Le président chinois Xi Jinping reçoit son homologue russe Vladimir Poutine à Pékin, le 4 février 2022.
afp.com/Alexei Druzhinin
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De 1998 à 2012, Cai Xia fut professeure à l’école centrale du parti communiste chinois (PCC). Elle y a formé des officiels de haut rang. Partisante d’une libéralisation politique, Cai Xia a été renvoyée du PCC en 2020 après avoir critiqué les orientations de son chef Xi Jinping. Elle vit aujourd’hui en exil aux Etats-Unis. Dans un article exceptionnel qui vient de paraître dans la prestigieuse revue Foreign Affairs et que nous traduisons, Cai Xia livre une analyse poussée des rouages du parti (“pour les étrangers, il peut être utile de considérer le PCC davantage comme une organisation mafieuse que comme un parti politique”) et de son évolution depuis Mao. Soulignant à quel point Xi Jinping a inversé les tendances vers une libéralisation autant politique qu’économique, cette fine connaisseuse des arcanes de Pékin montre que le président chinois se livre à un exercice du pouvoir de plus en plus solitaire et paranoïaque, face à un ressentiment grandissant au sein du parti comme dans la population. Selon elle, l’homme fort de la Chine est bien plus faible qu’on ne le pense souvent en Occident.
Il n’y a pas si longtemps, le président chinois Xi Jinping avait le vent en poupe. Il avait consolidé son pouvoir au sein du PCC. Il s’était élevé au même statut officiel que le leader emblématique du PCC, Mao Zedong, et avait supprimé les limites du mandat présidentiel, ce qui lui laissait la voie libre pour diriger la Chine jusqu’à la fin de sa vie. Au niveau national, il se glorifiait d’avoir réalisé d’énormes progrès dans la réduction de la pauvreté : à l’étranger, il prétendait élever le prestige international de son pays vers de nouveaux sommets. Pour de nombreux Chinois, les manières d’homme fort de Xi étaient le prix à payer acceptable pour un renouveau national.
En apparence, Xi se montre toujours confiant. Dans un discours prononcé en janvier 2021, il a qualifié la Chine d'”invincible”. Mais dans les coulisses, son pouvoir est remis en question comme jamais. En rejetant la longue tradition chinoise de gouvernement collectif et en créant un culte de la personnalité qui rappelle celui autour de Mao, Xi a irrité à l’intérieur du parti. Depuis, une série de bévues politiques a déçu même ses soutiens. Le revirement sur les réformes économiques et sa réponse incompétente à la pandémie du Covid-19 ont brisé son image de héros des gens ordinaires. Dans l’ombre, le ressentiment des élites du PCC ne cesse de monter.
J’ai longtemps été aux premières loges des intrigues de cour du PCC. Pendant quinze ans, j’ai été professeure à l’école centrale du parti, où j’ai aidé à former des milliers de cadres de haut rang qui composent la bureaucratie chinoise. Durant cette période, j’ai conseillé la direction du PCC sur le développement du parti, et j’ai continué à le faire après ma retraite en 2012. En 2020, après avoir critiqué Xi, j’ai été expulsée du parti, privée de ma pension de retraite et prévenue que ma sécurité était en danger. Je vis aujourd’hui en exil aux Etats-Unis, mais je reste en lien avec nombre de mes contacts en Chine.
Lors du vingtième Congrès national du Parti cet automne, Xi s’attend à obtenir un troisième mandat de cinq ans. Et même si l’irritation grandissante au sein de certaines élites du parti signifie que sa candidature ne sera pas totalement incontestée, il réussira probablement. Mais ce succès annonce plus de turbulences à venir. Encouragé par ce mandat supplémentaire sans précédent, Xi renforcera encore plus son emprise sur le plan national et ses ambitions à l’international. Au fur et à mesure que son autorité devient plus extrême, les luttes intestines et le ressentiment qu’il a déjà provoqués ne feront que croître. La rivalité entre les différentes factions au sein du parti deviendra plus intense, compliquée et brutale que jamais.
A ce stade, la Chine pourrait connaître un cercle vicieux, dans lequel Xi réagirait aux menaces perçues en prenant des décisions toujours plus audacieuses qui généreraient encore plus d’opposition. Pris au piège dans une chambre d’écho et cherchant désespérément à se racheter, il pourrait même commettre un acte dramatiquement mal avisé, comme attaquer Taïwan. Xi pourrait bien ruiner ce que la Chine a construit au cours des quatre dernières décennies : une réputation d’un leadership stable et compétent. En réalité, il l’a déjà fait.
Par bien des égards, le PCC a peu changé depuis sa conquête du pouvoir en 1949. Aujourd’hui comme alors, le parti exerce un contrôle absolu sur la Chine, régnant sur son armée, son administration et son corps législatif croupion. La hiérarchie du parti, à son tour, est sous l’autorité du Comité permanent du bureau politique (ou Politburo), plus haut organe décisionnel en Chine. Composé de cinq à neuf membres, ce Comité permanent est dirigé par le Secrétaire général du Parti, chef suprême de la Chine. Depuis 2012, il s’agit de Xi.
Les détails du fonctionnement du Comité permanent sont un secret bien gardé, mais il est de notoriété publique que de nombreuses décisions sont prises via des documents traitant de questions politiques majeures, en marge desquelles les membres du Comité ajoutent des commentaires. Les articles sont rédigés par des hauts dirigeants des ministères et d’autres organes du parti, ainsi que par des experts issus des meilleures universités ou think tanks. Faire circuler sa note parmi les membres du Comité permanent est considéré comme un honneur pour l’institution dont est originaire l’auteur. Lorsque j’étais professeure, l’école centrale du parti s’était fixée pour objectif de produire un tel mémo environ chaque mois. Les auteurs dont les notes avaient été lues par le Comité permanent étaient récompensés par environ 1500 $, soit plus que le salaire mensuel d’un professeur.
Une autre caractéristique du fonctionnement du parti n’a pas changé : l’importance des connexions personnelles. Quand il s’agit de monter dans la hiérarchie du parti, les relations personnelles, y compris la réputation de sa famille et son pedigree communiste, comptent autant que la compétence et l’idéologie. Ce fut certainement le cas pour la carrière de Xi. La propagande chinoise, mais aussi de nombreux experts occidentaux affirment qu’il se serait élevé par la seule force de son talent. C’est l’inverse qui est vrai. Xi a énormément bénéficié des relations de son père, Xi Zhongxun, un dirigeant du PCC aux références révolutionnaires irréprochables, qui a brièvement été ministre de la propagande sous Mao. Quand Xi Jinping était un dirigeant local du parti dans la province du Hebei au début des années 1980, sa mère a écrit une note au chef du parti de la province, lui demandant de s’intéresser à l’avancement de Xi. Mais cet officiel, Gao Yang, a fini par divulguer le contenu de la note lors d’une réunion du Comité permanent du bureau politique de la province. La révélation causa un grand embarras à la famille, vu qu’elle violait la nouvelle campagne du PCC contre la recherche de privilèges (Xi n’oubliera jamais l’incident : en 2009, à la mort de Gao, il a ostensiblement refusé d’assister à ses funérailles, une violation de la coutume étant donné que tous deux avaient été présidents de l’école centrale du parti). Un tel scandale aurait ruiné la carrière d’un cadre montant moyen, mais les relations de Xi sont venues à sa rescousse : le père du chef du parti du Fujian avait été un proche confident du père de Xi, et les deux familles organisèrent une rare réaffectation dans cette province.
