Après son premier roman, Bannie du royaume, Valérie Roch-Lefebvre continue d’explorer le sujet de la maladie mentale avec Tout ce que j’ai fait pour ne pas quitter ma chambre, paru chez La Mèche au cours de l’été 2022. Je l’ai déjà écrit par le passé, mais la lecture de ce roman est tout sauf simple : l’autrice y traite de thématiques fortes, avec une dureté qui vous obligera plus d’une fois à fermer votre livre pour respirer. Malgré sa rudesse de ton, le roman, à mi-chemin entre le fragment et l’autofiction, a le mérite d’être sincère, son autrice abordant l’abîme de la maladie mentale avec sensibilité et justesse. Un bel exercice d’empathie.
Par William Pépin, journaliste multimédia
« Dans mon ancienne chambre, je me traitais des pires noms sans en envisager les conséquences. J’aurais voulu disparaître avant le début de l’âge adulte, avant ce point de non-retour où je suis maintenant enfermée. » Ces mots, trônant au sommet de la quatrième de couverture, nous frappent avant même que l’on ait feuilleté la première page. La détresse adolescente donne le ton à ce roman doublement initiatique, où nous sommes confronté.e.s à la fois à l’injustice de l’héritage génétique et à la pleine mesure du portrait que brosse Valérie Roch-Lefebvre de la maladie mentale. Ici, aider l’autre à s’aider est cause perdue : on doit observer, derrière le mur des pages, le poids de notre impuissance. Mon objectif avec ce texte n’est pas de vous imposer un horizon d’attentes particulier ou même de vous aider à avaler la pilule d’une lecture qui fait mal, mais plutôt – et c’est bien égoïste de ma part – d’exprimer une manière bien personnelle d’aborder l’œuvre, d’y reconstituer un sens après qu’elle m’ait happé du poids de ses quelque 123 pages.
Pour reconstituer ce sens, j’ai eu l’immense honneur de m’entretenir avec Valérie Roch-Lefebvre, à peine un mois après ma première lecture de Tout ce que j’ai fait pour ne pas quitter ma chambre. Encore sous le choc, même après plusieurs semaines, l’autrice m’a aidé à y voir plus clair dans sa démarche d’écriture. De plus, je lui ai proposé d’orienter notre conversation autour de la thématique de l’injustice du legs, centrale dans le roman. D’emblée, plusieurs questions complexes s’imposent, questions qui resteront toutefois sans réponse en ce qui nous concerne : si nous n’avons aucun contrôle sur ce qu’on nous lègue dès notre naissance, comment ne pas nous considérer comme déterminé.e.s, comme pensé.e.s? En d’autres mots, est-ce possible de s’extirper d’une condition que nous n’avons pas choisie et qui semble étouffer toute possibilité de libre arbitre? Qu’est-ce que l’on peut faire de ce qui nous est imparti pour espérer voir un jour la lumière au bout du tunnel? Ces questions, j’en conviens, sont imparfaites, mais elles m’aident à orienter ma lecture de l’œuvre de Valérie Roch-Lefebvre, où la crise d’identité, la bipolarité, les pensées suicidaires et le sentiment qu’il n’y a ni lumière, ni tunnel, se côtoient dans un tourbillon noir qui, rarement, se dissipe pour nous laisser envisager la voie de la guérison.
Valérie Roch-Lefebvre © Victor Bégin
Impact Campus : D’emblée et parce que je suis curieux : quelles sont tes inspirations littéraires?
Valérie Roch-Lefebvre : Il y en a plusieurs, mais Élise Turcotte et Christine Angot sont, dans mon cas, des écrivaines incontournables; elles sont de celles qui m’aident à la fois à écrire et à vivre. Leurs œuvres, qui dénoncent chacune à leur façon les injustices et les violences, ont sur moi un grand effet de guérison.
Sinon, plus récemment, Grosse de Lynda Dion et Autobiographie de l’étranger de Marie-Eve Lacasse m’ont vraiment fait vibrer. Je sens que ces deux livres me montrent la marche à suivre pour le prochain projet.
« Mes débuts à l’hôpital me manquent. Je m’ennuie de l’époque où je représentais, aux yeux de mes collègues, une simple silhouette en deux dimensions. C’était avant que je marque de mon empreinte l’ensemble des objets sur l’étage – téléphones, claviers, chaises et écrans sur lesquels je crache sept heures par jour, cinq jours par semaine. »
I.C. : Es-tu en mesure de me raconter la genèse de Tout ce que j’ai fait pour ne pas quitter ma chambre?
V. R.-L. : À la parution de Bannie du royaume, mon premier livre paru en 2019, je suis devenue très honteuse d’avoir pris la parole en public de cette façon. Ça m’a frappée d’avoir aussi honte de moi à l’âge que j’avais. Je me sentais vraiment comme quand j’avais quatorze ans. J’ai ressenti le besoin de me reconnecter à cette période de ma vie par l’écriture. Je dois aussi mentionner que l’image d’une adolescente enfermée dans sa chambre, mangeant dans son lit et dormant avec un couteau me hantait depuis longtemps et que j’avais très envie d’en faire un livre.
Parallèlement à ça, j’occupais un poste de téléphoniste dans un grand hôpital et je m’enfonçais dans l’épuisement professionnel sans le savoir. Le livre s’est donc écrit dans l’urgence, mais aussi dans la pure joie de l’écriture, de la forme qui se déploie.
