau premier ministre d’Eltsine, un quasi-inconnu du nom de Poutine, asséner aux téléspectateurs : « On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes ». L’invasion de la république séparatiste démarre. Son directeur Dmitri Muratov veut y dépêcher sur place la « nouvelle », Anna Politkovskaïa, qui suit les minorités pour le journal. « Je pars en reportage durant une semaine », lâche-t-elle à sa fille en guise d’explication. Elle ne le sait pas encore mais la Tchétchénie ne sortira plus jamais de sa vie.
« D’un instant à l’autre, tout a disparu »
« Durant le démantèlement de l’URSS, puis sous le règne de Boris Eltsine, nous avons traversé une révolution personnelle, parallèle à la révolution sociale qui secouait le pays. D’un instant à l’autre, tout a disparu : l’idéologie soviétique, le saucisson à bas prix, l’argent et la certitude qu’il se trouvait derrière les murs du Kremlin, un petit père qui, bien que despotique, veillait au moins sur nous. Le second bouleversement est le moratoire sur la dette et le krach de 1998. Après 1991 et la mise en place effective d’une économie de marché dans notre pays, beaucoup d’entre nous avaient réussi à gagner modestement leur vie. Peu à peu s’était constituée une classe moyenne russe (…) capable de promouvoir la démocratie et l’économie de marché. Du jour au lendemain, tout cela fut balayé (NDLR : par le krach de 1998). Beaucoup de gens, épuisés par leur lutte quotidienne pour la survie, furent incapables d’affronter ce nouveau coup du sort. Ils se laissèrent tout simplement couler et disparurent sans laisser de trace. Le troisième grand bouleversement se produisit avec l’arrivée au pouvoir de Poutine et l’avènement de son capitalisme à la russe mâtiné de néosoviétisme. (…) La doctrine économique de Poutine, c’est l’idéologie soviétique mise au service du grand capital. Elle favorise dans le même temps la résurgence de notre bonne vieille nomenklatura, cette élite de bureaucrates qui dirigea notre pays du temps de l’URSS. »
Extrait de La Russie selon Poutine, Folio documents, 2006, p. 138, 9,8 €.