Xi continuera à échouer à l’échelon supérieur. En 1988, après l’échec de sa candidature au poste de maire adjoint lors d’une élection locale, il a été promu chef de parti du district. Mais Xi s’est morfondu à ce poste, en raison de sa performance médiocre. Au PCC, passer du niveau du district au niveau de la province est un obstacle, et pendant des années, il n’a pas pu le surmonter. Encore une fois, des relations familiales sont intervenues. En 1992, après que la mère de Xi a écrit un plaidoyer au nouveau chef du parti dans le Fujian, Jia Qinglin, Xi a été transféré dans la capitale de la province. A ce moment-là, sa carrière a réellement décollé.
Comme le savent tous les cadres de niveau inférieur, pour gravir les échelons du PCC, il faut trouver un “boss” du niveau supérieur. Dans le cas de Xi, cela s’est avéré assez facile, car de nombreux dirigeants tenaient son père en haute estime. Son premier et plus important mentor fut Geng Biao, un haut responsable diplomatique et militaire qui avait travaillé pour le père de Xi. En 1970, il prit le jeune Xi comme secrétaire. Avoir de tels mécènes dès le début a des répercussions des décennies plus tard. Les officiels de haut niveau ont chacun leur propre “lignée”, comme les initiés appellent ces groupes de protégés, qui constituent de facto des factions au sein du PCC. Les conflits, qui sont présentés comme des débats idéologiques et politiques à l’intérieur du parti, représentent souvent quelque chose de nettement moins reluisant : des luttes de pouvoir entre diverses “lignées”. Un tel système peut également conduire à des réseaux emmêlés de loyautés personnelles. Si votre mentor tombe en disgrâce, c’est comme si vous vous retrouviez orphelin au niveau professionnel.
Pour les étrangers, il peut être utile pour comprendre le fonctionnement du PCC de le considérer davantage comme une organisation mafieuse que comme un parti politique. Le chef du parti est le parrain, et en dessous de lui siègent des “sous-patrons”, soit le Comité central. Ces hommes se répartissent traditionnellement le pouvoir, chacun étant responsable de certains domaines – politique étrangère, économie, ressources humaines, lutte contre la corruption etc… Ils sont également censés servir de consiglieres au grand patron, le conseillant sur leurs domaines de responsabilité respectifs. En dehors du Comité permanent, on retrouve les 18 autres membres du Politburo, qui sont les suivants dans la succession pour intégrer le Comité permanent. Ils peuvent être considérés comme les “capos” de la mafia, exécutant les ordres de Xi pour éliminer les menaces perçues, dans l’espoir de rester dans les bonnes grâces du parrain. Avantage de leur position, ils sont autorisés à s’enrichir comme ils l’entendent, en saisissant des biens et des entreprises sans risquer de sanctions. Et comme dans la mafia, le parti utilise des armes contondantes pour obtenir ce qu’il veut : pot-de-vin, extorsion, voire violence.
Bien que l’importance des relations personnelles et la flexibilité des règles officielles demeurent inchangées depuis la fondation de la Chine communiste, une chose a évolué au fil du temps : le degré de concentration du pouvoir en un seul homme. A partir du milieu des années 1960, Mao avait le contrôle absolu, et le dernier mot sur toutes les questions, même s’il exerçait son pouvoir de façon épisodique et n’était officiellement que le premier parmi ses pairs. Mais lorsque Deng Xiaoping devint le dirigeant de facto de la Chine en 1978, il mit un terme à la dictature d’un seul homme de Mao.
Deng limita la présidence de la Chine à deux mandats de cinq ans, et établit une forme de gouvernement collectif, permettant à d’autres responsables – d’abord Hu Yaobang puis Zhao Ziyang – de diriger le parti, même si c’est lui qui tirait toujours les ficelles. En 1987, le PCC décida de réformer le processus de sélection des membres du Comité central et de l’organe dont sont issus les membres du Politburo. Pour la première fois, le parti proposa plus de candidats que de sièges disponibles – loin d’être une élection démocratique, cela représentait quand même un pas dans la bonne direction. Même le soutien de Deng ne pouvait garantir le succès : Deng Liqun, idéologue maoïste auquel Deng Xiaoping avait promis une promotion au Politburo, n’obtint par exemple pas assez de voix et fut contraint de se retirer de la vie politique (il convient de noter que lorsque le Comité central organisa une élection en 1997, Xi s’en sortit de justesse. Il recueillit le moins de voix de tous ceux désignés pour le rejoindre, ce qui reflète l’aversion générale, au sein du parti, pour les “petits princes”, ces héritiers de dirigeants de haut niveau du PCC qui se sont élevés par le népotisme plutôt que par le mérite).
Afin d’éviter une répétition de la désastreuse Révolution culturelle, lorsque la propagande maoïste atteint son apogée, Deng a aussi cherché à empêcher tout dirigeant de former un culte de la personnalité. Dès 1978, un étudiant de l’école centrale du Parti, ami proche de ma famille, remarqua, lors d’un voyage scolaire dans une ferme porcine dans la banlieue de Pékin, que des objets utilisés par Hua Guofeng [NDLR : successeur de Mao à la tête du PCC en 1976, mis à l’écart par Deng Xiaoping fin 1978] au moment d’une visite d’inspection – une bouillotte, une tasse de thé – étaient exposés en vitrine, comme s’il s’agissait d’un sanctuaire religieux. Mon ami écrit à Hua pour critiquer ce culte personnel, et Hua fit retirer la vitrine. En 1982, les dirigeants chinois sont allés jusqu’à inscrire dans la constitution du parti une interdiction des cultes de la personnalité, qu’ils considéraient comme particulièrement dangereux.
Deng n’était prêt à aller que jusqu’à un certain point dans le partage du pouvoir, et il évinça successivement Hu et Zhao lorsque chacun s’avéra politiquement trop libéral. Mais le successeur de Deng, Jiang Zemin, approfondit les réformes politiques. Jiang institutionnalisa son groupe de conseillers pour fonctionner davantage comme un bureau exécutif. Il sollicitait l’avis de tous les membres du Comité permanent, qui prenait désormais ses décisions à la majorité, et il fit largement circuler les brouillons des discours. Jiang rendit également les élections au Comité central légèrement plus compétitives, en augmentant le ratio des candidats par sièges. Même des “petits princes”, dont l’un des fils de Deng, échouèrent aux élections.