I.C. : La question de la santé mentale est centrale dans ton roman, tout comme sa dimension héréditaire. Qu’est-ce qui t’a amené à explorer cet aspect plus sombre du legs, aussi injuste et involontaire soit-il? Est-ce que ton roman est une manière de composer avec l’injustice du legs?
V.R.-L. : Penser que des parents transmettent à leurs enfants des maladies alors qu’ils ignorent souvent en être atteints me bouleverse. J’y vois là, effectivement, une grande injustice. Bien sûr, cette injustice est en partie causée par nos structures sociales, peu adaptées aux personnes hors-normes, incapables de travailler à temps plein par exemple. D’un autre côté, la narratrice a l’impression d’être née sale, contaminée et déjà condamnée, comme si rien ne pourrait la sauver. Dans un passage du livre, la maladie est décrite comme une entité ayant pris le père en otage ainsi que sa fille; quelque chose qui a colonisé leur esprit. Au-delà de la psychophobie incrustée dans notre société, il y a quelque chose de profondément injuste dans la maladie elle-même et c’est ce que je voulais mettre de l’avant.
« La maladie de mon père s’est emparée de moi quand j’ai eu douze ou treize ans, après que j’ai eu emménagé dans la chambre au murs blancs. Le trouble bipolaire a pris en charge mon identité et mon avenir. Celui-ci, entre les mains de ma mère, serait resté en suspens, incapable de s’ériger. »
I.C. : Dans ton roman, la figure de la mère est à la fois centrale et en retrait. Comment t’expliques-tu le rapport entre la narratrice et sa mère?
V. R.-L. : La narratrice se méfie constamment de ses pensées, ce qui rend les personnages, notamment la mère, ambigus. Dans ma perception, on a d’ailleurs à faire moins à des personnages qu’à des projections mentales générées par la narratrice, presque des motifs. La narratrice se demande sans arrêt si elle a vraiment vécu ce qu’elle a vécu et diminue sa propre expérience. Je crois que c’est assez commun lorsqu’on a vécu de la violence jeune sans qu’elle ne soit validée. La mère incarne le silence et l’isolement dont souffre la narratrice à l’adolescence mais aussi à l’âge adulte. On devine la mère prise dans une spirale de violence conjugale, mais puisque cette réalité n’a jamais été confirmée à la narratrice, le doute demeure dans son esprit.
Aussi, la narratrice désire fortement l’amour et l’approbation de sa mère tout en étant révulsée par sa seule présence. Je trouvais que l’envie d’être aimée par ses parents tout en les trouvant insupportables rendait bien un certain type de malaise propre à l’adolescence.
« Lorsque j’étais enfant, savoir que je verrais ma mère me permettait de tenir jusqu’à la fin de semaine. Son nouveau conjoint était envahissant, grimpant dans son cou à la manière d’une araignée, mais au moins je n’existais pas pour lui, ce qui me reposait de mon père. »
I.C. : Tout ce que j’ai fait pour ne pas quitter ma chambre est émaillé de référence à The Virgin Suicides, film de Sofia Coppola. Était-ce une manière d’introduire dans le réseau thématique du livre ton propre bagage culturel et si oui, qu’est-ce que t’évoque ce film?
V. R.-L. : The Virgin Suicides est probablement l’œuvre qui m’a le plus marquée dans ma vie, tous mediums confondus. J’ai découvert ce film à l’adolescence, à l’instar de ma narratrice et, comme elle, j’ai entretenu un rapport d’identification très fort aux sœurs Lisbon. Alors que j’avais des idées noires, les voir se tuer un nombre incalculable de fois m’a sûrement aidée à rester en vie, par effet de sublimation.
Je n’étais pas seulement happée par le destin sombre des personnages, mais aussi par le travail de Sofia Coppola : sa façon brillante de laisser parler le silence, son esthétique à la fois léchée et chargée d’affects, les touches d’humour dont elle parsème le film. Elle m’a donné ma première grande leçon de création. L’intégrer à un livre était un grand fantasme d’écrivaine.
« J’ai l’âge de toutes les sœurs simultanément : treize, quatorze, seize et dix-sept ans. Je leur raconte mon arrivée dans cette chambre. C’était hier. J’avais douze ans : une enfant. Elles m’incitent à parler de moi avec indulgence. Je baisse ma garde. »
The Virgin Suicides, film de Sofia Coppola
Dépeindre l’isolement : un dernier retour à mes premières impressions
Pour tenter d’encapsuler l’essence de Tout ce que j’ai fait pour ne pas quitter ma chambre, je dois me référer au premier texte que j’ai écrit sur le roman, où mes impressions de ma lecture étaient encore vives. J’avais écrit que « [l]’esprit de ce roman, c’est l’art de son autrice de nous cloîtrer dans la souffrance en apparence sans issue de sa narratrice. » J’avais alors qualifié ce texte de « huis clos mental », puisque c’est « tout sauf indemne que l’on termine notre lecture, tantôt prisonnier de la chambre d’une adolescente en quête d’une mise à mort à la Virgin Suicides, tantôt du travail de la narratrice toujours à la recherche d’une échappatoire qui l’effacerait à jamais du regard des autres ».
Valérie Roch-Lefebvre, La Mèche, Montréal, 2022, 123 pages.
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