Anna Politkovskaïa a couvert la guerre en Tchétchénie de 1999jusqu’à sa mort, en 2006. / GUEORGUI PINKHASSOV/© GUEORGUI PINKHASSOV / MAGNUM P
En ce mois de février 2001, le ciel a des couleurs de défaite sur la montagne tchétchène. La journaliste Anna Politkovskaïa, longue silhouette frissonnante, franchit le seuil de la tente de l’état-major. Des plaques de boues s’accrochent à ses bottes. Elle se sent sale et fatiguée, mais elle ne regrette pas d’être venue dans ce coin perdu du Caucase en guerre. Tout s’est bien passé. L’entretien avec le colonel de la zone a duré deux heures, de quoi nourrir un énième article pour Novaïa Gazeta, le bihebdomadaire indépendant qui publie ses révélations en cascade sur les exactions commises par l’armée russe durant la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009).
Alors qu’elle s’approche de la sortie du campement, des officiers du FSB (Service fédéral de sécurité de Russie) lui barrent la route. Les insultes pleuvent sur elle, entrecoupées de coups et de menaces. Au bout d’un moment, un soldat hurle : « C’est prêt. » Dans le noir, la reporter est plaquée contre un lance-roquettes multiple « Grad ». Un vacarme de fin du monde lui vrille alors les tympans. C’est donc ainsi qu’elle s’apprête à mourir, pense-t-elle : exécutée sous le bruit de la canonnade. « Et personne ne saura où est ta tombe », fredonne à son oreille un major du FSB, lors d’une brève pause (2).
Le simulacre d’exécution s’arrête aussi brusquement qu’il avait commencé. Elle pleure en silence. « Je me trouvais en état de choc, incapable de parler, écrira-t-elle, ce qui n’empêcha pas mes geôliers de m’interroger toute la nuit. » À Moscou, le directeur du journal, Dmitri Muratov, a alerté la presse internationale de la disparition de son envoyée spéciale. Il remue ciel et terre pour la retrouver. « On avait toujours peur quand elle était là-bas », se souvient Galina Moursalieva, sa collègue de bureau. Après deux jours dans un bunker et des interrogatoires interminables, elle finit par être libérée. « Pendant un mois, j’ai été saisie de panique chaque fois que je croisais des gens en uniforme… Puis je me suis calmée, j’ai repris ma vie habituelle (3). »
Son quotidien, en ces années 2000, n’est plus celui d’une mère de famille qui jongle entre ses enfants et ses articles. Ilya et Vera sont majeurs et indépendants, son mari a quitté l’appartement. À 40 ans passés, la voilà libre de se consacrer corps et âme à ses reportages en Tchétchénie, où elle se rendra à plus de 50 reprises jusqu’à son assassinat, le 7 octobre 2006. La reporter ne connaît qu’un seul maître, le terrain, quitte à jouer au jeu dangereux du chat et de la souris avec l’armée russe. Il n’existe pas d’autre option lorsqu’on veut raconter les pillages, les destructions, les viols, les exécutions sommaires et la corruption des bureaucrates durant la sale guerre de Tchétchénie.
« Elle se focalisait sur la souffrance et le prix humain de la guerre »
Pour passer inaperçue, la Moscovite s’habille comme les femmes de Grozny, dormant chez l’habitant et se passant de douche là où l’eau courante n’est plus qu’un souvenir. Elle écrit : « En reportage, je suis une personne qui manque de sommeil, qui est affamée, sale et effrayée à mort, comme n’importe quel habitant de Tchétchénie. » Elle boude les escortes, abhorre le journalisme embedded (« embarqué ») avec l’armée et fuit les comptes rendus officiels qui deviennent la norme chez la majorité de ses confrères russes. « Elle se focalisait sur la souffrance et le prix humain de la guerre », résume la militante des droits humains Sacha Koulaeva, qui l’a croisée sur le terrain.
Parmi ses premiers faits d’armes, figure le sauvetage de dizaines de vieillards d’une maison de retraite au centre de Grozny, la ville rebelle que l’armée russe détruit méthodiquement durant l’hiver 1999. Le personnel effrayé a fui en abandonnant les pensionnaires affamés. L’envoyée spéciale de Novaïa Gazeta ne se contente pas d’écrire un article : elle harcèle les autorités tchétchènes et russes jusqu’à obtenir gain de cause. On la chasse, elle revient. Pendant ce temps, des retraités continuent de mourir faute de soin. Elle écrit leur nom, un par un. À Moscou, le scandale suscite tant d’émotions qu’une évacuation finit par être organisée, entre deux bombardements.
« Dans tout ce qu’elle écrivait, il y avait toujours de l’émotion »
Ses reportages finissent par attirer l’attention sur la petite rédaction de Novaïa Gazeta. Il s’agit surtout d’histoires humaines et très concrètes, en marge des développements militaires et des analyses politiques. Des papiers qui s’inscrivent dans la grande tradition du journalisme soviétique, où l’on manie volontiers la première personne. « Dans tout ce qu’elle écrivait, il y avait toujours de l’émotion, constate son amie Galia Ackerman, qui a traduit la plupart de ses livres en français. Elle avait un vrai talent d’écrivaine. » Ses articles se terminent souvent par des interrogations. Que faire ? Où tout cela nous conduit-il ?
Des soldats russes patrouillent dans les rues de Grozny pendant la seconde guerre de Tchétchénie, en février 2001. / CAPITAL'S EYE/MAXPPP
Au fil des mois, Anna Politkovskaïa comprend que les exactions de l’armée russe sont érigées en système. Il y a d’abord les zatchistkas (« nettoyages », lire l’extraitci-dessous) sauvages, hérités de la guerre en Afghanistan. Il y a aussi les camps de filtration, où sont envoyés tous ceux soupçonnés d’avoir porté des armes contre Moscou. Ces centres de détention sont placés sous la surveillance de gardiens qui ont fait leurs armes dans la répression brutale des révoltes au sein des colonies pénitentiaires de Sibérie. La torture y est la règle, les viols y sont fréquents. On peut y disparaître sans laisser de traces et personne n’ira réclamer votre corps. Les bourreaux y jouissent d’une impunité totale. Comment s’étonner, dès lors, du retour des zatchistkas et des camps de filtration en Ukraine, vingt ans plus tard ?
À chaque fois, l’enquêtrice note, harcèle les galonnés. On l’accuse d’être anti-russe. Elle rétorque qu’elle défend aussi les militaires victimes de bizutages et de conditions de vie dégradantes au sein d’une armée qui se moque de ses pertes. « Les troufions, c’est de la poussière. Plus il en meurt, plus les femmes en referont », dira un général. Si les soldats peuvent passer des coups de téléphone à leur famille, ils le doivent à l’un de ses articles. Pour les mères qui cherchent à connaître la vérité sur la mort de leur enfant, la journaliste devient vite un phare dans un océan d’indifférence.
Rendus à la vie civile, les soldats transportent dans la société leur violence et leur traumatisme, constate-t-elle encore à travers de longues enquêtes auprès des vétérans. À ses yeux, ce dangereux virus de la brutalité se diffuse lentement dans toutes les sphères du pouvoir et contamine l’ensemble de la population russe. Un discours prophétique qui laisse ses collègues perplexes à l’époque : « On ne partageait pas son point de vue sur la fascisation du régime, reconnaît aujourd’hui le reporter Pavel Kanygin. Le fascisme, c’était bon pour les films d’histoire. On ne voulait pas voir, pas entendre. C’était trop difficile. »
À la télévision, Vladimir Poutine déclare vouloir « buter les terroristes » tchétchènes. / Cyril Bitton
Dans les rues de Moscou, l’indifférence le dispute au mépris, voire à la haine envers les civils tchétchènes, relégués au rang de terroristes en puissance. L’esprit de liberté de la perestroïka est retombé, les habitants veulent de l’ordre et se réjouissent du retour de la croissance. En ce début des années 2000, la classe moyenne émergente achète des meubles modernes dans les nouveaux magasins Ikea qui fleurissent un peu partout. L’été venu, on se repose au bord de la piscine des hôtels all inclusive de la côte turque. « Anna ne se sentait pas à sa place dans ce Moscou festif, pense son amie Galia Ackerman. Elle était mentalement et émotionnellement en Tchétchénie. »
« Une zatchistka (“nettoyage”) ordinaire »
« Malika Elmourzaïeva vit dans le premier district de Grozny, rue Kirov, dans les ruines d’un bâtiment de cinq étages. Il n’y a pas d’hommes dans l’entrée à moitié détruite où se trouve son appartement. Seulement des femmes. La nuit passée, vers 2 h du matin, on a frappé à sa fenêtre du rez-de-chaussée : “Ouvrez, garces, c’est la zatchistka (‘nettoyage’) !” Elle a ouvert, bien sûr. Sinon les soldats auraient fait sauter la porte avec une grenade. Un groupe de gars en tenue de camouflage, masqués, des Russes et des Tchétchènes. Naturellement, il ne s’agissait pas d’une zatchistka pour rechercher des combattants tchétchènes : ils venaient tout simplement piller le bâtiment, pourtant déjà mis à sac à plusieurs reprises. Dans l’appartement de Malika, trois autres femmes de sa famille dormaient. Ayant éclairé chacune de la tête aux pieds avec des lampes de poche, la bande décida de violer la jeune fille de 15 ans. (…) L’un des hommes saisit Malika par les cheveux et la traîna dans l’escalier, en l’empêchant de se relever. Ils lui ordonnèrent de frapper à la porte d’autres appartements et de demander d’ouvrir, en tchétchène, comme si elle venait en voisine (…) Les femmes présentes furent battues sans pitié – frappées aux reins, à la tête, aux mollets – avec des crosses de fusil et de bâtons. Malika encaissa plus que les autres : on l’utilisa comme un punching-ball pour les pieds. »
Extrait de Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet-Chastel, 2003.

