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«Quai des Orfèvres»: meurtre, music-hall et répliques culte – Le Devoir

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.


La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.
À Paris, un influent producteur vient d’être retrouvé mort dans sa luxueuse résidence. La victime ayant de son vivant agressé plusieurs jeunes femmes, les suspectes et suspects ne manquent pas pour l’inspecteur principal-adjoint Antoine. Il y a Jenny Lamour, une chanteuse de music-hall ambitieuse qui avait consenti à un rendez-vous avec le défunt le soir de sa mort, ainsi que Maurice Martineau, le mari, pianiste, de cette dernière, un homme jaloux qui avait récemment menacé le producteur libidineux. Enfin, il y a Dora Monnier, la voisine et amie du couple, qui couve Jenny d’un oeil amoureux. Comédie policière géniale qu’il fait bon revisiter en cette ère #MeToo, Quai des Orfèvres marqua, il y a 75 ans pile en octobre, le retour en grâce d’Henri-Georges Clouzot.
Il faut savoir qu’à l’époque, le cinéaste revenait au métier après en avoir été banni « à vie » pour avoir fait financer son film Le corbeau par une société allemande en pleine Occupation. Ironiquement, cet autre chef-d’oeuvre est souvent perçu comme une métaphore cinglante de la collaboration, justement.
Quoi qu’il en soit, en 1947, Clouzot, après que des collègues eurent pris fait et cause pour lui, entreprit d’adapter le roman Légitime défense, de Stanislas-André Steeman. Pour mémoire, Clouzot avait déjà adapté l’oeuvre de l’écrivain belge pour son premier film, L’assassin habite au 21, en plus d’avoir signé le scénario du film de Georges Lacombe Le dernier des six.
Prenant maintes libertés par rapport à la source, le réalisateur des futurs succès Le salaire de la peur et Les diaboliques offre une peinture des milieux du spectacle et policier aussi truculente que finement observée. Par l’entremise du couple formé par Jenny Lamour et Maurice Martineau, le réalisateur s’aventure d’abord dans les coulisses du music-hall français d’après-guerre, dont il évoque les particularités avec force détails savoureux, puis, par le biais de l’inspecteur principal-adjoint, dans les couloirs, bureaux et cellules de la Police judiciaire de Paris, dont le siège était situé à l’époque au 36, quai des Orfèvres — d’où le titre.
Dans un essai publié en 2003 par Criterion, Lucy Sante relevait : « Ce n’est pas pour rien que les critiques ont cité Balzac lors de la sortie du film en France. Quai des Orfèvres dévoile puis donne à voir des mondes entiers, superposés et foisonnants. »
Sur le plan narratif, c’est en effet d’une densité et d’une fluidité sublimes.
La virtuosité technique de Clouzot est quant à elle évidente dès les premières minutes, alors que, dans un studio, Jenny apprend une nouvelle chanson. L’auteur de la suggestive ritournelle entonne le premier couplet, puis Jenny prend le relais, et tandis qu’elle chante, un montage elliptique transporte l’action du studio à l’appartement de Jenny et Maurice, où on aperçoit Dora, puis sur la scène du théâtre désert lors des répétitions initiales, avant que l’enchaînement culmine par l’accueil triomphal d’un public ravi.
Dans un trait d’humour « méta », lors du segment des répétitions, le gérant de la salle discute avec un employé, interrompant la chanteuse. Et Jenny de s’impatienter : « Bon, on reprend ? » Illico, chanson et montage elliptique reprennent.
