Autant le dire sans attendre : Chiffre d’Olivier Martin, qui vient de paraître chez Anamosa, est un essai tout aussi stimulant qu’important sur la place des chiffres dans nos sociétés. Stimulant en ce que le sociologue et statisticien poursuit ici sa réflexion sur la puissance des chiffres, leur histoire et le rapport de force social qu’ils peuvent installer sous couvert de neutralité. Important en ce que l’essai offre, au-delà de la vérité irréfutable que les chiffres souhaiteraient imposer, une ouverture politique où les chiffres se voient ressaisis dans leur capacité critique. Autant de questions politiques et sociales qu’à l’heure des violentes politiques néolibérables comptables, Diacritik ne pouvait manquer d’aller déchiffrer en compagnie du sociologue.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable essai, Chiffre qui vient de paraître aux éditions Anamosa. Si, comme sociologue et statisticien de profession, vous avez pu nourrir depuis de nombreuses années une réflexion sur la place des chiffres dans nos sociétés, qu’est-ce qui a pu déclencher, notamment dans le débat public en France, l’écriture de ce texte qui, d’emblée, interroge la soumission à ces mêmes chiffres ? Vous débutez votre réflexion en égrenant quelques titres d’articles de journaux qui, tous, se résument à cette loi infranchissable : « Tout se discute sauf les chiffres ». Pourquoi, plus que jamais, vous semblait-il important de souligner immédiatement la puissance des chiffres ?
Je dois avouer que cette publication est bien davantage le fruit d’un long cheminement et d’une lente maturation personnelle, que la réponse à un contexte nouveau ou la réaction à une situation exceptionnelle. Ce n’est pas, par exemple, une réponse de circonstance à la multitude de chiffres produits au cours de la crise sanitaire installée depuis début 2020. Ce livre, Chiffre, s’inscrit dans le prolongement d’un ouvrage académique publié en 2020 qui proposait une large synthèse des travaux sur l’histoire et la sociologie de la quantification (L’empire des chiffres. Une sociologie de la quantification, Armand Colin, 2020). Avec Chiffre, sous une forme synthétique, plus incisive et politique, j’ai souhaité mettre en avant quelques grandes leçons des recherches sur les raisons et les façons dont les sociétés produisent des chiffres, tout en étant fabriquées par eux.
Néanmoins, même s’il s’inscrit dans un cheminement personnel dont les racines sont anciennes, l’ouvrage n’en est pas moins une tentative de réponse à une question qui mérite d’être posée depuis au moins plusieurs décennies : pourquoi les sociétés (en tout cas les sociétés contemporaines, industrielles…) produisent-elles et utilisent-elles autant de chiffres ? Chiffre n’est donc pas né en réaction à une actualité récente, mais plutôt à en réponse à une question concernant une propriété particulière et structurelle de nos sociétés. La question n’est pas nouvelle, mais disons toutefois qu’elle ne cesse de prendre de l’importance devant le recours croissant à des chiffres dans les discussions publiques, dans les prises de décisions ou dans les environnements ordinaires de chacun.