Grozny, en mai 2004. Cinq ans après, la ville porte toujoursles stigmates du siège de 1999. / MAXIM MARMUR/AFP
Entre deux reportages en Tchétchénie, Anna Politkovskaïa aime recevoir en son bureau les gens qui ne savent plus où déposer leurs malheurs. Une dizaine de personnes attendent sagement leur tour dans le couloir, certains assis dans le sofa, d’autres debout. Ils ont franchi le seuil de la rédaction de Novaïa Gazeta pour rencontrer leur dernier espoir de justice, serrant dans des sacs plastiques d
es liasses de feuilles volantes qui témoignent de leur histoire. Après avoir envoyé à la relecture son énième papier sur les violences perpétrée par l’armée russe pendant la guerre en Tchétchénie (1999-2009), Anna Politkovskaïa fait entrer un premier visiteur.
La reporter vedette, dont les coups de sang sont redoutés au sein de la rédaction, écoute chacun de ses interlocuteurs avec une patience infinie. C’est au tour d’une vieille dame de s’asseoir. Son récit devient vite incohérent : visiblement, elle n’a pas toute sa tête. La journaliste Galina Moursalieva, qui assiste à la scène, se porte au secours de sa consœur. Peut-être est-il temps de dire à la babouchka qu’elle a fort à faire ? Anna refuse. « Elle l’a écouté jusqu’au bout, par respect », témoigne sa collègue.
« Il y avait toujours une file d’attente devant la porte d’Anna »
Les visites s’enchaînent. Une mère de soldat. Des Tchétchènes. Les intouchables de la Russie de Poutine. Le buste penché en avant, le visage grave comme à son habitude, Anna Politkovskaïa prend des notes. Untel vient témoigner de violences dont il a été victime. Tel autre ne sait pas comment inscrire ses enfants à l’école du quartier. Un troisième a besoin de sa recommandation auprès des associations pour s’exiler en Europe. Tantôt la journaliste aide son visiteur en écrivant un article, tantôt en décrochant son téléphone, voire les deux à la fois. « Il y avait toujours une file d’attente devant la porte d’Anna », témoigne Galina Moursalieva, qui a partagé le bureau de sa collègue jusqu’à sa mort le 7 octobre 2006.
À 40 ans passés et les cheveux déjà blanchis, Anna Politkovskaïa brouille volontiers les lignes entre journalisme et militantisme. Quand un article peut aider, elle écrit. Quand il vaut mieux déposer une plainte aux autorités, elle s’y colle. À ses yeux, le journalisme n’est pas juste un outil au service de la vérité : « Il me donne les moyens d’aider des gens qui sont plus malheureux que moi, confie-t-elle à La Croix un an avant son assassinat. Si j’écris sur une victime, mon but n’est pas de faire pleurer les lecteurs, mais d’émouvoir les autorités. » Lorsque l’administration ne réagit pas, elle le prend comme une défaite personnelle.
Son travail tourne au sacerdoce. La voilà portant un fardeau qui ferait ployer une équipe à temps complet. Les martyrs vivent ainsi et, généralement, leur existence est courte. Qu’elle profite un peu de son nouvel amoureux norvégien, lui disent ses proches inquiets. « Beaucoup de ses confrères disaient avant son assassinat qu’elle n’était pas une vraie journaliste, qu’il fallait savoir distinguer ses émotions du travail et être capable de s’extraire de la réalité », se souvient Oleg Orlog, un des responsables de Memorial, la célèbre organisation des droits de l’homme qui a été récemment bannie de Russie. « Anna se considérait comme une défenseure des droits humains, poursuit-il. Mais nos rapports pouvaient aussi être très tendus. »
« Elle était à la fois très forte et très vulnérable »
Dans les bureaux de Memorial à Grozny (Tchétchénie), les militants l’ont vu pleurer à de nombreuses occasions en écoutant le récit de victimes. « Elle était à la fois très forte et très vulnérable », témoigne Ekaterina Sokirianskaia, une ancienne employée de l’association. Un jour, celle-ci confie son désarroi à la journaliste de passage : un paysan qui vient de réapparaître au bout de deux semaines est en prison. Il a visiblement été torturé. Pourtant, son avocate refuse de le faire témoigner. S’emparant du combiné, Anna Politkovskaïa gagne la confiance de son interlocutrice. Elle publiera deux articles sur l’affaire. L’homme finira par être libéré.
En ces années 2000, les organisations non gouvernementales n’ont pas encore hérité du statut infamant « d’agents de l’étranger ». Un espace de liberté subsiste. Lorsque le travail de plaidoyer est bien mené, la justice russe écoute parfois les avocats de la défense. « On pouvait appeler Anna à tout moment, avec l’assurance qu’elle écrirait un papier qui pourrait sauver des vies », ajoute la militante Ekaterina Sokirianskaia. Il est arrivé, à l’inverse, que les articles de la reporter entraînent l’assassinat de ses interlocuteurs : autant de blessures invisibles qu’elle porte sur la conscience (lire l’extrait ci-dessous).
Des soldats russes patrouillent dans les rues de Grozny (Tchétchénie), en novembre 2004. / KHASAN KAZIYEV/AFP