Lorsque Hu Jintao succéda à Jiang en 2002, la Chine alla encore plus loin vers une gouvernance collective. Hu a gouverné avec l’accord de neuf membres du Comité permanent, une clique connue sous le nom des “neuf dragons contrôlant l’eau”. Cette approche égalitaire avait des inconvénients. Un seul membre du Comité permanent pouvait mettre son veto à toute décision, donnant l’impression que Hu était un dirigeant faible incapable de surmonter une impasse. Pendant près d’une décennie, les réformes économiques entamées par Deng furent mises au point mort. Mais il y avait aussi des avantages, car le besoin de consensus empêchait les décisions imprudentes. Lorsque le SRAS éclata en Chine durant sa première année au pouvoir, Hu agit avec prudence, limogeant le ministre de la Santé pour avoir dissimulé l’ampleur de l’épidémie, et encourageant les cadres à signaler honnêtement les infections.
Hu chercha également à étendre les limites de mandats. Bien qu’il se heurtât à des résistances en voulant instituer ces limites pour les membres du Politburo et de son Comité permanent, il réussit à les faire passer pour les ministres provinciaux et aux niveaux inférieurs. Avec plus de succès, Hu imposa un processus sans précédent par lequel la composition du Politburo devait d’abord être sélectionnée à travers un vote des membres seniors du parti.
Ironiquement, c’est grâce à ce système quasi démocratique que Xi se hissa jusqu’aux sommets du pouvoir. En 2008, lors d’une réunion élargie du Comité central, les quelque 400 dirigeants principaux du PCC se réunirent à Pékin pour un vote recommandant les officiels de niveau ministériel qui, parmi une liste de 200 noms, devraient rejoindre le Politburo de 25 membres. Xi reçut le plus de voix. Le facteur décisif, comme je le soupçonne, ne fut pas son bilan de chef du parti dans le Zhejiang ou à Shanghai, mais le respect que les électeurs avaient pour son père, ainsi que le soutien (et la pression) de certains anciens du parti à l’influence décisive. Lors d’une élection consultative similaire cinq ans plus tard, Xi obtint le plus de votes et, par consensus des dirigeants sortants, monta au sommet de la pyramide. Il se mit rapidement au travail pour défaire des décennies de progrès en matière de gouvernement collectif.
Lorsque Xi a pris les rênes, beaucoup en l’Occident l’ont salué comme un Mikhaïl Gorbatchev chinois. Certains imaginaient que, à l’instar du dernier dirigeant de l’Union soviétique, Xi adopterait des réformes radicales, relâchant l’emprise de l’Etat sur l’économie et démocratisant le système politique. Cela, bien sûr, s’est avéré être un fantasme. Au lieu de cela, Xi, disciple fervent de Mao et tout aussi désireux de laisser sa trace dans l’Histoire, a tout fait pour asseoir son pouvoir absolu. Et parce que les réformes précédentes ont échoué à imposer de véritables freins et contrepoids au chef du parti, il a réussi. Aujourd’hui, comme sous Mao, la Chine est un one-man-show.
Une partie du plan de Xi pour consolider le pouvoir a consisté à trouver une solution à ce qu’il a présenté comme étant une crise idéologique. Internet, selon lui, représente une menace existentielle pour le PCC, le parti perdant le contrôle des esprits. Xi a donc réprimé les blogueurs et les activistes en ligne, censuré la dissidence et renforcé le “grand pare-feu” chinois afin de restreindre l’accès aux sites web étrangers. L’objectif : étrangler une société civile naissante et éliminer l’opinion publique comme contre-pouvoir.
Il a aussi lancé une campagne anticorruption, la présentant comme une mission pour sauver le parti de l’autodestruction. Comme la corruption était endémique en Chine, presque tous les officiels représentaient une cible potentielle. Xi a donc pu utiliser cette campagne comme une purge politique. Les données officielles montrent que de décembre 2012 à juin 2021, le PCC a enquêté sur 393 cadres dirigeants, au-dessus du niveau ministériel en province, soit des officiels souvent appelés à occuper des postes de haut niveau, ainsi que sur 631 000 cadres inférieurs, des fantassins qui mettent en oeuvre les politiques du PCC à la base. La purge a piégé même des dirigeants puissants mais que Xi jugeaient menaçants, comme Zhou Yongkang, ancien membre du Comité permanent et chef de l’appareil de sécurité chinois, ou Sun Zhengcai, membre du Politburo considéré par beaucoup comme un rival et successeur potentiel.
Fait révélateur, ceux qui ont aidé l’ascension de Xi ont été épargnés. Jia Qinglin, chef du parti du Fujian dans les années 1990 devenu membre du Comité permanent, a aidé Xi à gravir les échelons du pouvoir. Bien qu’il y ait des raisons de croire que lui et sa famille sont extrêmement corrompus – les Panama Papers ont révélé que sa petite-fille et son gendre possédaient plusieurs sociétés offshore secrètes -, aucun d’entre eux n’a été arrêté dans la campagne anticorruption de Xi.
Les stratégies de Xi ne brillent pas par leur subtilité. Comme me l’a révélé un initié du parti que je ne peux pas nommer de peur de lui causer des ennuis, les hommes de Xi se sont rendus, autour de 2014, chez un haut fonctionnaire qui avait ouvertement critiqué le président, en le menaçant d’une enquête pour corruption s’il ne s’arrêtait pas (il se tut). En poursuivant leurs cibles, les subordonnés de Xi font souvent pression sur les membres de l’entourage et les assistants des officiels. Wang Min, chef du parti de la province du Liaoning, que je connaissais bien depuis que nous avions tous deux étudié à l’école centrale du parti, a été arrêté en 2016 sur la foi des déclarations de son chauffeur. Celui-ci a témoigné qu’en voiture, Wang s’était plaint à un autre passager d’avoir été ignoré pour une promotion. Wang a été condamné à la prison à vie, l’une des charges contre lui étant la résistance au leadership de Xi.
Après avoir éjecté ses rivaux des postes clefs, Xi a mis en place ses propres hommes. La “lignée” de Xi au sein du parti est connue sous le nom de “Nouvelle armée de Zhijiang”. Dans le groupe, on retrouve ses anciens subordonnés du temps où il était gouverneur des provinces du Fujian et du Zhejiang, et même des camarades de classe à l’université ou des vieux amis remontant jusqu’à ses années au collège. Depuis son accession au pouvoir, Xi s’est empressé de promouvoir ses acolytes, souvent au-dessus de leur seuil de compétence. Son colocataire du temps où il était à l’université Tsinghua, Chen Xi, a été nommé à la tête du département de l’organisation du PCC, un poste qui s’accompagne d’un siège au Politburo et du pouvoir de décider des promotions des cadres. Pourtant, Chen n’a aucune qualification requise : ses cinq prédécesseurs immédiats avaient tous une expérience locale du parti, alors que lui a passé presque toute sa carrière à l’université Tsinghua.
