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Ouverture de la saison d’El Teatro: «Mémoires d’un dinosaure» de retour – La Presse de Tunisie

El Teatro ouvre sa saison. On s’active pour une belle programmation qui réunit d’anciennes et de nouvelles créations. Quoique commencée au mois de septembre, la programmation a officiellement démarré avec un travail et pas des moindres : «Mémoires d’un dinosaure». Première pièce montée en 1987 à l’occasion de l’ouverture de cet espace ; premier lieu de théâtre et de création indépendant. Depuis, l’aventure a continué avec Taoufik Jebali et sa compagne, Zeyneb Farhat, et des amis proches, complices et partenaires. Certains sont partis, d’autres restés, d’autres encore reviennent et renouent avec l’esprit du groupe… le départ de Zeyneb Farhat laisse ses marques, ses bleus au cœur, mais nous revenons toujours à El Teatro pour être dans la communion, dans la découverte et dans l’émerveillement.
Cette nouvelle saison, comme annoncé dans l’éditorial de ceux qui la font, est une saison riche de par les expériences qu’elle présente et les générations qui s’y succèdent. Elle se place toujours à l’abri d’une médiocrité ambiante, d’un désistement de l’Etat de l’affaire culturelle et artistique, de la nonchalance des politiques, des politiques culturelles sans vision et sans perspectives…
Taoufik Jebali persiste et signe, campe sur ses positions, dénonce avec des mots tranchants et trace sa route, celle choisie il y a de cela plus de 30 ans, voire plus.
Si El Teatro a fait le choix de représenter «Mémoires d’un dinosaure», à la demande de Zied Ayadi et Ghassen Hafsia, en maintenant la même adaptation, la même dramaturgie et la même mise en scène, le travail proposé relève de l’hommage aux faiseurs disparus, à savoir Rached Mannai qui signe la mise en scène, Mohsen Raies, la scénographie et les décors et Youssef Ben Youssef, éclairage et écriture lumières. D’ailleurs, le moment du salut final et l’émotion qu’avaient Taoufik Jebali et Raouf Ben Amor était bouleversant de sincérité. Ce pont qui se crée au-delà du temps, ce jeu de miroir auquel nous assistons, le voyage que nous faisons en découvrant de nouveau cette œuvre étaient des éléments remplis de sens.
L’œuvre de Bertold Brecht est aussi appropriée aux circonstances, écrite durant son exil et qu’il n’a jamais montée, reste un texte inclassable, intemporel, une pièce maîtresse dans le répertoire contemporain. Deux personnages Kalle et Ziffel, l’homme du peuple et le scientifique. Une dialectique, un exercice de style ou un système narratif qui permet, comme en peinture, de poser plusieurs couches successives, pour préciser de plus en plus le trait et figurer au détail près la construction du récit. «C’est de la pure dialectique, on définit, on sépare, on ne parle que de ce que l’autre admet, on construit une nouvelle définition qui devient un instrument de travail sur soi et sur le monde», écrit Bertolt Brecht à propos de ce texte.
«Je m’appelle Ziffel». L’autre hésite, méfiant, puis se présente à son tour : «Tu peux m’appeler Kalle». Parce qu’il pourrait s’appeler tout autrement Franco ou Mohamed ou ne pas s’appeler du tout d’ailleurs. Enjeu ou jeu tout court, mené par Ziffel en extase jusqu’à l’orgasme de ses «mémoires». Ainsi libéré, il reconnaît en Kalle son ami, son autre lui-même, son double, qui va tout vivre dans le sens inverse.
C’est drôle, c’est tendre et c’est dur l’instant d’après, un détonant jeu de passe-passe entre deux représentants d’une même humanité qui inversent et renversent les rôles, construisent le monde et le décomposent par couches, par strates, dans un no man’s land qui peut être le bistrot du coin ou un jardin public, ici ou ailleurs… là où l’on se permet de juger de loin, d’observer, de critiquer, et de rire. Ces brèves qu’ils se racontent telles des anecdotes deviennent autant des sentences et des définitions du monde qui s’écroule. Tels des prophètes du quotidien, Kalle et Ziffel sont deux personnages attachants, à la fois proches et irréels.
Dans leur ping-pong verbal au débit rapide et à la verve énergique parfois emphatique, ils nous mènent à s’interroger sur notre propre monde, notre réalité actuelle, une réalité qui ressemble étrangement au temps de l’écrit, au temps de la première mise en scène de 1987, de la deuxième en 1997 et encore une fois celui d’aujourd’hui.
Si le parti pris est de maintenir à l’identique la version originale, l’énergie et l’interprétation des deux comédiens Zied Ayadi et Ghassen Hafsia nous forcent à nous placer dans l’instant actuel, celui de la transmission. Certes, ils ont essayé de garder un lien avec l’interprétation originale de Raouf Ben Amor et Taoufik Jebali sans être dans l’imitation, et cela n’est pas du tout le but, mais ne pas perdre le fil était visiblement prémédité. Un exercice de funambule à la lisière de la chute libre, flirtant avec le risque de rendre la chose sans intérêt et serait un acteur sans prise de risque.
Il faut dire que l’expérience est inédite chez nous, car nous ne sommes pas face à un remake, ni une adaptation même pas d’inspiration libre ou fidèle.
Nous sommes face à une machine à remonter le temps, comme si nous regardions un vieux film avec tout le plaisir que cela provoque, mais avec un regard de spectateur d’un autre temps, qui fait une lecture différente d’une œuvre, une lecture sous le prisme de l’actuel, de l’actualité et des êtres que nous sommes aujourd’hui. Si l’œuvre est la même ou presque, nous sommes un public différent avec une fragilité et une sensibilité différentes.
Les deux acteurs aussi portent les marques de leur temps, des marques qui les dépassent, qui les soulignent et les transpercent et qui font d’eux une autre version, presque à l’identique, mais, ô combien différente malgré tout.
Equipe de rédaction, La Presse
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