Depuis le 13 septembre et le voyage du président de la république au Lycee Éric Tabarly des sables d’Olonne la promesse d’une réforme des lycées professionnels se fait plus proche. Mais les manifestations des enseignants du 18 octobre dernier ont montré que les attendus de cette réforme devaient être discutés. Ce que le ministère chargé de l’Enseignement technique et de la Formation professionnelle a affirmé en expliquant que les grandes lignes présentées par le président de la république n’étaient pas écrites et étaient en discussion dans des groupes de travail jusqu’à la fin de cette année.
Mais quels sont les enjeux de cette réforme ? Pourquoi ce secteur éducatif nécessite-y-ils d’être transformé ? Quel rapport avec la transformation récente de l’apprentissage ?
Pour en débattre, Emmanuel Laurentin reçoit Carole Grandjean, ministre déléguée auprès du ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion et du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels ; Prisca Kergoat, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université Toulouse Jean Jaurès – où elle est également directrice du CERTOP (Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir) ; Miléna Fissier-Hesnard, professeure de lettres-histoire-géographie au lycée Paul Langevin de Sainte-Geneviève-des-Bois dans l’Essonne.
“Souvent, les élèves de lycées professionnels sont perçus comme passifs, soumis, comme intériorisant l’ordre dominant” explique Prisca Kergoat*.* “Ce que j’essaie de démontrer à travers mon ouvrage, c’est que ces jeunes ne sont absolument pas soumis, qu’ils ont même une réelle sagacité sociologique pour déconstruire leur condition et pour exprimer leur colère parce qu’ils ont une grande colère aujourd’hui”. Une colère qui parait légitime, tant l’ensemble des acteurs de l’éducation professionnelle sont unanimes sur la nécessité d’une réforme. D’ailleurs, rappelle Carole Grandjean : “c’est la première fois qu’un président de la République porte la voie du lycée professionnel comme une voie d’excellence. Un tiers des lycéens passe par le lycée professionnel aujourd’hui et c’est donc un tiers de jeunes qu’il nous faut accompagner vers la réussite. Et quand le président de la République porte la voie professionnelle, c’est qu’il est évidemment convaincu que, comme nous l’avons fait avec l’apprentissage, nous pouvons faire avec le lycée professionnel une vraie transformation qui emmène les jeunes vers la réussite”.
Pourtant, hormis cette volonté commune, tout semble opposer les professionnels et le gouvernement, dont le projet s’inscrit dans la continuité de la réforme Blanquer. ” Je vais faire un court bilan de la réforme de la voie professionnelle de Jean-Michel Blanquer de 2018/2019″ propose Miléna Fissier-Hesnard , ” c’est dans cette réforme que l’on voit apparaître la mise en place de familles de métiers, donc ces regroupements de plusieurs filières en seconde. Dans mon établissement, ça se traduit très concrètement par une branche « métier de la relation client » où les élèves sont tous ensemble en seconde et ensuite sont amenés à choisir entre l’accueil, la vente ou le commerce. Il faut savoir que les élèves qui arrivent dans cette filière de métiers de la relation client sont souvent des élèves qui ont déjà subi une orientation, qui avaient d’autres souhaits à la fin de la troisième. Ensuite, en première, on leur demande de choisir entre vente, accueil et commerce et vient une deuxième phase où on leur impose encore une orientation parce qu’il n’y a pas de place pour tout le monde et donc on finit par les orienter aussi par défaut. Et ça crée encore beaucoup de frustration et un fort sentiment d’injustice”.
La mesure phare du gouvernement, qui concentre les critiques, est d’augmenter significativement le temps de stage durant la scolarité. Or, explique Prisca Kergoat, “sur les 2000 jeunes élèves et apprentis que nous avons interrogés, on a près de la moitié qui formule un fort sentiment d’injustice qui porte en premier lieu sur la question de l’orientation et après sur celle des stages et de la confrontation au travail. Donc, je suis un petit peu étonnée que madame la ministre nous dise que tous les élèves valorisent les stages. En tout cas, ce ne sont pas les propos que nous avons recueillis tout au long de ces six ans d’enquête” explique la sociologue. Par ailleurs, le parallèle entrepris par le gouvernement entre l’apprentissage et la filière professionnelle touche rapidement ses limites. “On a quasiment un apprenti sur cinq qui ne va pas au terme de son contrat d’apprentissage” rappelle Miléna Fissier-Hesnard*. “De plus, la sélection aussi se fait en amont. Tout le monde n’accède pas à un contrat d’apprentissage. Le lycée pro, c’est l’école républicaine. On accueille tout le monde sans distinction de genre, de sexe, d’origine. Alors que l’apprentissage, c’est aussi la discrimination à l’embauche. Par ailleurs, l’entreprise est un lieu dangereux pour les élèves. On voit que le taux d’accidents de travail chez les apprentis et les jeunes est beaucoup plus élevé que chez la moyenne des salariés”.* En proposant une réforme sans concertation préalable, la réponse gouvernementale ne semble pas adaptée aux problématiques de la filière. D’après les acteurs de terrain, en focalisant sur l’employabilité des futurs diplômés, le projet de réforme occulte d’autres aspects fondamentaux de la mission éducative.
Pour mener à bien cette réforme, le gouvernement a ouvert un espace de dialogue, comme le mentionne Carole Grandjean : “au fond, ce que les enseignants expriment c’est leur inquiétude et c’est leur volonté de faire réussir le lycée professionnel. Je tiens évidemment à les rassurer sur le fait que nous sommes tous en partage d’une priorité commune qui est celle de mettre les jeunes en situation de réussite. Evidemment, cette grande transformation appelle un certain nombre d’interrogations pour lesquelles aujourd’hui ils n’ont pas toutes les réponses. Ainsi, nous avons engagé un travail de concertation qui laisse en suspens quelques réponses, sur lequel je tiens absolument à associer l’ensemble des acteurs qui doivent pouvoir consolider avec nous les orientations de la grande réforme”.
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