Sans trop entrer dans le détail de mon cheminement personnel, disons simplement que j’ai progressivement été ennuyé, surpris ou perplexe devant le peu de place que prenaient les discussions sur la pertinence des chiffres, sur les principes de leur élaboration, sur les choix qui président à leur définition. Les chiffres sont presque partout, mais les réflexions voire les controverses concernant leurs définitions et leurs méthodes de calcul sont finalement assez rares : elles occupent une place très limitée dans l’espace public. Et même dans le cursus de formation aux sciences mathématiques, statistiques et économiques que j’ai suivi avant de me tourner vers la sociologie, les cours concernant la production des données (avec lesquelles on passait notre temps à faire des calculs ou à établir des modèles mathématiques plus ou plus sophistiqués) étaient presque inexistants. On apprenait à modéliser et à discuter des modèles (par exemple économétriques) sans presque ne jamais s’interroger sur l’origine et la nature profonde des données avec lesquelles nous « jouions ». Par ailleurs, beaucoup de grandeurs sur lesquelles la science économique dominante est construite (comme la notion d’utilité) sont supposées quantitatives et mesurables, sans que ces propriétés soient réellement discutées. Un peu plus tard, je me suis demandé comment on pouvait croire en la mesure de l’intelligence par le QI, à celui de la dépression par les échelles psychométriques, ou encore à celui de l’opinion par les échelles sociopsychologiques…
Les chiffres nous envahissent, mais finalement on les prend trop souvent pour argent comptant, comme des évidences, comme des données qui s’imposeraient à nous par la force de la « réalité » ou d’une « nature » qui nous seraient extérieures. Mon travail consiste à interroger cette évidence : comment se fait-il que nos sociétés utilisent et accordent d’importance aux chiffres ? D’où provient le crédit qu’on tend à leur accorder ? Pourquoi utilise-t-on tant de chiffres ? Et quelles conséquences ces usages d’indicateurs quantitatifs ont-ils sur la dynamique de nos sociétés ou sur les comportements individuels ?
Pour terminer ce point, je tiens à préciser (même si cela va de soi) que si la publication de Chiffre est aujourd’hui possible, c’est parce que les travaux en sociologie et histoire de la quantification se sont accumulés depuis vingt ou trente ans. Disons que « j’arrive au bon moment » pour en tirer quelques enseignements généraux. Il faut toutefois rendre hommage à tous les travaux sur lesquels je m’appuie (ceux d’Alain Desrosières, de Theodore Porter, de Witold Kula, de la métrologie historique, de l’histoire de l’heure… ainsi que les très nombreux travaux sur les chiffres évaluatifs et de management contemporains). Chiffre propose une mise en perspective personnelle et politique des apports considérables de ces nombreux travaux.
Pour en venir au cœur de Chiffre, vous mettez immédiatement en exergue combien les chiffres jouent un rôle d’argument d’autorité désormais. Leur but n’est pas uniquement de rapporter un chiffre d’une situation donnée, mais, loin de toute neutralité et objectivité supposées, d’exprimer un véritable rapport de force. Oppressif et impressif, le chiffre ne se limite donc pas à un calcul mathématique, mais se donne comme un outil qui s’adapte aux situations de domination. Diriez-vous ainsi que les chiffres peuvent, notamment à des fins de management, devenir une fin en soi ? En quoi, comme vous l’affirmez, peuvent-ils être conduits à faire loi ? Quel est le risque, selon vous, d’un tel usage des chiffres ?
Les chiffres ne surgissent pas de nulle part. Même si le vocabulaire et nos représentations peuvent nous tromper, ils ne nous sont pas « donnés ». Même les chiffres de « l’heure » ne nous sont pas donnés par les phénomènes astronomiques, par les mouvements de la Terre sur elle-même et autour du Soleil. Ces mouvements ne donnent que les alternances du jour et de la nuit, ainsi que les cycles des saisons. Mais ils ne nous donnent pas l’heure. Pour connaître l’heure et, avant cela, pour la définir, il faut des individus qui s’accordent sur une manière de repérer, de nommer, de découper et de compter ainsi que des instruments (plus ou moins sophistiqués : d’un simple bâton planté à la verticale dans la terre dont on observe l’ombre jusqu’à l’horloge atomique placée en orbite autour de notre planète). La production d’un chiffre qui nous semble aujourd’hui aussi naturel que l’heure suppose des instruments, une capacité à donner sens à ce qu’on observe (par exemple l’ombre portée d’un bâton) et un accord entre individus pour s’entendre sur ce sens et le crédit qu’on lui accorde.
L’heure ne nous est pas donnée, pas plus ni moins que le PIB, le QI, les taux de satisfaction des clients, les indicateurs de performance d’un lycée ou encore le taux de prévalence ou d’incidence d’une maladie. Les sociétés ont progressivement construit tous ces indicateurs quantitatifs.
