Écrit par Nathalie Reuter
Publié le 06.05.2022 • Édité le 11.05.2022 à 07:49
Selon Corinne Lamesch, le Luxembourg veut et doit se positionner comme domicile de fonds investissant en actifs numériques. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)
Premier centre de fonds d’investissement en Europe avec des actifs sous gestion qui frôlent tous les records, l’industrie des fonds au Luxembourg est-elle armée pour affronter le futur? Tour d’horizon avec Corinne Lamesch, la chairperson de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi), sur les défis les plus importants qui l’attendent, à savoir la réglementation, la finance durable et responsable, les actifs numériques et la guerre des talents.
Le Luxembourg a terminé l’année 2021 avec une croissance record des actifs, +17,8% et 5,9 milliers de milliards d’euros, c’est impressionnant. Quels ont été les moteurs de la croissance l’année dernière?
Corinne Lamesch. – «La croissance des actifs est venue avant tout des investisseurs. Avec près de 33 milliards de souscriptions nettes par mois, 2021 a été une année battant tous les records puisque nous étions dans une fourchette de 10 à 20 milliards les années précédentes. C’est une confirmation de la tendance qui s’est fait jour en avril 2020, après le début de la pandémie.
Les investisseurs ont privilégié les fonds actions (+11,4% de souscriptions nettes), certainement portés par les performances des marchés actions. Le second moteur de croissance est l’alternatif: +13,3% pour l’immobilier et +11,4% pour le private equity. Les raisons en sont connues: besoin de diversification, moins de volatilité, décorrélation avec les marchés actions et rendements nets positifs sur le long terme. Le secteur de l’alternatif est intéressant tout autant pour les investisseurs institutionnels que pour les investisseurs de détail, ces derniers étant cependant soumis à un cadre réglementaire plus restrictif.
Quel sera l’impact de la guerre en Ukraine sur l’industrie des fonds au Luxembourg?
C.L. – «Comment pourrions-nous porter un regard de techniciens sur cette tragédie qui se déroule devant nos yeux? Je suis avant tout une citoyenne, fière de ce que l’Europe est devenue, de nos valeurs démocratiques. Ce que nous vivons, ce ne sont pas des chiffres, mais une immense souffrance et une remise en question de l’ordre international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’impact direct de la guerre en Ukraine sur les fonds luxembourgeois est a priori limité.
L’exposition sur les actions et obligations d’émetteurs russes s’élevait au début de la crise à 18 milliards d’euros, soit 0,3% des actifs. S’y ajoutent quelque 4 milliards d’euros en titres d’émetteurs ukrainiens. 61 fonds et compartiments avaient une exposition supérieure à 10% de leurs actifs nets sur la Russie, dont 41 avaient suspendu les souscriptions et rachats dans l’intérêt des investisseurs. Plus important, à mon sens, est l’impact mondial de cette crise: tendances inflationnistes à la clé, augmentation des taux d’intérêt, forte augmentation du prix de certaines matières premières et de l’énergie… et, bien sûr, cela ira de pair avec une plus grande volatilité des marchés financiers.
Où voyez-vous des opportunités de croissance future, et quels sont les défis auxquels l’industrie des fonds est confrontée?
C.L. – «Tout dépendra de l’évolution de la situation en Europe – impondérable majeur – et de ses retombées sur l’économie mondiale dont notre activité est tributaire. Si l’on revient sur les fondamentaux: l’OPCVM (organisme de placement collectif en valeurs mobilières) distribué dans plus de 70 pays depuis le Luxembourg reste le véhicule d’épargne le plus adapté pour les investisseurs de détail et les institutionnels. Il garde un énorme potentiel de croissance à l’international. L’épargne des ménages en Europe est investie à hauteur de 9% dans les fonds d’investissement, contre 23% aux États-Unis.
Une bonne partie des avoirs (plus ou moins 40%) est toujours détenue en cash auprès des banques. Il y a donc un grand potentiel de convertir cette épargne en investissement, et ce encore plus dans un environnement inflationniste. Le financement des retraites (second et troisième piliers) s’appuie sur des fonds de pension investis pour une part dans les fonds. Enfin, le plan d’action de la Commission européenne pour une Union des marchés de capitaux sert de catalyseur pour attirer plus de financement par des sources non bancaires, dont les fonds bien entendu.
Corinne Lamesch, Chairperson , Alfi
Luxembourg se positionne dans les alternatives – ou ce que l’on appelle parfois les actifs privés. Le Grand-Duché est-il bien positionné dans ce segment?