Xi a annulé une autre réforme majeure : la “séparation du parti et de l’Etat”, qui visait à réduire le degré d’ingérence des cadres du parti – guidés par l’idéologie – dans les décisions techniques et de gestion des agences gouvernementales. Afin de professionnaliser la bureaucratie, Deng et ses successeurs avaient essayé, avec plus ou moins de succès, d’isoler l’administration des interférences du PCC. Xi a fait marche arrière, introduisant quelque 40 commissions ad hoc du parti qui ont fini par diriger les agences gouvernementales. Contrairement à ses prédécesseurs, par exemple, il dispose de sa propre équipe pour gérer les questions relatives à la mer de Chine méridionale, en contournant le ministère des Affaires étrangères et l’administration océanique d’Etat.
Ces commissions ont eu pour effet de retirer un pouvoir important au chef du gouvernement chinois, le Premier ministre Li Keqiang, et de transformer ce qui était autrefois une position de co-capitaine en un rôle secondaire. Ce changement est visible dans la façon dont Li se comporte lors de ses apparitions publiques. Alors que les deux prédécesseurs immédiats de Li, Zhu Rongji et Wen Jiabao, se tenaient côte à côte avec Jiang et Hu, respectivement, Li sait garder ses distances avec Xi, comme pour souligner la différence de pouvoir. De plus, dans le passé, les communications officielles et les médias d’Etat faisaient référence au “système Jiang-Zhu” et au “système Hu-Wen”, mais presque personne aujourd’hui ne parle d’un “système Xi-Li”. Il y a depuis longtemps un va-et-vient entre le parti et le gouvernement en Chine – ce que les connaisseurs appellent la lutte entre la “cour sud” et la “cour nord” de Zhongnanhai, l’enceinte impériale qui abrite les sièges des deux institutions. Mais en insistant pour que tout le monde le considère comme la plus haute autorité, Xi a exacerbé les tensions.
Xi a également modifié la dynamique au sein du Comité permanent. Pour la première fois dans l’histoire du PCC, tous les membres du Politburo, même ceux du Comité permanent, doivent rendre compte directement au chef du parti en soumettant des rapports périodiques à Xi, qui examine personnellement leurs performances. La camaraderie et la quasi-égalité qui régnaient autrefois entre les membres du Comité permanent ont disparu. Comme me l’a confié un ancien responsable à Pékin, l’un des sept membres du comité, Wang Qishan, vice-président de la Chine et allié de longue date de Xi, s’était plaint auprès de ses amis que la dynamique entre Xi et les membres moins importants était celle d’un empereur vis-à-vis de ses ministres.
Le changement le plus impudent introduit par Xi est la suppression de la limite des mandats présidentiels en Chine. Comme tous les dirigeants suprêmes depuis Jiang, Xi cumule trois fonctions : président de la Chine, chef du parti et chef des forces armées. Bien que la limite de deux mandats de cinq ans ne s’applique qu’au premier de ces trois postes, à partir de Hu, il était entendu qu’elle devait également s’appliquer aux deux autres pour qu’une même personne puisse occuper les trois postes.
Mais en 2018, à la demande de Xi, le corps législatif chinois a modifié la Constitution pour supprimer la limite du mandat présidentiel. La justification était risible. Le prétendu objectif était de rendre la présidence cohérente avec les positions du parti et de l’armée, même si la réforme la plus cohérente aurait consisté à faire l’inverse : ajouter des limites de mandat à ces postes.
Ensuite, il y a le culte de la personnalité. Même si l’interdiction de tels cultes demeure dans la Constitution du parti, Xi et ses adjoints ont exigé un degré de loyauté et d’admiration pour le leader jamais vu depuis Mao. Depuis 2016, date à laquelle il a été proclamé “leader central” du parti (un terme qui n’a jamais été donné à son prédécesseur, Hu), Xi s’est placé devant les membres du Comité permanent dans les portraits officiels. Ses propres portraits sont accrochés partout, dans le style Mao, au sein des bureaux du gouvernement, les écoles, les sites religieux et les maisons. Selon RFI, les subordonnés de Xi ont proposé de rebaptiser l’université de Tsinghua – son alma mater et la meilleure école de Chine – “université Xi Jinping”. Ils ont même plaidé pour accrocher sa photo aux côtés de celle de Mao sur la place Tiananmen. Bien qu’aucune de ces idées n’ait abouti, Xi a réussi à faire inscrire la Pensée Xi Jinping dans la constitution du parti en 2017 – rejoignant Mao comme le seul autre dirigeant dont la propre idéologie a été ajoutée au document alors qu’il était en fonction – et dans la constitution de l’Etat l’année suivante. Dans un long article publié dans Xinhua, l’organe médiatique d’Etat, en 2017, un propagandiste a couronné Xi de sept nouveaux titres dans un style nord-coréen qui auraient fait rougir ses prédécesseurs post-Mao : “leader révolutionnaire”, “travailleur diligent pour le bonheur du peuple”, “architecte en chef de la modernisation de la nouvelle ère”, et ainsi de suite.
Au sein du parti, la lignée de Xi mène une campagne féroce en insistant pour qu’il soit autorisé à rester au pouvoir afin de terminer ce qu’il a commencé, à savoir “le grand rajeunissement de la nation chinoise”. Alors que leurs efforts s’intensifient, le message est simplifié. En avril, les responsables du parti dans le Guangxi ont proposé un nouveau slogan : “Toujours soutenir le leader, défendre le leader et suivre le leader.” En écho au “petit livre rouge” de Mao, ils ont également publié un recueil de citations de Xi en format de poche et invité les citoyens à en mémoriser le contenu. Xi semble se positionner non pas comme un simple grand chef de parti, mais comme un empereur des temps modernes.
Plus un système politique est centré sur un seul dirigeant, plus les défauts et les bizarreries de ce dernier ont de l’importance. Et dans le cas de Xi, le leader est susceptible, têtu et dictatorial.
Ces traits étaient manifestes avant même qu’il ne prenne ses fonctions. En 2008, Xi est devenu président de l’école centrale du parti, où j’enseignais. Lors d’une réunion de la faculté l’année suivante, le n° 2 de l’école a fait part de la menace de Xi aux enseignants : il ne leur permettrait “jamais de manger dans le bol de riz du parti tout en essayant de briser la marmite du parti”, c’est-à-dire de recevoir un salaire du gouvernement tout en critiquant discrètement le système. En colère contre l’idée absurde de Xi selon laquelle c’était le parti, et non les contribuables chinois, qui finançait l’Etat, je lui ai répondu depuis mon siège. “Dans quel bol de riz le Parti communiste mange-t-il ? ai-je demandé à voix haute. Le Parti communiste mange dans le bol de riz du peuple mais casse sa marmite tous les jours.” Personne ne m’a dénoncée ; mes collègues professeurs étaient d’accord avec moi.
