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L’adolescente entre sans détour dans le vif de son tourment. “Bonsoir, comment savoir si on est en dépression ? J’ai 13 ans et je suis en 4e”, écrit-elle sur le chat de Fil santé jeunes. Olivier, un psychologue de la plateforme d’écoute pour les 12-25 ans, lui demande si quelque chose lui fait penser à cet état. Elle répond qu’elle a envie de mourir. Au fil de l’échange, il se confirme que la collégienne a besoin d’employer des mots forts pour que sa souffrance soit entendue.
La détresse de l’appelante suivante, 18 ans, est palpable. Que peut-il faire ? propose prudemment Olivier afin de l’encourager à s’exprimer. Elle ne sait pas trop, ne va “vraiment pas bien”, “il y a pas longtemps”, elle a “écrit une lettre”, oui, une lettre d’adieu, elle a “plein d’idées suicidaires”. La jeune fille, qui ressent de grandes angoisses, vit toute seule. Il faudrait qu’elle accepte de se rendre aux urgences de sa ville mais s’y refuse. Ce soir, elle ne sait pas si ça va aller, elle a compris que le 31 14, la ligne d’appel de prévention du suicide, fonctionnait toute la nuit.
Quelques minutes plus tard, un nouveau message s’affiche sur le chat. Cette fois-ci, il s’agit d’une lycéenne sous pression. Le stress de ne pas être acceptée en école d’informatique l’année prochaine à cause de ses notes médiocres, l’absence d’ami.es, des parents indisponibles… elle multiplie les absences en cours, pleure sans arrêt. À côté d’Olivier, une autre écoutante, au téléphone cette fois-ci, conseille à une interlocutrice de se rendre à la Maison des adolescents de sa ville : “Vous en avez beaucoup sur les épaules, cela vous ferait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler, vous êtes très seule.”
C’est une fin de journée comme une autre au dispositif de prévention et d’information sur la santé destiné aux jeunes, observatoire privilégié de ceux et surtout celles qui chancellent. Les filles sont majoritaires. Ce n’est pas que les garçons se portent bien, non. La crise sanitaire n’a épargné ni les unes, ni les autres, elle a particulièrement eu un impact sur la santé psychique des plus jeunes générations.
Mais le mal-être des adolescentes ressort nettement dans plusieurs indicateurs. Phénomène inquiétant, il perdure. En 2021, le nombre “des hospitalisations associées à une lésion auto-infligée” est marqué “par une forte augmentation chez les filles” de 10 à 19 ans, selon l’étude “L’état de santé de la population en France“, rendue publique en septembre dernier par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), et atteint “des niveaux sans précédents”. Comparés à la période pré-Covid, ces séjours s’accompagnent “d’une plus forte fréquence des passages en soins intensifs et du recours à des moyens létaux violents”.
Au centre hospitalier Guillaume-Régnier, à Rennes, les courbes ont grimpé en flèche et n’amorcent aucune inflexion. Depuis fin octobre 2020, le passage aux urgences des moins de 16 ans pour “crise suicidaire” – terme qui inclut les tentatives et les idées suicidaires – a flambé et continue de le faire : comparé à 2019, et sur les mêmes périodes, il a été multiplié par deux. “Entre avant et après le premier confinement, nous avons observé une augmentation de 100 % des passages, nous nous attendions à ce que les chiffres baissent, or ce n’est pas le cas”, explique la Pre Sylvie Tordjman, cheffe de pôle du service de pédopsychiatrie.
Les filles sont surreprésentées. En mai 2022, l’équipe mobile d’urgence pédopsychiatrique a accueilli cinquante-neuf mineurs pour des crises suicidaires : cinquante-deux étaient des filles. Et elles sont aussi de plus en plus jeunes, même les 10-13 ans sont touchées. Pourquoi une telle différence ? “Parmi les troubles psychiques, il n’y a que deux types de troubles qui sont retrouvés plus fréquemment chez les filles que chez les garçons. Ce sont les troubles du comportement alimentaire et les troubles anxieux.”
Les vagues de crise sanitaire ont provoqué chez les préadolescents et adolescents, notamment les filles, l’expression d’une anxiété chronique.
Les garçons expriment moins leurs souffrances. Or, même si depuis bientôt trois ans, le Covid a été intégré dans nos vies, la crise sanitaire est toujours présente. Et elle génère de l’anxiété. Mais selon Sylvie Tordjman, le confinement ne suffit pas à expliquer la dégradation de l’état mental des adolescentes. Celles-ci n’allaient déjà pas bien avant la pandémie : “Le Covid a agi comme un amplificateur. Les vagues répétées de crise sanitaire ont provoqué chez les préadolescents et adolescents, notamment les filles, l’expression d’une anxiété chronique. Les capacités de contenance de cette anxiété ont été dépassées, en particulier chez les jeunes d’ores et déjà en souffrance psychique, la crise sanitaire jouant alors un rôle de révélateur de leurs difficultés.”