Quand elle séjourne à Grozny, Anna Politkovskaïa loge chez la militante de Memorial Natalia Estemirova. L’immeuble de cette mère de famille a été bombardé au cours du siège de la capitale tchétchène par l’armée russe (décembre 1999-février 2000). Pour gagner son deux-pièces, il faut marcher sur une planche qu’un voisin a fixée à la hâte sur le sol percé du couloir. Il y a ni eau courante, ni électricité, ce qui contraint les habitants à transporter des seaux d’eau dans les escaliers. Chacun cuisine sur un réchaud à gaz, puis récupère le liquide de cuisson pour se laver.
En Tchétchénie, Anna Politkovskaïa et son hôte forment un duo inséparable. Ce sont des enquêtrices passionnées et indomptables, déterminées jusqu’à l’extrême, liées par le même instinct de justice et une amitié forgée par mille dangers. Le jour, elles collectent côte à côte les témoignages des victimes de la sale guerre de Tchétchénie. La nuit, l’une rédige un rapport, l’autre un article, à la lumière faiblarde d’un générateur électrique, pendant que Lena, l’enfant de Natalia, s’endort sur le canapé-lit.
Anna impressionne la jeune fille avec sa haute taille, sa posture droite comme un I et son visage d’institutrice sévère. De Moscou, elle lui porte souvent des livres de peintures célèbres ou des romans occidentaux : des véritables « trésors » dans une ville où les bibliothèques ont disparu pendant le siège mené par l’armée russe. Lena s’efforce de ne pas la déranger avec les mille questions qui se bousculent dans sa tête. « Pour Anna et Natalia, leur travail, c’était leur vie, nous confie-t-elle. Et en même temps, elles restaient des mères à part entière. Des personnes très spéciales. »
La militante Natalia Estemirova formait avec Anna Politkovskaïa un duo inséparable pour collecter le témoignage des victimes de la guerre en Tchétchénie. Ici à Londres, le 4 octobre 2007. / DYLAN MARTINEZ/REUTERS
En juin 2004, Lena a 10 ans. L’horloge tourne. 19 h, 20 h, 21 h… Les deux femmes ne sont pas rentrées. La gamine inquiète part se réfugier chez les voisins. Le lendemain, elle apprendra qu’Anna Politkovskaïa et sa mère sont revenues après 3 h du matin d’une rencontre avec Ramzan Kadyrov, le vice-premier ministre de Tchétchénie choisi par Vladimir Poutine pour diriger la province rebelle. L’homme qui en sera bientôt le despote a montré toute l’étendue de sa brutalité et de son inculture au cours de l’entretien.
Entouré de ses soudards, Ramzan Kadyrov a reçu les deux femmes au cœur de sa forteresse solidement gardée. L’homme s’est montré agressif, colérique, moqueur. La discussion a été émaillée d’insultes et d’humiliations. À un moment donné, il s’est même jeté sur Anna Politkovskaïa pour la frapper. Seule femme dans l’assistance, Natalia Estemirova s’est interposée entre les deux. Durant l’entretien, un garde du corps, casquette de base-ball vissé sur le crâne, a insisté à plusieurs reprises : « Vous auriez dû mourir dans une rue de Moscou. » Son patron a renchéri : « Tu es l’ennemie. »
Sur le chemin du retour, Anna Politkovskaïa fond en larmes, à bout de nerfs. Qu’un tel « dragon » ait été placé à la tête de la Tchétchénie la traumatise. En plus, il n’a même pas d’instruction ! Sa rédaction, inquiète, l’envoie quelque temps à l’étranger. Memorial fait de même avec Natalia Estemirova. Deux ans après la rencontre avec Ramzan Kadyrov, Anna Politkovskaïa sera assassinée au bas de son ascenseur par des tueurs tchétchènes. Puis, ce sera au tour de son alter ego, Natalia Estemirova, d’être exécutée en 2009. Dans un cas comme dans l’autre, les commanditaires n’ont jamais été identifiés.
« Savez-vous comment vivre avec cela ? »
« Il est aussi arrivé qu’on fusillât non seulement la personne qui m’avait parlé, mais aussi des membres de sa famille. J’ai sur mon “compte de journaliste” un garçon de 15 ans, tué avec sa mère, Markha, une activiste de village, qui, comme Vakha Kossouïev, rassemblait les informations sur les crimes de guerre commis contre les habitants du lieu. Tout s’est passé de la même façon : un groupe de militaires est arrivé chez Markha, ils lui ont demandé de confirmer son identité, puis l’ont amené dans la cour avec son fils, et les ont fusillés. Savez-vous comment vivre avec cela ? Moi, je ne sais pas. Sur quelle “étagère” de ma conscience puis-je ranger l’image du fils de Markha, pour ne pas penser à lui tous les jours comme à mon péché le plus horrible ? (…) Je suis restée en vie, mais n’est-ce pas au prix de la vie des autres ? Ne les ai-je pas poussés sous les mitraillettes des militaires ? Involontairement, bien sûr, mais je leur ai joué un sale tour… Que faire ? Dois-je continuer pour que leur mort ne soit pas, en fin de compte, inutile ? Et pourtant, rien ne me débarrassera d’un sentiment de culpabilité à l’égard de ceux qui ont sacrifié leur vie pour mon travail – pour ma résistance à ce type de journalisme qui s’instaure, grâce à la guerre “à la Poutine”, en Russie. Je parle d’un journalisme idéologique, sans accès à l’information… »
Extrait de Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet-Chastel, 2003, p.35-36.

