Le “kintsugi” (金継ぎ) est l’art japonais de la réparation, à la laque d’or, des céramiques endommagées. Cette technique suit les principes du “wabi-sabi” (侘寂), courant esthétique et philosophique invitant à assumer et même admirer l’imperfection du monde. © Marco Montalti/iStockphoto
C’est ce stylo qui marche mal et que l’on jette, cette imprimante qui fait des siennes et qui nous pousse à en racheter une nouvelle, ce jean troué que l’on ne prendra pas la peine de raccommoder. Nous considérons nos objets comme jetables, remplaçables, rarement réparables. Ce rapport s’est étendu aux infrastructures, aux villes : le cours normal est qu’elles soient autonomes, en état de marche. Mais avec la crise environnementale sans précédent que nous traversons, une révolution est peut-être en marche…
Cette consommation immodérée, portée aux nues dans les pays occidentaux au XXe siècle par le culte de l’innovation et de la production, est en effet à interroger à l’aune des crises que nous traversons. La réparation et l’entretien instaurent une autre manière de traiter les objets qui nous entourent : en prendre soin. Dans Le Soin des choses, à paraître le 13 octobre aux Éditions La Découverte, les sociologues David Pontille et Jérôme Denis enquêtent justement sur ce que notre relation aux objets et leur entretien dit de notre rapport au temps, à la matière, et de notre propre responsabilité. Immersion dans le monde des objets.
Il y aurait en moyenne 300 000 objets dans un foyer aux États-Unis, ce qui expliquerait le régulier besoin de trier, de ranger, pour lutter contre l’envahissement – occupation principale pour bon nombre de Français lors du premier confinement. Le succès des leçons de rangement de Marie Kondo témoigne aussi d’un besoin d’ordre et de tri au sein de cette multitude d’objets. La mode de l’épuré ou du minimalisme valorise d’ailleurs cette capacité à avoir peu mais bien, dans une optique de confort et de bien-être. Lutter contre l’accumulation d’objets requiert un effort, tant il va à l’encontre de ce que la société de consommation, voire de surconsommation, impose. « Le modèle de consommation de masse a instauré la figure d’un consommateur qui n’a pas à se préoccuper de l’état des choses qu’il utilise », remarquent David Pontille et Jérôme Denis, pointant du doigt un modèle qui « repose sur une oblitération de la fragilité matérielle des choses ».
Cette « négation de l’usure », comme ils la décrivent, est encouragée par le capitalisme et la modernité dès les années 1920 : acheter des produits nouveaux, pour soutenir l’économie, revêt une dimension patriotique aux États-Unis, tandis que les produits jetables (pour l’hygiène notamment) et les objets « made to break » (faits pour se casser) ont une durée de vie limitée. Simultanément apparaît la figure de l’usager, par exemple pour les transports en commun, organisant une partition « entre ceux qui ont juste à se servir des infrastructures en bon état, et ceux qui s’en occupent, les équipes de maintenance. C’est un partage des formes attentionnelles et des façons de faire attention », précise Jérôme Denis lors de notre entretien. « Avec l’invention de l’usager, naît une configuration très particulière des rôles. On peut se permettre de ne pas penser à la fragilité des choses », poursuit-il. La maintenance, l’entretien, sont bien souvent invisibles comme ceux dont c’est le métier, alors que leur action est indispensable, comme le fait d’avoir des vitrines propres dans un musée pour en admirer les œuvres. « La maintenance représente une part considérable de ces usages rendus invisibles par le prisme quasi exclusif de l’invention », précisent les auteurs dans Le Soin des choses. Réfléchir à l’entretien et la réparation devient alors un contre-récit pour « résister à l’obsession aveuglante de l’innovation », écrivent-ils.
Car à l’inverse des grands récits héroïques de l’innovation, l’entretien ne fascine pas : il maintient humblement le cours normal des choses. Il s’agit d’un éternel recommencement, à l’instar de Sisyphe, peu valorisé, d’une activité qui permet aux choses de durer, de résister au temps et à l’usure, mais qui reste invisible. Penser à la maintenance nécessaire aux objets ou aux infrastructures, c’est « un prisme qui place la fragilité des choses au premier plan et la fait compter », à l’opposé de l’immuabilité à laquelle les objets en état de marche nous habituent.
Précisément, en architecture et en design, la tentation d’une perfection esthétique a conduit aussi à évacuer cette idée d’usure. Les téléphones ou ordinateurs lisses et brillants (« Bright and shiny », comme écrit Steven Jackson dans Rethinking Repair) ou les bâtiments épurés, minimalistes, en verre, « sont beaux parce qu’ils sont nus », explique Denis lors de notre entretien, « mais il y a une négation du vivant. Sont-ils faits pour être entretenus, lavés ? Et surtout, serait-on d’accord pour vivre dans un monde où les bâtiments qui s’usent ou ne sont pas parfaits sont considérés comme désirables ? », poursuit-il.