C.L. – «Oui, sur bon nombre de stratégies. C’est essentiel puisque c’est un moteur de croissance. Contrairement aux OPCVM, le recours au passeport pour la distribution est encore à ses débuts, et cela renforce l’intérêt pour Luxembourg d’être bien positionné sur ce créneau. Le fonds Eltif (European long-term investment fund) est un nouveau véhicule avec des perspectives intéressantes, notamment en raison des adaptations que la Commission européenne souhaite proposer dès cette année. Sur 68 Eltif en Europe, 37 sont domiciliés à Luxembourg. Selon l’étude de l’Alfi, les Reif (real estate investment funds) à Luxembourg ont bénéficié d’une croissance de 14,8% en 2021 pour des actifs de 104 milliards d’euros. Les fonds de dette privée, selon KPMG, atteignent 184 milliards d’euros (+40,6%) et les fonds de private equity, selon la CSSF, totalisent 137 milliards d’euros (+29,9%).
À l’origine, les OPCVM ont été conçus pour répondre aux besoins des investisseurs de détail, avec un cadre robuste et un niveau élevé de protection des investisseurs. Les fonds alternatifs, quant à eux, étaient plutôt destinés aux investisseurs professionnels, donc plus sophistiqués. Pourtant, le secteur semble préconiser une certaine forme de retailisation des fonds alternatifs. Pourquoi? Est-ce une bonne idée?
C.L. – «C’est un vrai débat. Le message de l’industrie est simple. Il nous semble difficile de justifier que l’investisseur de détail ne puisse accéder à toute une série de classes d’actifs qui offrent des rendements élevés à long terme, au motif que ces stratégies sont plus sophistiquées. Sophistication n’est pas nécessairement synonyme de risque. Une plus grande diversification du portefeuille et une orientation à long terme sont tout aussi importantes pour les investisseurs de détail.
Il y a quasiment une composante «démocratique» à vouloir ouvrir la distribution de fonds alternatifs sous réserve et avec les garde-fous appropriés. Pour ce faire, il est essentiel qu’il y ait une transparence totale dans les informations mises à disposition et la durée estimée de l’investissement. L’exemple de l’Eltif est intéressant car la réglementation européenne prévoit, sous conditions, la possibilité pour les investisseurs de détail d’investir dans de tels fonds.
Corinne Lamesch, Chairperson, Alfi
Depuis mars 2021, le règlement SFDR (règlement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers) est en vigueur. Comment jugez-vous son impact? Pensez-vous que l’industrie fait un bon travail d’information des investisseurs sur les fonds durables?
C.L. – «Le règlement SFDR et le Règlement sur la taxonomie sont deux pièces maîtresses dans le plan d’action de la Commission européenne sur la finance durable. L’impact de cette législation, qui va bien au-delà du secteur financier, est vital. Les gestionnaires ont catégorisé leurs produits, optant, pour certains, pour l’Article 8 (promotion de caractéristiques environnementales ou sociales) ou l’Article 9 (investissements durables). À fin décembre 2021, 42,4% des fonds (sur base des actifs nets) en Europe sont classés Art. 8 ou Art. 9. La demande pour ces produits est croissante.
L’objectif affiché de la Commission est de faciliter la transition vers un modèle de développement durable, en réorientant les flux de capitaux. C’est un processus à long terme. Je pense qu’il y a encore des améliorations à faire quant à la qualité d’information aux investisseurs. Le défi est de traduire des concepts assez complexes en informations simples et compréhensibles. L’industrie commet aussi une erreur en se référant aux catégories Art. 8 et Art. 9 comme des quasi-labels SRI alors qu’ils sont uniquement destinés à amener de la transparence sur la stratégie par produit. Un autre plan d’action doit s’articuler autour de l’éducation financière afin que l’investisseur soit en mesure de comprendre les produits financiers et comment ceux-ci peuvent être utilisés dans la poursuite de leurs objectifs durables.
Corinne Lamesch, chairperson , Alfi
Il y a beaucoup de bruit autour des «actifs numériques». Est-ce un effet de mode ou une tendance pour l’industrie?
C.L. – «C’est un vrai sujet. Les actifs numériques offrent de nouvelles opportunités d’investissement et une étude récemment publiée par la Lhoft et PwC, à laquelle l’Alfi a été associée, montre un intérêt dans le marché. Luxembourg veut et doit se positionner comme domicile de fonds investissant dans les actifs numériques afin d’offrir l’opportunité aux investisseurs de gagner une exposition sur ces actifs tout en assurant un niveau de protection et de transparence qui caractérisent la Place et l’industrie des fonds. La mise en œuvre d’un tel cadre requiert de nombreuses interactions entre les sociétés de gestion, le régulateur, les acteurs de la chaîne de valeur de la gestion d’actifs (tels que les dépositaires), mais aussi avec de nouveaux intervenants, tels que les Vasp (virtual asset service providers).