Anna Politkovskaïa à son bureau dans les locaux de Novaïa Gazeta. / PHOTOGUERILLA/SIPA/PHOTOGUERILLA/SIPA
Le 23 octobre 2002, Anna Politkovskaïa est en tournée américaine. Partout où l’enquêtrice de Novaïa Gazeta passe, on se presse, on la félicite, on l’honore. La voilà récompensée du titre de journaliste la plus courageuse de l’année. « Les Américains me touchent comme un animal exotique », raconte la Russe de 44 ans – du fait de sa naissance à New York, elle a aussi un passeport américain – à la documentaliste Marina Goldovskaïa qui la filme jusque dans sa chambre. Avant de défaire sa valise, la reporter à la silhouette imposante vérifie que l’eau coule correctement au robinet. Une habitude héritée de la guerre en Tchétchénie.
Au cours de la nuit, le téléphone la surprend dans son sommeil. À l’autre bout du fil, une voix l’informe : un commando tchétchène a pris en otage le public du théâtre de la Doubrovka, à Moscou. Le groupe, composé d’une quarantaine d’hommes et de femmes, porte des explosifs autour de la taille. Ils exigent le retrait des troupes russes de Tchétchénie. Les preneurs d’otage la réclament comme intermédiaire. Non sans tergiversation, le Kremlin a fini par accepter : un avion d’Aeroflot l’attend à l’aéroport pour la ramener en urgence à Moscou. Sans hésiter, elle renonce à sa tournée américaine.
Au théâtre, le commando guette l’arrivée de cette journaliste militante qui plonge sa plume dans les plaies béantes de Tchétchénie. Elle est l’une des très rares Russes en qui les Tchétchènes font confiance. Les preneurs d’otage semblent vouloir négocier, pense-t-elle en sortant chercher des packs d’eau minérale. Las, les policiers finissent par la renvoyer chez elle. L’heure n’est plus aux pourparlers : le Kremlin a décidé en secret de donner l’assaut. À l’aube, un gaz extrêmement toxique s’infiltre par les grilles d’aération. Les forces spéciales investissent les lieux dans la foulée. Les 41 membres du commando sont tués, ainsi que 128 spectateurs (dont 123 asphyxiés).
« Une société dépravée demande du confort, de la paix et de la tranquillité, même au prix des vies humaines »
Des dizaines de rescapés garderont des séquelles irréversibles. Au terme d’une bataille judiciaire, ils obtiendront en guise de dédommagement juste de quoi payer les obsèques. « Les victimes et leur famille sont traitées comme le furent en leur temps les populations tchétchènes », constate la journaliste. Comment le peuple russe a-t-il réagi à la tragédie ? « Il a montré peu de compassion, note-t-elle. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Une société dépravée demande du confort, de la paix et de la tranquillité, même au prix des vies humaines (4). » Ses compatriotes approuvent en effet la politique de Vladimir Poutine, l’homme qui pose torse nu et terrasse les terroristes. Les lanceurs d’alerte, eux, on ne les écoute plus.
Le 25 octobre 2002 à Moscou, des proches des otages retenus dans le théâtre de la Doubrovka manifestent pour demander le retrait de l’armée russe de Tchétchénie. / REUTERS PHOTOGRAPHER/REUTERS
Anna Politkovskaïa trouve encore du réconfort à l’étranger où ses articles sont rassemblés et publiés par des maisons d’éditions. Pendant que les télévisions la boycottent en Russie, on l’aperçoit en France sur le plateau de Tout le monde en parle, l’émission de Thierry Ardisson. Les parlementaires européens l’applaudissent à Strasbourg. Mais qui l’écoute réellement ? « La Tchétchénie, c’est une impasse, une véritable impasse, on ne peut rien faire », lui glisse un jour un membre du congrès américain. En ces années 2000, les Occidentaux préfèrent signer des contrats de gaz avec la Russie que sanctionner les violations des droits de l’homme dans le Caucase.
Plus elle est connue ailleurs, plus elle dérange en Russie. FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie), armée, fonctionnaires corrompus… La liste de ses ennemis s’allonge au fil de ses articles. À la rédaction de Novaïa Gazeta, le journal le plus anti-poutinien, le directeur Dmitri Muratov a du mal à cacher son inquiétude. L’un de ses bras droits, Iouri Chtchekotchikhine, est déjà mort empoisonné en juillet 2003 après plusieurs jours de souffrance. Pour ce démocrate haut en couleur qui siégeait à la Douma (le Parlement russe), la dénonciation de la corruption était un apostolat. Un an plus tard, c’est au tour de sa collègue Anna Politkovskaïa de réchapper de peu à la mort dans des circonstances similaires.
Nous sommes le 1er septembre 2004. C’est le jour de rentrée scolaire en Russie, un rituel coloré et joyeux hérité de l’URSS. À l’école numéro un de Beslan, ville moyenne d’Ossétie, les enfants vêtus de leurs habits de dimanche sont venus accompagnés de leurs parents. Soudain, une trentaine de terroristes surgissent sur les lieux et prennent en otage la foule. Les adultes qui s’interposent sont exécutés sur-le-champ. Les forces spéciales dressent rapidement un cordon de sécurité autour de l’école, attendant les ordres. À Moscou, Anna Politkovskaïa se précipite à l’aéroport.