À l’inverse, dans les pays en voie de développement, voitures comme appareils électroniques sont re-transformés, réparés, réarrangés. Une partie du monde répare, réorganise et utilise les objets jetés, évacués comme des déchets par une autre. « En Afrique ou en Asie, dans ces pays où des objets à l’obsolescence accélérée redeviennent des choses qui peuvent durer », écrivent les auteurs. Une vie prolongée des objets, effacée de « l’histoire triomphante des objets de la consommation de masse des pays du Nord » : encore un contre-récit.
Y aurait-il un parallèle entre une image conquérante, productive et masculine, de l’innovation et de l’invention d’une part, et une autre, invisible, modeste, domestique et féminine de l’entretien des choses ? Ce sont bien deux conceptions qui se jouent, même s’il faut se garder d’essentialiser des activités, qui, sur le terrain, ne rejoignent pas toujours ces archétypes. De fait, de nombreux domaines de maintenance sont assurés par des hommes. Denis et Pontille rapprochent aussi la maintenance des théories du care, développées par les travaux féministes, notamment ceux de Carol Gilligan et Joan Tronto, qui conçoivent la vulnérabilité non pas comme une faiblesse mais comme une composante de nos relations, instaurant un autre rapport. On remplace ainsi une lutte permanente contre la dégradation par de la considération, de la négociation. Comme le care pense « un art quotidien, pratique, du faire avec la maladie », remettant en cause l’idéal de l’autonomie de la personne, ici, il s’agirait de repenser l’autonomie des choses, des objets, sans besoin d’entretien. Raccommoder, recoudre, remplacer, nettoyer sont des activités qui invitent au compromis, à composer avec le vulnérable, plutôt que de tendre vers un absolutisme où tout est toujours en état de marche.
« On peut apprendre une forme d’humilité à la fois face à l’impuissance de l’usure des choses, et la reconnaissance de certaines activités », continuent Denis et Pontille. Les objets comme les infrastructures et leur fonctionnement ne sont ni immuables, ni autonomes. « Si l’on prend le temps de suivre l’activité des gardiennes, gardiens et autres techniciens au jour le jour, on réalise à quel point un immeuble, loin d’être une masse de matière inerte, “vit” et évolue par petites touches de modifications répétées. Des robinets de radiateurs sont remplacés, des joints changés, des fenêtres réparées, des fissures rebouchées, des systèmes de climatisation ajustés, des toitures rénovées, des peintures refaites », détaillent-ils. Il en va de même à l’échelle de la « ville nocturne des loisirs », remise en état systématiquement pour « redevenir la ville diurne du travail en col blanc ». De nos objets à nos villes, la maintenance permet d’entrevoir un monde qui compose avec le temps et la vie de la matière.
Revoir le culte de l’innovation, prendre en compte les tâches invisibles d’entretien, considérer la dégradation et l’usure plutôt que l’immuabilité matérielle, et composer avec la fragilité : autant de leçons qui nous poussent aussi à nous attacher aux choses qui peuplent notre monde mais que l’on ne voit plus, ou que l’on pense inertes. Réparer, c’est aussi entrer dans un corps-à-corps avec la matière, retrouvant une certaine authenticité – c’est ce qu’évoque le mécanicien et philosophe Matthew Crawford dans son désormais célèbre Éloge du carburateur (2009). Mais dans Le Soin des choses, les auteurs se gardent de tout romantisme autour de la réparation.
« Prendre soin des choses, c’est être attaché à elles dans un double sens : à la fois tenir à elles et être tenu par elles. C’est “s’en faire” pour elles », notent Denis et Pontille. C’est bien cela qui nous manque dans le rapport éphémère et superficiel que nous avons avec bon nombre de nos objets ordinaires : l’accumulation se traduit par un manque d’attention évident aux objets mais aussi par une perte du lien qui nous unissait à eux.
Meubles, draps, vaisselle, objets de décorations : nos grands-parents les conservaient précieusement toute une vie, lorsqu’ils n’ont à nos yeux que peu de valeur patrimoniale et sentimentale – souvent parce qu’ils proviennent d’une production bas de gamme et standardisée, laquelle conditionne l’objet à ne pas valoir la peine d’être réparé. Or, le soin des choses nous attache à elles sentimentalement et nous oblige aussi à les entretenir. Nous en sommes responsables, au sens que donne la philosophe Donna Haraway : répondre d’elles. « Maintenir, c’est se préoccuper », affirment les auteurs, demandant ainsi « qui prend soin des choses ? » dans notre société.
Reconsidérer les choses matérielles qui nous entourent se rapproche alors d’une considération plus grande, pour tout ce qui fait notre monde, tout comme Aldo Leopold plaidait en faveur d’une « écoéthique » où nos actions se jugent à l’aune de leurs conséquences sur l’écosystème dans son ensemble. Il ne s’agit pas seulement de prendre soin des objets nobles, ceux qui comptent à nos yeux, mais aussi des objets les plus anodins. On pourrait rapprocher cette éthique de ce que soutenait la philosophe Émilie Hache dans son ouvrage d’écologie politique Ce à quoi nous tenons (La Découverte, 2019) : prendre en compte toutes les composantes de notre monde dans notre responsabilité à leur égard. Rendre les pièces détachées ou les modes d’emploi disponibles, favoriser un indice de réparabilité des objets (à l’instar du Nutri-score alimentaire), lutter contre l’obsolescence programmée, sont des pistes politiques en cours.