Tous les chiffres reposent sur un accord (plus ou moins précis et plus ou moins consensuel) à propos de ce qui est quantifié, sur le développement d’un dispositif technique permettant de produire cette quantification ainsi, il ne faut surtout pas l’oublier, que sur un pouvoir qui réaliser ou commander la réalisation de cette mesure. Toute mise en chiffre a besoin de ces trois ingrédients. Si on prend conscience de cela, on voit immédiatement, comme vous l’exprimez dans votre question, que leurs qualités supposées (neutralité, objectivité) sont dépendantes de la qualité de cet accord (qu’on désigne souvent avec le terme de « convention »), de la qualité du dispositif technique et de l’attitude du pouvoir. La pertinence, l’intérêt, l’objectivité de tout chiffre dépend de la pertinence, de l’intérêt et de l’objectivité des trois ingrédients qui le compose (convention, technique, pouvoir).
Le chiffre peut effectivement être oppressif si le pouvoir décide de développer des outils d’oppression par la quantification. De telles situations ne sont pas si difficiles à imaginer voire à observer lorsque, par exemple, les supérieurs hiérarchiques décident de mesurer de productivité de leurs subalternes à l’aide d’indicateurs poussant toujours plus loin la compétition entre travailleurs, poussant toujours plus loin la nécessité de dépasser les scores de la veille, poussant vers toujours davantage de productivité ou de satisfaction… Les chiffres peuvent être oppressifs si on conçoit un système de score social semblable à celui mis en scène dans l’épisode La chute libre (2016) de la série Black Mirror : les individus sont notés en permanence, lors de chacune de leur interaction ou de leur comportement (acheter, sourire, rendre service…) ; et ceux qui ont de mauvaises notes voient certaines possibilités leur être interdites (prendre l’avion, louer une voiture…). Cette dystopie n’est pas si éloignée des systèmes de « crédit social » dont le déploiement en Chine est déjà en cours.
De manière générale, il faut bien comprendre que les chiffres ne sont pas neutres : ils portent, en leur donnant une consistance et une réalité concrète, les valeurs et les choix de ceux qui les créent et les produisent.
Votre question comprend un autre volet, relatif au fait que les chiffres peuvent devenir des fins en soi. Certains chiffres peuvent servir d’objectif : atteindre tel niveau de satisfaction des clients ; améliorer ses performances sportives en courant plus vite ou plus longtemps ; dépasser ses bénéfices ; publier un nombre toujours plus grand d’articles dans des revues scientifiques… Dès lors, le chiffre peut devenir, non seulement un indicateur d’activité, de réussite ou de performance, mais aussi, plus profondément, la finalité même de l’activité. Il ne s’agit plus de s’entraîner pour de maintenir en forme ou préserver son capital-santé, mais de s’entraîner pour dépasser ses résultats précédents ; il ne s’agit pas de diriger une entreprise pour faire vivre ses salariés et vendre des produits de qualité, mais seulement de réaliser les meilleurs bénéfices ; il ne s’agit pas de conduire des projets de recherche inédits et d’en publier les résultats les plus originaux, mais de publier toujours plus et plus vite… Dans ces cas, le chiffre devient le seul objectif à satisfaire. Il cache ou efface toutes les autres raisons d’être d’une activité. C’est une sorte de « course » au chiffre et cela peut conduire à oublier les motifs initiaux d’une activité. Celle-ci est réduite à la logique du « toujours plus », « toujours mieux », « toujours plus fort ou plus haut », « toujours plus de marge ou de bénéfice », « toujours plus de productivité »… Dans ces situations, l’indicateur quantitatif qui était initialement là pour éclairer une activité devient la raison d’être de l’activité. Il se substitue à elle. Et celle-ci se trouve réduite à son chiffrage. Cet usage radical des chiffres est évidemment le réductionnisme. On réduit tout à des chiffres. Et par conséquent on construit progressivement un monde quantifié.