Sur place, c’est le chaos : tous les vols vers le Caucase sont repoussés. L’envoyée spéciale de Novaïa Gazeta finit par dénicher un siège à bord d’un avion pour Rostov-sur-le-Don, une ville qui se trouve à mi-chemin. Avant de monter, elle téléphone à l’émissaire des indépendantistes tchétchènes à Londres, Akhmed Zakaev, et le convainc d’obtenir du président rebelle Aslan Mashladov un message demandant la libération des otages. « On se rappelle à mon arrivée », dit-elle en raccrochant. L’émissaire attendra en vain son appel. Une fois à bord, la journaliste avale une gorgée de thé, puis sombre dans le coma.
À son réveil à l’hôpital de Rostov-sur-le-Don, elle découvre effarée le bilan de l’assaut contre les preneurs d’otages de l’école de Beslan : 334 morts dont 186 enfants. « Je pense que je vais arrêter le journalisme. J’en peux plus », glisse-t-elle dans un moment de découragement. Sa tentative d’empoisonnement demeure un mystère jusqu’à aujourd’hui. La nature du produit toxique n’a pas été retrouvée. Quant aux prélèvements de sang, ils ont été détruits « par inadvertance ». Extrêmement affaiblie, la victime doit se reposer plusieurs mois avant de repartir travailler. Durant sa convalescence, son téléphone ne sonne pas beaucoup.
Après le drame de Beslan, les choses ne cessent de se compliquer pour Anna Politkovskaïa. Les officiels ne l’invitent plus nulle part. Des confrères colportent une petite musique sur son soi-disant manque de professionnalisme. Son caractère peu « commode », impatient et intransigeant, finit par lasser même ceux qui partagent ses idées. La voilà seule contre tous. À Novaïa Gazeta, le directeur Dmitri Muratov, lui demande d’écrire sur autre chose pour au moins quelque temps. Après tout, la rébellion est écrasée et Poutine a gagné. « Elle écoutait mais décidait le contraire et finissait toujours par repartir », confie sa voisine de bureau, Galina Moursalieva.
Galina Mursalieva dans le bureau qu’elle partageait avec Anna Politkovskaïa. / JOSEPH SYWENKYJ/REDUX-REA
Les reportages s’enchaînent bon an mal an. « Elle revenait un peu plus fatiguée après chaque mission », témoigne sa fille Vera. Les amies de la reporter notent son regard triste malgré ses rires éclatants. Elle a vu tant de larmes. Comment aurait-elle pu rester indemne ? Après sa mort, son amie Marina Goldovskaïa aura ces phrases : « Il y a des gens à la peau coriace, d’autres à la peau sensible. Anna Politkovskaïa n’avait pas de peau du tout. » Rien, pas même une feuille de papier à cigarette, ne s’interposait entre elle et ses sujets. Sans filtre, la journaliste devenait la douleur des gens.
« Chaque soir, lorsque je rentre dans mon immeuble, j’ai l’impression que c’est la dernière »
Anna Politkovskaïa mena jusqu’à son dernier souffle une guerre sans fin et sans espoir contre le silence et la violence en Tchétchénie. Une mission à haut risque qu’elle assume. « Tu ne sais pas à quel point j’ai peur. Chaque soir, lorsque je rentre dans mon immeuble, j’ai l’impression que c’est la dernière », confia-t-elle à un ami tchétchène (5). À la journaliste française Manon Loiseau, elle précisa quelques semaines avant son assassinat : « Tu sais, aujourd’hui, ils se permettent d’agir comme ils le veulent. Ils sont capables de tout. »
« Nous avons tous gagné en sauvagerie »
« Que s’est-il passé au juste en Tchétchénie ? Qu’est-il advenu de nous, les Russes ? Qu’avons-nous ignoré de nous-mêmes ? La guerre a enlevé, à des milliers de gens, les repères de la civilisation moderne. (…) La Russie néosoviétique, modelée par la machine étatique « poutinienne », a entrepris de construire sur son territoire une enclave d’absence de droits civiques. On peut l’appeler aussi une zone de résidence ou un ghetto pour les Tchétchènes. Il est très important de comprendre cela. Le pays qui a vécu 70 ans sous le socialisme et tourné une petite dizaine d’années dans la valse démocratique est prêt à revenir, pour une nouvelle étape de son histoire, à sa vilaine tradition de l’époque tsariste. (…) Quiconque pense que le phénomène « tchétchène » se limite au territoire tchétchène est dangereusement naïf. Telle une vilaine infection ou une gangrène, ce mode de pensée, cette façon de ressentir et d’agir envahit le pays et se transforme en une tragédie nationale qui frappe toutes les couches de la société. Nous avons tous gagné en sauvagerie. Cette sale guerre a installé peu à peu une atmosphère belliqueuse omniprésente, dans laquelle les arguments normaux ne sont plus de mise. (…) Les gens, même s’ils n’ont rien à voir avec la Tchétchénie, sont devenus durs, caustiques, agressifs, violents. Comment faire machine arrière ? Comment s’arracher à ce climat de guerre civile qui, sur un mot de Poutine, gagne tous les cœurs ? »
Extrait de Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet-Chastel, 2003.

