A la gare de Lyon, à Paris, le 16 décembre 2019, pendant la grève en opposition à la réforme des retraites. (Marc Chaumeil/Libération)
Une déclaration pas vraiment prémonitoire. Lorsqu’il répond aux questions de Libération, le mardi 7 décembre, le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, met les 150 000 agents de l’entreprise publique au cœur de son discours, allant même jusqu’à proclamer : «Il faut que les cheminots se sentent bien à la SNCF.» Huit jours plus tard, un mouvement de grève très suivi est annoncé sur les TGV du Sud-Est, avec seulement une rame sur deux au programme vendredi, pile poil pour les grands départs en vacances des fêtes de fin d’année. Sur l’axe TGV Atlantique, aussi concerné par un préavis de grève, le trafic sera lui «quasi normal». Et la direction de la SNCF prévoit d’ores et déjà un trafic «très dégradé» jusqu’à dimanche sur les TGV en partance de la gare de Lyon pour la Méditerranée, compte tenu de l’appel à la grève lancé par les syndicats SUD rail et CGT cheminots. De son côté, l’Unsa ferroviaire, partie prenante du mouvement au départ, a finalement annoncé «sortir de la grève» après avoir «obtenu satisfaction». Mercredi soir, Alain Krakovitch, directeur de Voyages SNCF, indiquait à Libération : «Notre dernière proposition était une prime annuelle de 600 euros pour les conducteurs et de 300 euros pour les contrôleurs du réseau sud-est. Elle n’a pas été acceptée, elle est toujours sur la table.» La direction regrettait également «que les négociations menées depuis plusieurs jours» avec ces organisations syndicales «n’aient pas permis d’éviter le mouvement social à ce stade», et promettait de «rester à l’écoute». Mais pour l’heure le miracle de Noël ne semble au programme pour les passagers qui comptaient prendre leur TGV Paris-Nice ce week-end.
Ce mouvement d’humeur des cheminots, qui risquent de ne pas gagner en popularité dans l’opinion, n’est pas la manifestation la plus probante de bien-être des salariés du transporteur ferroviaire. Les appels pressants à la discussion lancés en urgence par le gouvernement, inquiet des répercussions de ce mouvement, n’ont d’ailleurs eu aucun effet, tant le fossé semble s’être creusé entre les cheminots et leur direction. Les signes avant coureurs de cette crise étaient déjà visibles la semaine dernière. Les négociations annuelles obligatoires (NAO) menées entre la direction et les organisations syndicales ont singulièrement pataugé et elles se sont terminées par un échec cuisant le jeudi 9 décembre, faute de signataires en nombre suffisant. La CGT et SUD ont en effet refusé de parapher le document.
Fabien Dumas, délégué national de SUD, détaille les motifs qui ont conduit son organisation syndicale à refuser l’accord proposé : «Après sept ans de gel des salaires on ne nous propose rien pour l’année 2021 et pas grand-chose pour 2022». Didier Mathis, représentant de l’Unsa, une organisation pourtant signataire de l’accord salarial proposé par la direction la semaine dernière, pointe le malaise des cheminots : «Cela fait un an que nous répétons que la question des rémunérations craque de tous les côtés. Quant aux quatre milliards d’euros apportés par l’Etat à la SNCF durant la crise, les cheminots n’en ont pas vu la couleur.» Les discussions de ces derniers jours ont été d’autant plus complexes à mener pour la direction et les organisations syndicales que les préavis de grève n’étaient pas centralisés mais ont été décidés localement dans le Sud-Est, le Sud-Ouest ou encore en Ile-de-France où des arrêts de travail pourraient avoir lieu sur le réseau transilien.
Le mécontentement des cheminots a également été entretenu par des mesures de primes très ciblées. Ainsi les conducteurs des TGV de l’arc atlantique ont obtenu une prime de 1 200 euros après un premier mouvement de grève il y a quelques semaines. Durant les négociations de ce mercredi la direction était donc prête à offrir des primes de 600 et 300 euros pour les salariés de la filiale SNCF Voyageurs… qui ne représentent que la moitié des 150 000 cheminots. Une gratification que la direction de la compagnie ferroviaire justifie par les bons résultats de cette activité. Dans un document confidentiel auquel a eu accès Libération, il apparaît que la branche TGV, Intercités et TER devrait réaliser 332 millions d’euros de bénéfice d’exploitation en 2021 et 1,7 milliard en 2022.
Mais les 75 000 agents des autres filiales de la SNCF, celle chargée de l’entretien et de la gestion des rails, ou encore l’activité d’exploitation des gares et aussi le transport de marchandises, qui n’auront droit à rien, l’ont mauvaise. Et ceci faute de résultats financiers à la hauteur de ceux de la branche voyageurs. «Nous appartenons pourtant tous à un groupe public unifié selon l’appellation désormais retenue», souligne Fabien Dumas de Sud.
Ce mouvement ne tombe pas au mieux pour la SNCF. Ce samedi 18 décembre, elle devra affronter pour la première fois de son histoire un compétiteur sur la ligne la plus rentable, Paris-Lyon. Les rames rouges de Trenitalia vont effectuer deux allers-retours par jour avec des prix agressifs en seconde classe et un service soigné en première classe, avant de passer probablement à une fréquence de cinq liaisons quotidiennes. Dans cette hypothèse, la SNCF pourrait perdre 650 000 voyageurs par an, selon une note confidentielle rédigée par la direction de l’entreprise. Pour faire face à cette nouvelle concurrence, le transporteur national a déjà toiletté ses tarifs et lancé une nouvelle carte voyageurs à des prix préférentiels.
Enfin, soucieux de faire préférer le train comme moyen de transport plus vert, le PDG, Jean-Pierre Farandou, s’est payé les compagnies aériennes devant des parlementaires en estimant que les billets d’avion n’étaient pas assez chers. Ce qui lui a valu une sérieuse remontée de bretelles de la part du ministre des Transports, l’ancien pilote de ligne Jean-Baptiste Djebbari. Durant toute cette séquence, la question sociale a été singulièrement absente alors que les cheminots ont été en première ligne durant la crise sanitaire et notamment durant les périodes les plus tendues. Ils ressentent une réelle amertume qui vient aujourd’hui se manifester de manière on ne peut plus prévisible. Jean-Pierre Farandou a encore du pain sur la planche pour «qu’ils se sentent bien à la SNCF».
© Libé 2022
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