Dans la croyance superstitieuse à faire des chiffres l’expression d’une objectivité, vous soulignez avec force combien les chiffres se font alors l’expression de trois mouvements révélateurs de la place que désormais la société leur accorde. Le premier mouvement consiste à souligner combien au cœur de notre modernité les chiffres témoignent d’une manière d’hypertechnicité qui, par leur biais, devient le prisme de lecture presque exclusif du monde. En quoi les chiffres démontrent-ils combien la science a fini s’imposer comme la clef de voûte de notre rapport au monde ?
Je souhaite commencer ma réponse en rappelant que la quantification du monde et de nos environnements ne date pas du développement des sciences et des techniques telles que nous les connaissons aujourd’hui. Nombreuses et très anciennes sont les activités humaines qui ont fait l’objet de chiffrage : recourir à des mesures et à des dénombrements est au moins aussi ancien que les premières cités-États, quelques millénaires avant notre ère ; et beaucoup de ces activités de quantification se sont développées indépendamment de toute activité scientifique (apprécier la surface d’un terrain pour le partager ; apprécier des quantités de grains, d’huile ou d’étoffes pour commercer ; apprécier des durées pour réguler les temps de parole…).
Ce ne sont donc pas les diverses révolutions scientifiques et innovations techniques qui ont fait naître notre propension à chiffrer. Mais il est vrai que les chiffrages se sont multipliés avec le développement des sciences et des techniques, avec la multiplication des instruments de mesure, avec le besoin grandissant d’établir des normes industrielles, avec l’essor de l’industrie et du commerce à distance…
De ce point de vue, vous avez raison : les chiffres accompagnent l’hypertechnicité de nos sociétés ainsi que la place importante qui est accordée aux sciences (ou plus exactement aux approches se réclamant de la science). Il faut beaucoup de chiffres pour faire fonctionner des techniques et pour les articuler entre elles. Et ces techniques peuvent à leur tour engendrer d’autres mesures, d’autres chiffres. Les sciences de la nature, les sciences sociales, mais aussi les sciences de gestion, les sciences économiques, les sciences du management (etc.) produisent et réclament beaucoup de chiffres.
Il parait peu contestable que le chiffrage croissant de nos sociétés va de pair avec l’emprise croissante des techniques et des sciences (de tout type). Le lien des chiffres aux sciences et aux techniques ne se limite toutefois pas à ce constat. Je pense que les chiffres ont hérité des vertus qu’on prête aux sciences (notamment celles de la nature) et aux techniques : être objectifs, neutres, efficaces, réalistes… Il est par exemple frappant de constater que les disciplines scientifiques qui proclament le plus fort qu’il faut mesurer, qu’il n’y a pas de connaissance sans mesure, que tout savoir non quantitatif est pauvre et dénué d’intérêt, sont les sciences dont la scientificité est la plus disputée (je pense notamment aux sciences du management, des organisations…). Il n’est pas rare que les cabinets de conseil en organisation se réclament d’approches rigoureuses car quantitatives. Il existe une sorte « d’impératif quantitatif » car on prête aux chiffres toutes de vertus.
Il y a évidemment une erreur de raisonnement ou un raccourci conceptuel trompeur : ce n’est pas parce qu’une bonne part des savoirs scientifiques les moins contestables (on peut penser à la physique) reposent sur des mesures, sur des chiffrages et des théories quantitatives, que tout chiffre ou chiffrage a par nature les propriétés de ces savoirs scientifiques attestés et non contestés. Mais c’est ainsi… On assimile trop vite et trop souvent « chiffre » et « science », « objectivité », « neutralité », « vérité »…
Le deuxième mouvement consiste à faire des chiffres un instrument de pilotage, un outil infaillible, car dominé par l’objectivité et signe irréfutable d’une vérité. À ce titre, vous montrez combien les chiffres s’imposent plus largement comme une indispensable donnée invitant à la prise de décision. Les chiffres forment un outil managérial d’ajustement, servant notamment d’argument de poids lors de la mise en œuvre de politiques d’austérité. En quoi le chiffre peut-il avoir un rôle puissamment délétère ? Car ce qui ne manque pas de frapper, c’est de voir combien vous assignez au chiffre une valeur puissamment négative : est-ce parce qu’il est totalement instrumentalisé par les violentes politiques néolibérales ?