Dans sa préface de l’ouvrage d’Eduardo Kohn Comment pensent les forêts (Zones sensibles, 2017), l’anthropologue Philippe Descola évoque les êtres « biotiques » : les pierres comme toute la multitude des objets composites qui donnent forme au monde des humains et comptent. Tout comme l’écologie politique nous invite à considérer les êtres vivants et non-humains, on pourrait alors penser que le soin s’applique aussi à tous ces objets que l’on juge inertes mais qui composent notre vie ordinaire, car leur production et leur dégradation n’est pas sans conséquence. Elle a un coût environnemental et social, souvent occulté. Et au-delà de rendre visible le travail de ceux qui assurent les activités de maintenance, le soin des objets interroge plus profondément : « Quel est le coût humain de la pérennité des choses ? », comme l’écrivent Pontille et Denis. Une question qui recoupe aussi les domaines de restauration et de conservation du patrimoine. Désormais, nous regarderons peut-être différemment notre chaise cassée, le panneau de signalétique du métro fissuré… ou encore les vitrines propres du musée.
Le Soin des choses. Politiques de la maintenance, de Jérôme Denis et David Pontille, paraîtra le 13 octobre prochain aux Éditions La Découverte. 400 p., 23€ en édition physique, 16,99€ en format numérique, disponible ici.
Il est rare d’entendre un ministre et un philosophe deviser sur leur bouilloire et leur machine à laver. À l’occasion de la loi votée par le Parlement le 13 février 2014, son principal artisan, Benoît Hamon, se demande, en compagnie d’Yves Michaud, comment allonger la durée de vie des objets, à l’heure où ils se transforment en expériences de plaisir.
La société désigne un ensemble d’individus reliés entre eux par une culture et une histoire. Il est donc abusif de parler de sociétés animales qui ne se perpétuent que par hérédité – non par héritage –, mais pertinent de parler de société industrielle. La notion de société pose d’abord un problème anthropologique : l’homme est-il naturellement sociable comme le soutient, par exemple, Aristote ? Pour savoir comment et pourquoi les hommes sont entrés en société, on oppose depuis Hobbes un état de nature (fictif) et un état de société (qui décrit en général la réalité présente). La notion de société pose ensuite un problème sociologique : dans quelle mesure nos conduites individuelles sont-elles socialement déterminées ? La société permet-elle à l’individu de s’accomplir ? L’en empêche-t-elle ? Enfin, la notion débouche sur un problème politique : comment l’État, distingué de la société civile (en particulier depuis Hegel), peut-il résoudre les contradictions internes au corps social ?
L’organisation de défense des consommateurs UFC-Que choisir porte plainte contre Nintendo. L’entreprise a lancé en 2017 la console de jeux vidéo Switch, énorme succès commercial. Mais des milliers d’utilisateurs, affirme Que choisir, connaissent des problèmes récurrents avec la commande..
Venue des États-Unis, la théorie du care est désormais au centre des débats. La philosophe Joan Tronto explique comment cette dimension du soin, longtemps confinée à l’espace domestique, pourrait devenir le socle d’une nouvelle conception, relationnelle, de la justice sociale.
Peut-on avoir une approche spécifiquement féministe de la vaccination contre le Covid-19 ? Pour la chercheuse Vanessa Nurock, spécialiste des questions éthiques, c’est la notion de « care » (l’éthique du soin) qui peut aider à se forger une décision, et non celle de « risque » souvent invoquée dans ce débat. Voici son analyse.
Le gouvernement vient de juger hors sujet les amendements relatifs à la pollution sonore, dans le cadre du grand projet de loi « Climat et Résilience ». Pourtant, nombreux sont les spécialistes qui pointent du doigt une nuisance de plus en plus corrosive, dans les grandes villes notamment, jusqu’à devenir un problème de santé publique. Éclairage avec le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918), auteur de Les Grandes Villes et la vie de l’esprit (1903), qui s’inquiétait déjà, il y a plus d’un siècle, de l’influence néfaste du bruit sur notre santé mentale.
[“Mon cœur”, adapté de la trajectoire d’Irène Frachon est présenté au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris) jusqu’au 1er avril 2017] Pneumologue, elle a été la première à lancer l’alerte sur le scandale du Mediator, ce médicament soupçonné d’avoir causé plus d’un millier de morts. L’attention de cette protestante, disciple d’Albert Schweitzer, envers les patients et leurs proches s’inscrit dans le droit fil de la pensée du care.
En allant parlementer avec les assassins du soldat britannique tué à la machette en mai dernier, des femmes ont maîtrisé une situation dangereuse. L’éthique du care serait-elle efficace ?