Une fois au pouvoir, Xi s’est révélé réticent à admettre la critique. Il utilise le Comité permanent non pas comme un moyen de débattre des politiques à mettre en oeuvre, mais comme l’occasion de délivrer des monologues longs de plusieurs heures. Selon les données officielles, entre novembre 2012 et février 2022, il a convoqué 80 sessions de “travail collectif”, dans lesquelles il s’est exprimé longuement sur un sujet donné devant le Politburo. Il rejette toutes les suggestions de ses subordonnés, craignant qu’elles ne donnent de lui une mauvaise image. D’après un vieil ami de Wang Quishan, qui, en tant que membre du Comité durant le premier mandat de Xi, faisait partie de son cercle proche, Wang a un jour proposé que la “régulation en huit points” de Xi, une liste d’exigences pour les membres du parti, devienne une règle officielle. Mais Xi a considéré cette suggestion assez flagorneuse comme un affront, parce qu’il ne l’avait pas émise lui-même, et il a réprimandé Wang sur-le-champ.
Xi fait aussi de la microgestion. Il agit comme le “président de tout”, ainsi que l’ont noté de nombreux analystes. En 2014, par exemple, il a émis à 17 reprises des suggestions sur la protection de l’environnement – un degré d’ingérence remarquable, étant donné l’ampleur de ses tâches. Deng, Jiang et Hu admettaient qu’administrer un pays aussi vaste que la Chine impliquait de prendre en compte les subtilités locales. Ils faisaient valoir que les cadres, à tous les niveaux, devaient recevoir leurs instructions du Comité central du Parti communiste chinois mais s’y adapter si des situations particulières l’exigeaient. Une telle flexibilité était cruciale pour le développement économique, puisqu’elle donnait aux responsables locaux la possibilité d’innover. Mais Xi exige que ses instructions soient suivies à la lettre. Je connais un chef du parti local qui, en 2014, a tenté de faire une exception aux nouvelles règles du gouvernement central sur les banquets, parce que son comté devait accueillir les délégations d’investisseurs étrangers. Xi a été furieux d’apprendre cette tentative d’innovation, accusant le responsable de “dénigrer la stratégie du Comité central du Parti communiste chinois” – une accusation sérieuse qui, à la suite de l’incident, a été codifiée dans les consignes de discipline du parti et est passible d’expulsion.
Une longue tradition du PCC, datant de Mao, autorisait les cadres à faire remonter par écrit au plus haut dirigeant leurs suggestions et même leurs critiques ; mais ceux qui ont osé le faire avec Xi au début de son ère ont retenu la leçon. Vers 2017, Liu Yazhou, général de l’Armée de libération du peuple et gendre d’un ancien président, a écrit à Xi pour recommander que la Chine abandonne sa politique au Xinjiang et arrête de rassembler les membres de la minorité ouïghoure. On l’a prévenu de ne pas dénigrer les politiques de Xi. Le refus de Xi d’accepter un tel conseil enlève un moyen important d’autocorrection.
Pourquoi, à la différence de ses prédécesseurs, Xi est-il si réticent à écouter le conseil d’autrui ? Je soupçonne qu’une partie de la réponse réside dans un complexe d’infériorité : il sait que son niveau d’éducation est faible en comparaison des autres dirigeants du PCC. S’il a étudié l’ingénierie chimique à l’université de Tsinghua, il l’a fait en tant que “travailleur-paysan-soldat”, une catégorie d’étudiants admise dans les années 1970 sur le fondement de sa fiabilité politique et de sa catégorie sociale, pas de ses mérites académiques. Jiang et Hu, par contraste, ont mérité leur place à l’université en passant des examens où la concurrence était rude. En 2002, quand Xi était un cadre de province, on lui a décerné un diplôme de doctorat en théorie marxiste, toujours à Tsinghua ; mais, comme l’a établi le journaliste britannique Michael Sheridan, sa dissertation était truffée d’occurrences de plagiat supposé. Comme j’ai pu l’apprendre lors de mon passage à l’école centrale du parti, les officiels de haut rang ont pour habitude de confier leur travail scolaire à des assistants, une pratique sur laquelle leurs professeurs ferment les yeux. De fait, au moment où il était supposé terminer sa dissertation, Xi occupait la fonction très prenante de gouverneur de Fujian.
Dans n’importe quel système politique, un pouvoir sans entraves est dangereux. Détaché de la réalité, libre de la contrainte du consensus, un dirigeant peut agir de manière inconsidérée, mettant en oeuvre des politiques imprudentes, impopulaires, ou les deux. Sans surprise, donc, le style de pouvoir “je-sais-tout” de Xi a conduit à nombre de décisions désastreuses. Leur point commun, c’est l’incapacité de Xi à mesurer l’effet pratique de ses directives.
Prenons la politique étrangère. Rompant avec le dicton de Deng selon lequel “la Chine cache sa force et attend son heure”, Xi a décidé de défier directement les Etats-Unis et de chercher à établir un ordre international dont la Chine serait le centre. Il a ainsi adopté un comportement risqué et agressif au-delà de ses frontières, militarisant la mer de Chine méridionale, menaçant Taïwan et encourageant ses diplomates à se lancer dans un style de politique étrangère abrasif, connu sous le nom de diplomatie du “loup guerrier”. Xi a formé une alliance de fait avec le président russe, Vladimir Poutine, ce qui a encore éloigné la Chine de la communauté internationale. Son projet de de nouvelles routes de la soie a suscité une résistance croissante, à mesure que les pays se lassent de la dette et de la corruption qui l’accompagnent.
Les politiques économiques de Xi sont, de façon similaire, contre-productives. L’introduction des réformes de marché fut l’une des marques des réussites du PCC, ce qui a permis à des millions de Chinois de sortir de la pauvreté. Mais à son arrivée au pouvoir, Xi en est venu à considérer le secteur privé comme une menace pour sa domination, et a remis au goût du jour l’économie planifiée de l’ère Mao. Il a renforcé les entreprises détenues par l’Etat et mis en place des organisations de parti dans le secteur privé qui dictent la manière dont les entreprises sont gérées. Sous prétexte de combattre la corruption et de renforcer la loi “antitrust”, il a pillé les actifs des entreprises privées et des entrepreneurs. Au cours des dernières années, certaines des entreprises chinoises les plus dynamiques, comme Anbang Insurance Group et le conglomérat HNA Group, ont de fait été forcées de donner les rênes de leurs entreprises à l’Etat. D’autres, comme le conglomérat Tencent et le géant du commerce électronique Alibaba, ont été mises au pas par une combinaison de nouvelles régulations, d’enquêtes et d’amendes. En 2020, Sun Dawu, le milliardaire propriétaire d’un conglomérat agricole, qui a publiquement critiqué Xi pour sa répression envers les avocats défenseurs des droits humains, a été arrêté sur la base de fausses accusations et rapidement condamné à dix-huit ans de prison. Son entreprise a été cédée, au cours d’une fausse vente aux enchères, à une société étatique, formée à la hâte, pour une fraction de sa valeur réelle.