J’espère que, par mes propos dans Chiffre, je n’assigne pas au chiffre qu’une valeur négative… Si c’est le cas, je profite de cet entretien pour essayer de corriger cette vision.
Il est vrai qu’une des ambitions principales de l’ouvrage était de faire descendre les chiffres et les démarches de quantification de leur piédestal. En tout cas, il s’agissait de prendre les « chiffres » comme objet et d’essayer d’en identifier quelques caractéristiques fondamentales, derrière les valeurs et propriétés qu’ils semblent véhiculer et qu’on a rappelées à l’occasion de la question précédente. De ce point de vue, je les dénude et je mets en cause leur évidence, leur naturalité, leur supposée vertu…
À cela s’ajoute le fait qu’une bonne part des travaux récents (disons depuis dix ou vingt ans) ont été consacrés à l’analyse des chiffres évaluatifs, du benchmarking, aux instruments du New Public Management, aux classements, notes et « étoiles »… Et que la plupart de ces travaux soulignent à quel point les effets peuvent être désastreux, à quel point le pilotage par les indicateurs a des conséquences néfastes sur les individus, sur leur travail et en fin de compte sur la qualité de ce qui est fait ou produit.
Néanmoins, les chiffres peuvent être de puissants et utiles outils de connaissance et de conduite des affaires publiques. Loin de moi l’idée de militer pour la disparition des chiffres ou d’affirmer que tous les chiffres ne sont qu’illusions. Songeons par exemple aux chiffres produits pour mieux connaître les populations (et par exemple prévoir les infrastructures nécessaires pour accueillir de jeunes enfants ou des personnes âgées). Songeons aux résultats obtenus par les sociologues et économistes sur les inégalités, les mécanismes de mobilité (ou d’immobilité) sociale. Songeons aux acquis de l’épidémiologie, de la médecine ou encore des sciences des matériaux. Et n’oublions pas les connaissances acquises en sciences physiques et chimiques, en sciences du climat et en sciences de l’environnement : il n’y aurait pas de connaissances solides sur le climat et son évolution sans mesures, capteurs, chiffres et calculs…
Les chiffres sont parfois indispensables et ils peuvent nous permettre d’accéder à des savoirs très précieux et très robustes. Mais ils ne le sont pas tous. Et mon ambition était de rappeler ce point et d’essayer de donner quelques outils analytiques pour mieux étudier et comprendre les chiffres, pour encourager à ne pas de laisser aveugler, pour retrouver une vigilance à leur égard.
Le troisième mouvement qui découle du deuxième consiste à poser la statistique comme la clef de voûte d’un rapport au réel qui ne serait désormais plus que chiffré. La statistique participe ainsi de ce que vous nommez l’impératif de chiffrage, à savoir l’injonction au rendement. Depuis le 19e siècle dont vous rappelez à juste titre qu’au-delà des conventions, il a été désigné comme le siècle statistique par excellence, lesdites statistiques instillent en chacun une idéologie tenace qui forme un socle relationnel, celui de l’évaluation permanente et du conditionnement à la concurrence. Comment, selon vous, les statistiques ont-elles progressivement imposé leur hégémonie culturelle à la société entière ?
Je crois qu’il faut ici faire très attention au vocabulaire. Si vous le permettez, je vais reformuler votre question en distinguant bien les statistiques (telles que le XIXe siècle les développe et les multiplie) et les chiffres évaluatifs (qui prennent surtout de l’ampleur à partir de la fin du XXe siècle). Les statistiques au sens initial du terme ou sens que leur donnent les institutions comme l’INSEE sont des quantifications de phénomènes collectifs, qui ont vocation à nous éclairer sur la situation sociale, économique ou démographique d’un pays, d’une région ou d’une vaste zone de population. Les grandeurs qu’elles mesurent ne sont pas nécessairement connotées positivement ou négativement (par exemple la pyramide des âges de la population française ou la part des 40-60 dans cette population n’est ni bien, ni mal). Elles sont produites régulièrement (chaque année, trimestre ou mois) mais n’ont pas vocation à être « instantanées ».