En 1947, Quai des Orfèvres repartit du Festival de Venise avec le Prix international de la mise en scène, l’ancêtre du Lion d’Or, et on comprend pourquoi. D’ailleurs, en dépit du statut encore controversé du réalisateur, l’accueil critique fut, pour l’essentiel, assez dithyrambique. Dans Les Nouvelles littéraires, on eut cette formule fort à propos : « Henri-Georges Clouzot est un des rares cinéastes qui ne se contentent pas de traduire des mots sur la pellicule mais qui “pensent en images”. »
Dans Paris-Presse, on écrivit : « Quai des Orfèvres est un très bon film policier, un remarquable reportage sur les milieux de la police judiciaire et du music-hall, un film d’amour, simple et profond. C’est surtout un film d’acteurs, d’immenses acteurs. »
De fait, la distribution tout entière s’avère sensationnelle. Bernard Blier (père du cinéaste Bertrand Blier) émeut en aspirant meurtrier pathétique et malchanceux, et Suzy Delair, alors la compagne de Clouzot, vole chaque scène où elle apparaît en Jenny Lamour, un rôle écrit sur mesure. En apparence mal assortis, les époux sont souvent touchants. Comme le confie Jenny à Dora : « J’veux arriver, mais c’est lui que j’aime : j’me rase avec les autres. Maurice, c’est ma flamme. Oh, il n’a pas l’air de brûler, mais il m’éclaire. »
À ce chapitre, bien que le film soit rempli de dialogues ciselés au rendu réglé comme du papier à musique, nombre des répliques ou expressions de Jenny furent imaginées en amont, ou improvisées in situ, par son inimitable interprète. Le cinéaste appelait ces saillies de son amoureuse des « bonheurs de langage », comme on l’apprend dans le documentaire Signé Clouzot !.
Dans Les métamorphoses d’Henri-Georges Clouzot, Chloé Folens rapportait à cet égard que, lorsque l’actrice et chanteuse s’étonnait de ce parti pris en demandant à son conjoint réalisateur « Mais le texte ? », celui-ci lui répondait : « Le texte, je m’en fous, pourvu que ce soit vrai ! »
Ce fut là une décision avisée de la part de Clouzot, la gouaille naturelle de Suzy Delair faisant merveille dans le film.
Cela étant, les autres vedettes ne sont pas en reste. En flic qui a vu neiger, Louis Jouvet est jouissif, le cynisme de son personnage se volatilisant chaque fois qu’apparaît son fils, qu’il élève seul : « C’est tout ce que j’ai rapporté des colonies, avec le paludisme », déclare-t-il. Faut-il préciser qu’en 1947, la présence d’un enfant noir dans un film français grand public n’était pas usuelle ? Pour l’anecdote, l’inspecteur principal-adjoint Antoine et son fils sont les modèles des personnages équivalents dans The French Dispatch, de Wes Anderson.
De la même manière, il n’était pas coutumier en ce temps-là au cinéma de présenter des personnages aussi manifestement homosexuels que celui de Dora, la photographe amoureuse qu’incarne avec brio Simone Renant. Les interactions entre Dora et l’inspecteur comptent en l’occurrence parmi les meilleurs moments d’un film qui en compte au demeurant beaucoup. À la fois lucide et solidaire, Antoine lance à Dora en partant : « Vous êtes un type dans mon genre : avec les femmes, vous n’aurez jamais de chance. »
On admirera, ici, les différents niveaux de sens.
Au sujet de ce classique tour à tour sombre, comique et poignant, Olivier Père, ancien critique devenu directeur d’Arte France Cinéma, écrivait en 2017 : « Quai des Orfèvres est un film audacieux et personnel dans lequel Clouzot met en scène ses démons intimes. Il y parle de jalousie, de désir physique ou d’homosexualité féminine sans clichés ni fausse pudeur. Tous les acteurs sont extraordinaires. Louis Jouvet, dans le rôle d’un policier misanthrope et malgré tout attachant, achève de rendre le film inoubliable. »
Vrai. Tiens, pour le plaisir, voici, en terminant, une autre réplique de l’inspecteur, qui rétorque à Jenny ce suave paradoxe après que cette dernière a vomi sur l’ensemble du corps policier : « Débinez le flic, vous avez raison, ce sont des gens qu’il vaut mieux ne pas fréquenter. C’est pas du monde bien. Seulement, quand c’est vous qui serez assassinée, vous serez bien contente de venir nous chercher ! »
Le film Quai des Orfèvres est proposé en VSD sous son titre anglais, Jenny Lamour, sur iTunes.
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