Aujourd’hui encore, les commanditaires de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa n’ont pas été identifiés. / EPSILON/GETTY IMAGES
À 16 h, la longue silhouette d’Anna Politkovskaïa sort de sa voiture garée au numéro 8 de la Lesnaïa, au centre de Moscou, puis pousse la porte métallique de l’immeuble, les bras chargés de provisions. La célèbre journaliste revient du supermarché du quartier. Sa journée file comme dans un soupir, entre la visite à sa mère hospitalisée, une discussion avec sa fille enceinte, les courses, et la rédaction d’une enquête sur la torture en Tchétchénie qu’attend son journal Novaïa Gazeta. Elle traverse une période difficile. Son père a été emporté par une crise cardiaque il y a quelques semaines en apprenant que sa mère était atteinte d’un cancer. L’esprit tourmenté par ses soucis, elle ne remarque pas qu’elle est suivie.
La carte des lieux du meurtre, avec les photos de la victime et de deux suspects, était affichée dans un tribunal de Moscou en décembre 2008, à l’occasion d’un point d’étape sur l’enquête. / Denis Sinyakov/REUTERS
Munis des codes de l’immeuble, deux hommes se glissent à sa suite dans le hall d’entrée. L’un surveille la cage d’escalier, le second se poste au rez-de-chaussée. Dehors, deux complices attendent dans un véhicule, prêts à démarrer. Inconsciente du piège qui s’est refermé sur elle, Anna redescend chercher ses sacs de course dans le coffre de sa voiture. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre, le tueur lève son pistolet Makarov équipé d’un silencieux. Il tire quatre balles. La journaliste s’écroule. Elle a 48 ans. En partant, l’assassin pose lentement le pistolet au pied de sa cible. Le corps sans vie sera retrouvé cinq minutes plus tard par une voisine. Nous sommes le 7 octobre 2006. Est-ce une coïncidence ? Le président Vladimir Poutine, qu’elle fustigeait dans ses articles, fête ce jour-là son anniversaire.
Aussitôt, la nouvelle du meurtre fait le tour du monde. « Une mort sur ordonnance » titre en une le quotidien russe Kommersant. Même les chaînes de télévision du régime, qui ne l’invitaient plus depuis longtemps, publient des flashs spéciaux sur la grande figure du journalisme indépendant et anti-Poutine. Les Russes qui ignoraient encore son existence – Novaïa Gazeta tire à seulement 160 000 exemplaires –, la découvrent subitement. « Sa capacité d’influence sur la vie politique du pays était extrêmement insignifiante », minimise sèchement Vladimir Poutine.
« Qui avait un intérêt à faire taire Anna ? Pourquoi ? »
À la rédaction de Novaïa Gazeta, le jeune journaliste Pavel Kanygin se réveille d’une courte sieste après une nuit de reportage. Des collègues passent en courant devant son bureau. On se rassemble en silence. « On ne voulait pas y croire, se souvient-il. Qui avait un intérêt à faire taire Anna ? Pourquoi ? La télévision la censurait. Elle avait écrit tout ce qu’il fallait écrire sur la Tchétchénie… » En urgence, les anciens du journal se réunissent autour du directeur Dmitri Muratov, futur Prix Nobel de la paix. L’homme à la carrure d’ours rassurant vient de perdre son troisième employé, après les meurtres de Igor Domnikov (2000) et Iouri Chtchekotchikhine (2003) et avant ceux d’Anastasia Babourova (2009) et de Natalia Estemirova (2009).
Sur le moment, Dmitri Muratov paraît durement secoué par la tragédie. Il n’en doute pas : sa protégée a été tuée à cause de ses écrits. « Peut-être devrions-nous fermer temporairement le journal », lâche-t-il dans un mouvement de désespoir. Ses collègues refusent. En hommage, la rédaction décide de publier un recueil des articles de la victime qui aura rédigé pas moins de 500 enquêtes, entretiens et analyses en six ans de travail acharné. « Je n’ai pas souvenir d’un numéro de Novaïa Gazeta sans l’un de ses papiers », raconte Galina Moursalieva, l’amie qui partageait son bureau étriqué.
Lors de l’enterrement au cimetière de Troïekourovskoïe, se pressent des proches, des collègues, des défenseurs des droits de l’homme, mais aussi beaucoup de babouchkas anonymes venues déposer un œillet blanc ou une rose rouge au pied du cercueil ouvert. « Je croyais que le meurtre d’Anna allait secouer tous les Russes, leur faire comprendre que la limitation des droits et des libertés était allée trop loin, réagit pourtant la militante Mariana Katzarova (1). À mon grand étonnement, 3 000 personnes à peine se sont rassemblées. Et c’est là que j’ai compris qu’Anna était seule, profondément seule. » Dans la foule ce jour-là, les officiels brillent par leur absence. Le Kremlin l’a néanmoins promis : les coupables seront pourchassés et punis.
Les caméras de surveillance ont permis d’établir des portraits-robots du commando chargé d’éliminer la journaliste. Il s’agit de Tchétchènes de Moscou, une bande de criminels spécialisés dans les assassinats sur commande qui ont reçu le soutien de policiers véreux de la capitale. Et puis l’enquête finit par s’embourber. Certes, les guetteurs sont interpellés au bout de quelques mois, mais il faut attendre cinq ans avant l’arrestation de l’auteur des tirs, Roustam Makhmoudov et de son oncle, Lom-Ali Gaitoukaïev, un informateur du FSB. Sans l’enquête officieuse menée en parallèle par les journalistes de Novaïa Gazeta, ces hommes de main n’auraient jamais été jugés, puis condamnés à la perpétuité.