De leur côté, les chiffres évaluatifs concernent en général des petits groupes voire des individus eux-mêmes, ils sont conçus pour inciter ces groupes et ces individus à réagir à leur évaluation, et les différentes valeurs de l’indicateur ont clairement une signification positive ou négative (souvent associées à des récompenses ou des sanctions). Ils sont produits de manière la plus rapide possible, de manière à faire naître des réactions. Ces chiffres évaluateurs sont ceux produits lorsqu’on note un service hospitalier, un commissariat, un livreur, un hôtel, un lycée ou un restaurant… Techniquement ces indicateurs sont calculés à l’aide d’outils statistiques (moyenne, agrégation…), mais ils doivent être distingués des statistiques produites par les instituts nationaux ou internationaux de statistiques.
Ces deux grandes catégories de chiffre cohabitent dans nos environnements, et certains sont à l’intersection de ces deux approches du chiffrage. Mais les circonstances de leur introduction et les raisons d’être sont différentes. Comme vous le rappelez justement, les statistiques se sont fortement déployées dans les sociétés occidentales à partir du XIXe siècle : on y voyait alors des moyens de mieux connaître les faits sociaux et économiques. Le statisticien était une sorte d’ingénieur ou de savant social. On plaçait beaucoup d’espoir dans les connaissances savantes issues de la production de statistique et dans leurs applications au gouvernement et à l’administration. Les chiffres évaluatifs se sont surtout développés à partir du dernier tiers ou du dernier quart du XXe siècle. Ils résultent de l’essor du New Public Management, du Benchmarking… et plus généralement de toutes les politiques néolibérales. Le néolibéralisme est un grand producteur et un grand consommateur d’évaluations, de comparaisons, de stimulants chiffrés. Il organise un monde de « compétitions chiffrées ».
L’emprise du néolibéralisme dans les politiques et dans les esprits repose sur l’emprise de tous ces indicateurs chiffrés dans une gamme toujours plus grande d’activités, de décisions, de comportements, de choix… Je m’arrête là même s’il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur les usages de la quantification par le néolibéralisme.
Au-delà de ses usages idéologiques, votre réflexion rappelle combien les chiffres jouent un éminent rôle social, se placent même au cœur de tout lien social puisque vous affirmez que « Le chiffre est relationnel ». Pourriez-vous nous dire en quoi, selon vous, le chiffre est au cœur du dispositif social ? En quoi, pour reprendre vos propos, « les chiffres participent-ils à la dynamique de la société » ?
La production de chiffre est, elle-même, une activité sociale. Pas seulement parce que cela emploie des statisticiens, des techniciens, des informaticiens, des enquêteurs, des métreurs… mais aussi parce qu’il faut les former et les encadrer. Ce n’est toutefois pas le point le plus essentiel ici. Il y a une chose plus fondamentale : comme je l’ai déjà dit, les chiffres nécessitent des conventions. La constitution de ces conventions, c’est-à-dire de ces accords entre parties prenantes, constitue un vrai travail social : il faut s’entendre sur ce qu’on souhaite quantifier ; il faut en définir les termes ; il faut mettre au point une technique de production du chiffre puis la partager et la diffuser ; il faut établir des équivalents ou des outils de conversion entre unités et grandeurs ; il faut mettre en réseau les séries de données et les diffuser… Tout cela nécessite beaucoup de collaborations et d’interactions. Tout cela participe à la construction des liens, des collectifs, et donc des sociétés. On fond, on peut même dire que ce travail de constitution des conventions est au cœur de la fabrique des sociétés.
À cela s’ajoute, je me permets de le rappeler rapidement, que les chiffres sont aussi associés à des pouvoirs. Ils participent donc à la distribution des pouvoirs, à leur action, et parfois même à leur légitimation.