De façon prévisible, la Chine a vu sa croissance économique ralentir, et la plupart des analystes estiment qu’elle ralentira encore dans les années à venir. Même si de nombreux paramètres entrent en ligne de compte – parmi lesquels les sanctions américaines contre les entreprises chinoises de la tech, la guerre en Ukraine et la pandémie de Covid-19 -, le problème fondamental réside dans l’interférence du PCC dans l’économie. Le gouvernement s’immisce en permanence dans le secteur privé afin d’atteindre des objectifs politiques, ce qui est un poison avéré pour la productivité. Nombre d’entrepreneurs chinois vivent dans la peur que leur entreprise soit saisie, ou d’être eux-mêmes arrêtés – un état d’esprit qui incite difficilement à l’innovation. En avril, alors que les perspectives de croissance chinoise se détérioraient, Xi a tenu une réunion du Politburo pour dévoiler son remède aux maux économiques dont souffre le pays : une combinaison d’abattement fiscal, de réductions de taxes, d’investissement dans les infrastructures et d’assouplissement monétaire. Mais dès lors qu’aucune de ces propositions ne résout le problème de fond, à savoir celui de l’intervention excessive de l’Etat dans l’économie, elles sont vouées à l’échec.
Nulle part le désir de contrôle de Xi ne s’est révélé plus désastreux que dans sa réaction au Covid-19. Quand l’épidémie s’est d’abord répandue dans la ville de Wuhan, en décembre 2019, il a dissimulé l’information au public dans l’espoir de préserver l’image d’une Chine florissante. Pendant ce temps, les responsables locaux étaient paralysés. Comme le maire de Wuhan, Zhou Xianwang, l’a reconnu plus tard à la télévision, sans approbation venue d’en haut, il n’a pas pu révéler publiquement l’épidémie. Quand huit courageux professionnels de santé ont sonné l’alerte, le gouvernement les a arrêtés et réduits au silence. L’un d’entre eux a plus tard révélé avoir été forcé à signer une fausse confession.
La tendance de Xi à s’occuper de tout a aussi entravé sa réaction à la pandémie. Plutôt que de laisser les détails de la politique à l’équipe de santé du gouvernement, il a insisté pour coordonner lui-même les efforts chinois. Il s’est plus tard vanté d’avoir “personnellement commandé, planifié la réaction, supervisé la situation dans son ensemble, agi avec résolution et montré le chemin”. Dans la mesure où l’affirmation était vraie, cela n’allait pas dans le bon sens. En réalité, son interférence a conduit à la confusion et à l’inaction, les responsables de santé locaux recevant des messages contradictoires de Pékin et refusant d’agir. Comme me l’a révélé une source au Conseil des affaires de l’Etat (première autorité administrative de Chine), le Premier ministre Li Kequiang a proposé d’activer un protocole d’urgence au début du mois de janvier 2020, mais Xi a refusé de l’approuver de peur de gâcher les célébrations du Nouvel An chinois qui avaient lieu au même moment.
Quand le variant Omicron du virus a fait irruption à Shanghai en février 2022, Xi a encore choisi une manière déroutante d’y répondre. Les détails du processus de décision m’ont été transmis par une source qui travaille au Conseil des affaires de l’Etat. Au cours d’une visioconférence d’une soixantaine d’experts en pandémies, qui s’est tenue peu après l’irruption de la pandémie, chacun a admis que si Shanghai se contentait de suivre les dernières recommandations officielles, qui relâchaient les exigences de quarantaine, la vie dans la ville pourrait plus ou moins continuer comme d’habitude. Beaucoup d’officiels de la ville et de la santé étaient d’accord avec cette approche. Mais quand Xi en a été informé, il est devenu furieux. Refusant d’écouter les experts, il a insisté pour mettre en oeuvre la politique du “zéro Covid”. On a interdit aux dizaines de millions d’habitants de Shanghai de sortir de chez eux, même pour faire ses courses ou recevoir un traitement vital pour leur santé. Certains sont décédés aux abords des hôpitaux ; d’autres ont trouvé la mort en sautant par la fenêtre de leur immeuble.
D’un coup, une ville moderne et prospère devenait le lieu d’un désastre humanitaire : habitants affamés, bébés séparés de leurs parents. Un dirigeant plus ouvert à l’influence d’autrui, ou limité par de plus grands freins, n’aurait pas mis en oeuvre une politique aussi draconienne, ou l’aurait au moins amendée une fois ses coûts et son impopularité devenus évidents. Mais pour Xi, faire marche arrière aurait été un impensable aveu d’erreur.
La direction du PCC n’a jamais été monolithique. Comme Mao l’a dit un jour, “il y a des partis en dehors de notre parti, il y a des factions à l’intérieur de notre parti, et cela a toujours été le cas”. Le principe organisateur majeur de ces factions, ce sont les liens personnels, mais ces groupes tendent à se déployer sur un continuum gauche-droite. Autrement dit, même si la vie politique chinoise repose largement sur les personnes, il existe de réelles divergences concernant la politique nationale à mener, et chaque lignée tend à s’associer avec les idées de son “géniteur”.
A gauche, les fidèles au marxisme orthodoxe. Cette faction a dominé le parti avant l’ère de Deng, et elle défend la poursuite de la lutte des classes et de la révolution violente. Elle inclut des sous-factions nommées d’après Mao, Chen Yun (le deuxième officiel le plus puissant sous Deng), Bo Xilai (un ancien membre du Politburo, mis à l’écart et emprisonné avant que Xi ne prenne le pouvoir) et Xi lui-même. Au niveau de la base, la gauche inclut aussi un contingent d’étudiants d’université marxistes, restreint et sans pouvoir politique, ainsi que des travailleurs qui ont perdu leur emploi à la suite des réformes de Deng.
Le centre regroupe principalement les héritiers politiques de Deng. Comme la plupart des cadres actuels ont été formés sous son ère, c’est cette faction qui domine la bureaucratie du PCC. Les centristes soutiennent sans réserve des réformes économiques et des réformes politiques limitées, le tout dans le but d’assurer au parti la direction permanente du pouvoir. Au centre, on retrouve aussi un groupe issu de deux héritiers retraités de haut rang, Jiang et Zeng Quinhong (ancien vice-président), de même qu’un groupe appelé la Youth League Faction, composé de soutiens de l’ancien dirigeant du parti Hu Jintao et du Premier ministre actuel, Li.
Enfin, les sous-factions de droite – terme qui, dans le contexte chinois, désigne des libéraux tenants d’une économie de marché et d’une forme adoucie d’autoritarisme (voire, dans certains cas, de la démocratie constitutionnelle). Ce camp, auquel j’appartiens, est le moins puissant des trois. Il inclut les soutiens de Hu Yaobang et de Zhao Ziyang, dirigeants du parti sous Deng. Il comporte aussi sans doute Wen Jiabao, le Premier ministre de 2003 à 2013, toujours influent. Interrogé, dans un entretien datant de 2010, sur sa poussée en faveur d’une réforme politique, Wen a répondu : “Je refuserai de céder jusqu’à mon dernier souffle”.
Xi est en butte à l’opposition croissante de chacune de ces trois factions. La gauche, qui a initialement soutenu ses politiques, pense désormais qu’il est allé trop loin dans la résurrection des politiques de Mao. Certains ont été désenchantés par sa répression du mouvement ouvrier. Le centre en veut à Xi d’avoir détricoté les réformes économiques. Quant à la droite, la suppression par Xi du moindre débat politique l’a complètement réduite au silence.