L’Alfi travaille sur le sujet avec ces principaux intervenants, dont les autorités publiques. L’approche consiste à analyser dans quelle mesure le cadre réglementaire actuel permet l’investissement dans de tels actifs, puis à s’accorder sur les modifications et clarifications nécessaires, notamment sur certains concepts, certaines définitions et pratiques de marchés. Plus concrètement, les aspects sur lesquels nous travaillons traitent du volet dépositaire, de la gestion du risque, du caractère éligible par type de fonds en fonction de l’exposition directe ou indirecte, de l’alignement avec la taxonomie.
S’agit-il de produits destinés à des investisseurs particuliers? Les fonds d’investissement sont-ils autorisés à investir dans les actifs numériques?
C.L. – «La question reste ouverte à ce stade, sachant que l’European Securities and Markets Authority ou d’autres institutions internationales se penchent sur la question de l’éligibilité de ces classes d’actifs. À ce stade, je me limiterais à mentionner les documents FAQ Virtual Assets publiés par la CSSF, en décembre, mentionnant que les OPCVM ne sont pas autorisés à investir dans les actifs numériques de manière directe ou indirecte. Cette position fait écho aux avertissements des Autorités européennes de supervision (ESA) sur les risques associés aux investissements numériques (comme la volatilité accrue).
En revanche, nous pourrions conjecturer que cette position conservatrice puisse être provisoire dans un contexte où les investisseurs, les gestionnaires et les régulateurs deviennent de plus en plus informés et experts sur le sujet. Ainsi, le positionnement des autres juridictions en la matière est un élément pertinent à considérer. Il faut aussi reconnaître le caractère très hétérogène du terme «actifs numériques». Une meilleure compréhension et classification des différents actifs numériques ainsi que de leurs caractéristiques permettrait d’adresser de manière plus ciblée les considérations relatives à la protection des investisseurs de détail. Les fonds alternatifs peuvent, sous condition de respecter leurs documents constitutifs et le cadre réglementaire, investir dans des actions numériques.
On parle beaucoup d’une «guerre des talents» pour les gestionnaires d’actifs et les professionnels des fonds. Or, le Luxembourg a récemment été classé troisième pays le plus attractif pour les talents au niveau mondial par l’IMD Business School. N’est-ce pas contradictoire? Que faut-il faire dans ce domaine?
C.L. – «Différentes tendances se juxtaposent, ce qui rend la problématique complexe. Le manque de personnel qualifié dans la gestion d’actifs n’est d’ailleurs pas limité à Luxembourg. Les métiers de la gestion d’actifs sont de plus en plus sophistiqués, qu’il s’agisse de finance durable, de gestion du risque, de compliance ou de gestion des fonds alternatifs ou des actifs numériques.
Luxembourg est par ailleurs une économie dynamique, importatrice nette de main-d’œuvre avec un taux de croissance de la population active de 2% à 3% par année. Les nouvelles générations ont des attentes différentes. La pandémie a renforcé ces aspirations puisque le télétravail est devenu la norme. Nous devons travailler sur toutes les composantes du problème et accepter de nous remettre en question. Il faut permettre de nouveaux modes de travail, offrir des formations continues ou spécialisées et attirer du personnel qualifié.
Je sais que la diversité et l’équilibre entre les sexes sont des sujets qui vous tiennent à cœur. Que faut-il faire de plus, dans ce domaine?
C.L. – «C’est encourageant de voir que l’état d’esprit des gestionnaires d’actifs a changé depuis quelques années. Il y a une réelle intention et un engagement à devenir plus diversifié et inclusif. Mais le progrès réalisé, bien qu’encourageant, reste insuffisant. À défaut de quotas, il faut que le secteur s’autorégule. Les entreprises doivent se fixer des objectifs clairs par rapport au progrès à faire pour augmenter le pourcentage des femmes dans les conseils d’administration, la direction, et pour réduire l’écart de rémunération entre les sexes. L’industrie a besoin d’un pool de talents diversifié et il faut que le monde des finances soit rendu plus attrayant et plus intéressant pour les jeunes. Une culture du travail flexible et le télétravail sont également essentiels pour réconcilier sa vie professionnelle et privée.»
Cet article a été rédigé pour le supplément Paperjam Fonds d’investissement paru le 27 avril 2022 avec l’édition magazine de Paperjam du mois d’avril 2022.
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