L’autorité parentale, qui pose un cadre structurant, les heures de repas, de coucher et lever, les activités physiques et sociales, si essentielle à l’adolescence : tout cela a été mis à mal. La déstabilisation de leur mode de vie a rendu ces adolescentes encore plus vulnérables. Ces petites patientes sont particulièrement surveillées à Guillaume-Régnier : après une crise suicidaire, le fait d’être une fille constitue un facteur de risque significatif de récidive à un an, avec celui d’une forte impulsivité.
Dès les premiers mois de leur vie, les filles sont davantage sollicitées par leur entourage pour exprimer leurs émotions. Cette différenciation socioculturelle les rend sans doute plus enclines à appeler à l’aide lorsqu’elles se sentent mal. C’est une des explications privilégiées pour expliquer les demandes de prises en charge généralement plus importantes des filles. “Probablement qu’elles verbalisent plus facilement lorsqu’elles sont confrontées à des difficultés psychologiques, avance Julie Rolling, pédopsychiatre aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg. Les garçons le font plus difficilement ou sont plus réticents, même si cela change. Peut-être aussi que les parents ont davantage le réflexe de consulter lorsqu’ils constatent des troubles anxieux et dépressifs chez leur fille.”
Comme tous les services de pédopsychiatrie en France, celui dans lequel travaille Julie Rolling est saturé. En santé mentale, la rapidité de l’accès aux soins est pourtant primordiale pour éviter que les difficultés ne deviennent chroniques. Soixante-dix ados patientent sur la liste d’attente des consultations. Impossible de la résorber. “La psychiatrie n’est pas l’ophtalmologie, une consultation ne suffit pas. Ces jeunes ont besoin d’être vus et revus”, résume-t-elle, avant de s’excuser d’interrompre notre entretien : les urgences cherchent à la joindre. “Je décroche sinon ils vont rappeler cinquante fois.”
Instagram est le réseau du ‘like’, du beau. Et qu’est-ce que cela renvoie à une ado un peu fragile ? Qu’elle est nulle, moche, que sa vie est nulle et moche… C’est une plaie pour l’estime de soi.
Habituellement, les demandes de consultation marquaient une pause pendant les vacances scolaires. Ce n’est plus le cas et c’est une tendance de fond ces dernières années : “Le flot est continu.” Dans son service, entre février 2020 et février 2022, aucun trouble psychique n’a été épargné : ils sont tous orientés à la hausse. Certains de façon vertigineuse, comme les syndromes dépressifs (+96 %), les addictions (+128 %), les troubles du comportement alimentaire (+269 %). Les passages à l’acte sont passés de quatorze à cent trente et un, augmentant de 479 % !
En aval aussi, bien avant la psychiatrie, les professionnels au contact des jeunes voient les signaux d’alerte se multiplier. Infirmière scolaire dans un collège rural du Lot-et-Garonne, Marie Jullien s’inquiète d’une très nette augmentation du mal-être des élèves depuis le confinement : “Ce sont les petits ‘fragilous’ qui parvenaient quand même à s’en sortir avant. Le Covid les a fait basculer, cela a été la pierre de trop dans le sac à dos”, analyse-t-elle.
Les bagarres, les violences physiques et verbales sont à la hausse chez les garçons. Ces derniers passent moins à l’infirmerie que dans le bureau du conseiller principal d’éducation pour des problèmes de discipline. Pour les filles, les difficultés s’expriment par davantage de maux de ventre sans cause apparente, de pleurs ou de petites crises d’angoisse sans explication, de somatisation avant un contrôle… Ce sont des copines qui donnent l’alerte pour l’une d’elles “qui va mal”. À l’école comme à l’hôpital, les manifestations de détresse sont aussi très genrées.
Selon Marie Jullien, l’usage que font les adolescentes des écrans constitue un facteur de fragilité supplémentaire pour elles : “Les garçons jouent aux jeux vidéo en ligne, ils sont actifs, discutent entre eux alors qu’elles sont beaucoup sur Instagram. Elles regardent le contenu en continu de façon passive. Instagram est le réseau du ‘like’, du beau. Et qu’est-ce que cela renvoie à une ado un peu fragile ? Qu’elle est nulle, moche, que sa vie est nulle et moche… C’est une plaie pour l’estime de soi.”
Les générations précédentes faisaient elles aussi les frais du diktat du corps. Les remarques assassines ne sont pas un phénomène nouveau. Mais la perfection renvoyée en permanence sur les réseaux rend les complexes plus difficilement supportables. Alors que ces filles sur le fil auraient justement besoin d’oublier leur corps de temps en temps, de s’en détacher, elles y sont constamment ramenées.
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