Vera, la fille d’Anna Politkovskaïa, attend le verdict du procès de Dmitry Pavlyuchenko, en décembre 2012 à Moscou. L’ancien policier a été condamné pour avoir aidé les assassins de la journaliste. / MIKHAIL METZEL/AP
Au procès en 2014, les accusés ont reconnu avoir touché 150 000 dollars pour exécuter le « contrat » tout en restant obstinément muet sur l’identité du commanditaire. Le Kremlin a tenté d’orienter les enquêteurs vers Boris Berezovsky, l’oligarque réfugié à Londres qui avait contribué à l’élection de Vladimir Poutine, avant d’en devenir l’ennemi. La piste n’a convaincu ni les juges, ni la famille, ni Serguei Sokolov, rédacteur en chef de la rédaction de Novaïa Gazeta en charge des recherches sur le meurtre de sa collègue. Quinze ans après les faits, celui-ci continue de traquer inlassablement la vérité.
Sur sa liste des suspects, le journaliste enquêteur a coché trois noms. Tous ont un lien avec le régime et la Tchétchénie. Tous connaissaient la victime. « J’ai donné leur identité aux enfants et à l’avocat d’Anna Politkosvkaïa, ainsi qu’à mon chef. Point. » La vérité finira par éclater, pense-t-il, le jour où le régime tombera. Il a cru s’en rapprocher en 2018, lorsque le prisonnier Lom-Ali Gaitoukaïev, chef de la bande des assassins, fit passer un message par un intermédiaire. « J’ai des choses à dire », promit-il en substance à Sergueï Sokolov. Las, le détenu mourra d’une maladie inconnue sans avoir le temps de livrer ses secrets. Une étrange coïncidence, une de plus.
« A la mort d’Anna, nous sommes devenus plus en colère, plus audacieux, plus agressifs envers le gouvernement et les gens derrière lui »
Quel qu’il soit, le commanditaire n’a pas atteint entièrement son but. À Novaïa Gazeta, une enquêtrice aussi audacieuse que pugnace, Elena Milachina, a pris le relais de sa collègue, enchaînant les scoops sur les exactions commises par les hommes de Ramzan Kadyrov, le dirigeant sanguinaire de la province. « À la mort d’Anna, on n’a pas arrêté les reportages difficiles, les enquêtes, observe le reporter Pavel Kanygin. Nous sommes, au contraire devenus plus en colère, plus audacieux, plus agressifs envers le gouvernement et les gens derrière lui. »
Quand il a des décisions difficiles à prendre, le directeur, Dmitri Muratov, s’interroge souvent à voix haute : « Que ferait Anna Politkovskaïa à ma place » ? C’est Kirill Martynov, numéro deux du journal qui raconte l’anecdote. Lui-même s’est réfugié avec une partie de l’équipe en Lettonie, après l’adoption en mars par le gouvernement russe d’une loi qui verrouille l’information sur l’invasion de l’Ukraine. Hébergé à l’étranger, le nouveau site Novaïa Gazeta Europe s’efforce désormais de survivre à la censure. Que ferait Anna Politkovskaïa face à la sale guerre de Poutine ? Kirill Martinov réfléchit un instant : « Elle n’aurait pas pu se taire. Elle serait soit dans une prison du régime, soit en Ukraine. » Aux côtés de ceux qui souffrent.
« Pourquoi je déteste Poutine ? »
« Dans quelques heures, Poutine montera une fois de plus sur le trône russe. Son étroitesse d’esprit et son chauvinisme sont ceux d’un homme de son grade. Il a la personnalité terne d’un lieutenant-colonel qui n’a jamais réussi à atteindre le rang de colonel, les manières d’un homme des services secrets russes habitué à espionner ses collègues. (…) La société russe a fait montre d’une apathie sans borne et lui a offert la complaisance dont il avait besoin. Nous avons répondu à ses actes et à ses discours par la léthargie, et, pire, par la peur. À mesure que les « tchékistes » (la police politique, ancêtre du KGB, NDLR) phagocytaient le pouvoir, nous leur avons laissé voir notre peur, et ce faisant nous les avons encouragés à nous traiter comme du bétail. (…) Poutine a, par pur hasard, mis la main sur un pouvoir gigantesque et il en use de manière catastrophique. Je le déteste parce qu’il n’aime pas le peuple. Il nous méprise, il ne nous voit que comme un moyen d’arriver à ses fins, d’étendre et de conserver son pouvoir. Il se croit donc en droit de faire de nous ce qu’il veut, de jouer avec nous et de nous manipuler, de nous détruire s’il le juge nécessaire. Pour lui, nous ne sommes rien, tandis que lui, qui s’est trouvé fortuitement propulsé à la tête du pays, est aujourd’hui l’égal d’un tsar (…) La Russie a déjà eu des dirigeants de cette espèce. Chaque fois, cela nous a conduits à la tragédie, à des bains de sang, à des guerres civiles. »
Extrait de La Russie selon Poutine, Buchet-Chastel, 2005.
.

(1) Anna Politkovskaïa, Qu’ai-je fait ?, Folio documents, 2009.
(2) (3) Anna Politkovskaïa, Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet-Chastel, 2003.
(4) Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, Folio documents, 2006.
(5) Ouvrage collectif, Hommage à Anna, Buchet-Chastel, 2007.
Vous devez être connecté afin de pouvoir poster un commentaire
Déjà inscrit sur
la Croix ?
Pas encore
abonné ?

source
https://netsolution.fr/piece-de-monnaie-commemorative-lettone-de-2-euros

A propos de l'auteur

Avatar de Backlink pro
Backlink pro

Ajouter un commentaire

Backlink pro

Avatar de Backlink pro

Prenez contact avec nous

Les backlinks sont des liens d'autres sites web vers votre site web. Ils aident les internautes à trouver votre site et leur permettent de trouver plus facilement les informations qu'ils recherchent. Plus votre site Web possède de liens retour, plus les internautes sont susceptibles de le visiter.

Contact

Map for 12 rue lakanal 75015 PARIS FRANCE