Le Comité permanent donne un aperçu de ces divisions. De l’avis général, un de ses membres, Han Zheng, appartient à la faction de Jiang. Li semble en particulier s’éloigner de Xi, et une querelle entre responsables apparaît au grand jour. Li s’est longtemps opposé en silence à la politique du “zéro Covid” de Xi, au nom de la nécessité de réouvrir les entreprises et de protéger l’économie. En mai, après que Li a indiqué à 100 000 cadres du parti, au cours d’une visioconférence, que l’économie était en moins bon état qu’attendu, les alliés de Xi ont lancé une contre-attaque. Pour le défendre, ils ont affirmé : “Les perspectives de développement économique chinois seront vraiment meilleures”. En symbole de leur résistance à la politique de Xi contre le Covid, Li et son entourage refusent de porter le masque. En avril, lors d’un discours dans la ville de Nanchang, on a vu ses collaborateurs demander à l’assistance de retirer les masques. Jusqu’ici, Li a subi le caractère impérieux de Li, qu’il a toujours été contraint, par la force des choses, d’accepter. Mais il pourrait bientôt atteindre le point de non-retour.
L’indignation de l’élite se réplique à l’échelon inférieur, dans la bureaucratie. Au début de son ère, Xi a commencé à rebattre les cartes du pouvoir, ce qui a suscité chez beaucoup mécontentement et désenchantement. Mais leur résistance était passive, manifestée par l’inaction. Les cadres locaux prenaient des congés maladies en masse, ou trouvaient des excuses pour faire traîner les initiatives de Xi contre la corruption. A la fin 2021, la commission de discipline du PCC a annoncé qu’au cours des dix premiers mois de l’année, 247 000 cas de “mise en oeuvre inefficace des instructions de Xi Jinping et du Co” avaient été répertoriés. Lors du confinement de Shanghai, cependant, la résistance est devenue plus ouverte. Sur les réseaux sociaux, des officiels locaux ont ouvertement critiqué la politique du “zéro Covid”. En avril, les membres du comité des habitants de Sanlin Town, un quartier de Shanghai, ont collectivement démissionné. Ils se sont plaints, dans une lettre ouverte, d’avoir été retenus vingt-quatre jours dans leurs bureaux, sans contact possible avec leur famille.
Plus troublant encore pour Xi : l’insatisfaction de l’élite se diffuse aujourd’hui à la population. Dans un Etat autoritaire, il est impossible de mesurer avec efficacité l’état de l’opinion publique. Mais les rudes mesures prises par Xi contre le Covid pourraient lui avoir aliéné l’affection de la majorité des Chinois. Un premier signe de dissidence est apparu en février 2020, quand Ren Zhiquiang, un magnat du secteur immobilier, l’a qualifié de “clown” pour sa réaction cafouilleuse à la pandémie (après une journée de procès, il a été condamné à dix-huit ans de prison.). Les réseaux sociaux chinois regorgent de vidéos montrant des citoyens ordinaires suppliant Xi de mettre un terme à sa politique du “zéro Covid”. En mai, un groupe qui s’est nommé “Comité autonome pour l’auto-préservation de Shanghaï” a mis en ligne un manifeste intitulé “Ne soyez pas un esclave, sauvez-vous”. Le document appelait les habitants de la ville à résister au confinement et former des corps d’autogestion pour s’entraider. Sur les réseaux sociaux, certains Chinois ont suggéré avec sarcasme que le moyen le plus efficace de combattre la pandémie était de réunir dès que possible le vingtième Congrès national, afin d’écarter Xi du pouvoir.
En attendant, et même si Xi affirme avoir éradiqué la pauvreté, la plupart des Chinois ont toujours du mal à joindre les deux bouts. Comme l’a révélé Li en 2020, 600 000 millions d’habitants chinois – quelque 40% de la population – gagnaient à peine 140 dollars par mois. Selon des statistiques récoltées par le South China Morning Post, quelque 4,4 millions de petites entreprises ont mis la clef sous la porte entre janvier et novembre 2021, ce qui représente trois fois le nombre d’entreprises nouvellement enregistrées à la même période. Confrontés à une crise financière, les gouvernements locaux ont été contraints de réduire les salaires versés par le gouvernement – dont celui des professeurs. Ils trouveront probablement de nouvelles manières de piller la richesse du secteur public et des citoyens ordinaires, aggravant en retour la misère. Après quatre décennies d’ouverture, la plupart des Chinois ne veulent pas revenir à l’ère Mao. A l’intérieur de l’élite du PCC, beaucoup en veulent à Xi d’avoir perturbé la distribution traditionnelle du pouvoir et pensent que ses politiques brutales compromettent l’avenir du parti. Résultat : pour la première fois depuis les manifestations de la place Tiananmen, en 1989, un dirigeant chinois est confronté non seulement à une dissidence interne, mais aussi à une vive hostilité populaire et un risque de troubles sociaux.
Eprouver du ressentiment est une chose, agir en est une autre. Les membres des échelons élevés du parti savent qu’ils courent toujours le risque d’être accusés de corruption, ce qui incite difficilement à manoeuvrer contre Xi. La surveillance de haute technologie a la réputation d’être à ce point omniprésente que les élites du parti, même les dirigeants nationaux à la retraite, n’osent pas communiquer entre elles en dehors des événements officiels, même sur des sujets banals. Quant au public, il demeure silencieux, retenu par la censure, la surveillance et la peur des arrestations. C’est pourquoi les opposants de Xi concentrent leurs efforts sur le seul moyen légal de l’écarter : lui refuser un troisième mandat présidentiel lors du Congrès national à venir.
Sentant peut-être cette déception croissante, Xi a tout fait pour renverser le jeu en sa faveur. Le groupe de pression est bien sûr celui de ses collègues membres du Comité permanent, les plus influents en dernier ressort pour décider s’il reste en poste, en raison du contrôle qu’ils exercent sur les membres du corps législatif. Xi a probablement fait son possible pour s’assurer le soutien des membres du Comité permanent, de la promesse qu’ils resteront au pouvoir à celle de ne pas mener d’enquête sur leurs familles.
Le domaine militaire est presque aussi important, puisque le soutien des généraux serait nécessaire pour refuser à Xi un troisième mandat. Les propagandistes ont l’habitude de rappeler aux Chinois que “le parti commande le pistolet”, mais les dirigeants chinois se rendent compte qu’en fait, le pistolet est toujours pointé sur le chef du parti. Même si Xi a régulièrement remplacé au fil des ans les généraux chinois par des hommes qui lui sont dévoués, la rhétorique des cadres de l’armée oscille toujours entre l’accent sur la loyauté personnelle à Xi et la loyauté institutionnelle envers la Commission militaire centrale, l’instance, dirigée par Xi, qui les supervise.
Dans un signe potentiel d’opposition persistante dans les rangs, nombre de mes contacts m’ont appris, en décembre dernier, que Liu, le responsable militaire réprimandé par Xi pour avoir critiqué sa politique envers les Ouïghours, avait disparu avec son frère, lui aussi général. Les maisons des deux frères ont fait l’objet de perquisitions. La nouvelle a provoqué un électrochoc chez les militaires : en tant que gendre d’un ancien président, Li aurait dû être considéré comme intouchable. Mais en l’emprisonnant, lui et son frère, Xi a envoyé son avertissement le plus ferme à ce jour aux princes héritiers et aux hauts gradés de l’Armée populaire de libération : ils doivent rentrer dans le rang.
Xi a aussi intensifié sa prétendue politique de lutte contre la corruption. Lors du premier semestre 2022, le gouvernement a sanctionné 21 cadres au niveau des ministres provinciaux et en dessous, et 1237 cadres au niveau des districts et des départements. L’accent a été mis sur les agences de sécurité et de renseignement. En janvier, la télévision d’Etat chinoise a diffusé une confession de Sun Lijun, ancien responsable de haut rang en charge de la sécurité, accusé de corruption et qui risque maintenant d’être exécuté. Son péché, selon l’instance supérieure de discipline du parti, est d’avoir “formé une cabale pour prendre le contrôle de nombreux départements clefs”, “nourri des ambitions politiques extrêmement exagérées”, et “montré des qualités politiques diaboliques”. En mars, Fu Zhengua, qui en tant que sous-ministre chargé de la sécurité publique a été le patron de Sun, a aussi été accusé de corruption, démis de ses fonctions et expulsé du PCC. Le message était clair : obéissez, ou vous risquez la chute.
Toujours dans le but de s’assurer un troisième mandat, Xi a envoyé un avertissement voilé aux cadres du parti à la retraite. Les aînés du parti ont longtemps exercé un poids énorme dans la vie politique chinoise : ce sont les élites à la retraite qui ont écarté Zhao du pouvoir en 1989, par exemple. En janvier, Xi s’en est directement pris à ce groupe en annonçant que le gouvernement “nettoierait la corruption systématique et éliminerait les risques dissimulés” en enquêtant de façon rétroactive sur les vingt dernières années des cadres du parti. Et en mai, ce dernier a renforcé ses lignes rouges pour les cadres à la retraite, les avertissant de “ne pas discuter ouvertement les politiques du Comité central, ne pas diffuser des remarques politiquement négatives, ne pas participer aux activités d’organisations illégales, ne pas user de leur ancienne autorité pour chercher des bénéfices pour eux-mêmes ou les autres, et s’opposer résolument à toutes les formes de pensée erronée”.
Xi a aussi cherché à s’assurer le soutien des 2300 délégués invités au Congrès national, composé aux deux tiers de responsables de haut rang en poste à travers le pays, et pour le dernier tiers de membres de la base du parti. Les délégués ont été sélectionnés avec soin pour leur loyauté à Xi. Et afin d’éviter une mauvaise surprise au congrès, une interdiction des “activités non organisationnelles” les empêche de se mélanger en dehors des réunions officielles en comité restreint de leurs délégations provinciales, limitant ainsi leur capacité à s’organiser contre une politique ou un dirigeant en particulier.
D’ici au congrès, la lutte discrète du PCC va probablement s’intensifier. Xi pourrait ordonner plus d’arrestations et plus de procès de responsables de haut rang, et ses détracteurs pourraient faire fuiter plus d’informations et répandre davantage de rumeurs. Contrairement à une idée répandue parmi les observateurs occidentaux, il pourrait ne pas avoir verrouillé son troisième mandat. Ses opposants, qui se multiplient, pourraient réussir à l’écarter du pouvoir, à condition qu’ils convainquent assez de membres du Comité permanent qu’il a perdu le soutien de la base du PCC, ou qu’ils persuadent les cadres âgés du parti d’intervenir. Et il est toujours possible qu’une crise économique ou une agitation sociale généralisée retourne ses alliés contre lui. Malgré tout, l’issue la plus probable est qu’il obtiendra son troisième mandat présidentiel et, avec lui, le droit de rester à la tête du parti et de l’autorité militaire pour un autre mandat. Et c’est ainsi que la seule réforme politique significative mise en place depuis le règne de Deng partira en fumée.
Qu’arrivera-t-il alors ? Xi considérera certainement sa victoire comme un blanc-seing pour faire tout ce qui lui semble bon afin d’atteindre l’objectif officiel du parti de “rajeunir” la Chine. Ses ambitions vont atteindre de nouveaux sommets. Dans une vaine tentative de revigorer l’économie sans donner plus de pouvoir au secteur privé, Xi redoublera d’efforts dans ses politiques économiques étatistes. Pour maintenir son pouvoir, il continuera d’éliminer de manière préemptive tous les rivaux potentiels et de renforcer le contrôle social, de telle façon que la Chine ressemblera de plus en plus à la Corée du Nord. Xi pourrait même essayer de rester aux commandes bien au-delà d’un troisième mandat. Un Xi enhardi pourrait bien accélérer la militarisation des zones contestées de la mer de Chine méridionale et tenter de prendre le contrôle de Taïwan par la force. En poursuivant sa quête de domination de la Chine, il ne fera que renforcer son isolement par rapport au reste du monde.
Mais aucune de ces mesures ne peut faire disparaître par magie les grognes au sein du parti. L’exploit d’un troisième mandat n’apaisera pas ceux qui, en interne, n’acceptent pas son cumul des pouvoirs et rejettent son culte de la personnalité, ni ne résoudra son problème grandissant de légitimité au sein du peuple. En fait, ces mesures probables durant son troisième mandat augmenteront les risques de guerre, les troubles sociaux et la crise économique, exacerbant les griefs actuels. Même en Chine, il faut plus que la force pure et l’intimidation pour rester au pouvoir : les résultats comptent toujours. Mao et Deng ont gagné leur autorité à travers leurs accomplissements – Mao en libérant la Chine des nationalistes, et Deng en l’ouvrant et en déclenchant un boom économique. Mais Xi ne peut se targuer de tels triomphes. Sa marge d’erreur est donc moindre.
La seule façon viable de changer de cap, pour autant que je sache, est aussi la plus effrayante et meurtrière : une défaite humiliante suite à une guerre. Si Xi devait attaquer Taïwan, sa cible la plus probable, il y a de fortes chances que la guerre ne se déroule pas comme prévu, et que Taïwan, avec l’aide américaine, puisse être en mesure de résister à l’invasion et d’infliger des dommages importants à la Chine continentale. Dans ce cas, les élites et les masses abandonneraient Xi, ouvrant la voie non seulement à sa chute personnelle, mais peut-être même à l’effondrement du PCC tel que nous le connaissions. Pour avoir un précédent historique, il faudrait remonter au XIXe siècle, quand l’empereur Qianlong échoua dans sa quête d’étendre le royaume de Chine à l’Asie centrale, la Birmanie et le Vietnam. Comme on pouvait s’y attendre, la Chine subit alors une défaite mortifiante dans la première guerre sino-japonaise, préparant le terrain pour la chute de la dynastie Qing et provoquant une longue période de bouleversements politiques. Les empereurs ne sont pas toujours éternels.
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