En somme, les chiffres sont relationnels, comme vous le rappelez : loin de se réduire à l’expression directe d’une propriété d’un fait isolé (comme le voudrait l’image naïve du scientifique travaillant seul dans son laboratoire et produisant des chiffres à l’abri de toute influence et de toute interaction sociale), ils s’inscrivent dans des réseaux de significations, de conventions, d’actions, d’interactions. Ils établissent, par leur usage mais aussi, plus fondamentalement, par leur essence les relations entre individus et groupes. Une fois de plus, on peut dire qu’ils fabriquent la société. En tout cas, il y participent.
Ils constituent de « puissants régulateurs des sociétés », en facilitant la coordination des actions, des décisions… L’illustration la plus simple, mais aussi la plus puissante est l’heure : sans mesure du temps, sans les chiffres qui expriment l’heure, la coordination des individus et des groupes serait très compliquée, voire impossible. L’histoire de l’heure est d’ailleurs liée à l’histoire des transports et des communications à des échelles de plus en plus grandes (coordination locale, régionale, nationale, mondiale). C’est en particulier pour faciliter la coordination des horaires des trains, pour permettre les communications sur le longue distance, que sont nées les heures légales à l’échelle des pays puis du monde. Le temps universel est un bel exemple d’un chiffrage permettant la concordance, l’ordonnancement voire la synchronisation des actions à l’échelle mondiale (marchés financiers, télécommunications, interconnexion des ordinateurs…).
Les chiffres participent à la régulation des sociétés et à la dynamique d’ensemble. Ils agissent comme des repères et comme des chefs d’orchestre. C’est vrai pour l’heure, comme je viens de le dire. Mais c’est également vrai, selon des formes et des degrés différents, pour les chiffres ou évaluations issues des agences de notation, pour les notes décernées par les clients d’un restaurant ou d’un hôtel, pour les normes métriques dans l’industrie… Songeons également aux chiffres de santé publique qui ont largement décidé de nos modes de vie durant les phases aigües de la crise sanitaire récente !
Si le chiffre affirme une évidente fonction sociale, vous ne manquez pas de souligner combien le chiffre exhibe un pouvoir et affirme une indéniable domination qui repose sur le procédé suivant que vous décrivez : « les chiffres participent à la dévalorisation des autres représentations et rapports au monde, plus qualitatifs, moins uniformisés, offrant moins de possibilités de comparaison systématique. » Mais, dites-vous, aussi bien, ce pouvoir conféré aux chiffres se donne comme un pouvoir auto-entretenu, qui ne cesse d’être reconduit par lui-même, et qui ne cesse ainsi de s’auto-justifier : pourriez-vous nous dire en quoi ?
Il me semble que plusieurs éléments apparus dans nos échanges précédents permettent de répondre à votre question, à condition de les rassembler et de les articuler. Nous avons déjà dit qu’à force de produire des chiffres et de réduire notre regard et notre intelligibilité du monde à des chiffres, on construit progressivement un monde perçu comme seulement quantitatif : on construit progressivement un monde quantifié. On lit le monde à travers les seuls outils quantitatifs qu’on a forgés pour cela. Et on adhère à l’idée voire au réflexe quasi-pavlovien qu’aucune décision ne peut être prise sans quantification, sans chiffres, sans indicateurs. Dès lors les seules choses qui comptent sont les choses qu’on compte ou qu’on mesure. Et on conçoit notre monde et nos sociétés comme une sorte de grande mécanique dont on peut contrôler le fonctionnement à l’aide de capteurs et de cadrans chiffrés – nous ne nous sommes pas loin de l’idée cybernétique.
A cela s’ajoute, comme nous l’avons déjà dit, que tout chiffrage repose sur l’élaboration de conventions qui façonnent elles-mêmes notre monde d’une certaine manière. Les chiffres fabriquent des catégories sur lesquels les sociétés se fabriquent. Et si les conventions servent surtout à rendre les choses chiffrables, on acceptue encore votre vision quantitative du monde.
Au total, plus on chiffre, plus on rend le monde chiffré, plus on n’accorde d’attention qu’aux chiffres, plus on ne voit que les chiffres dans le monde, plus on élabore des conventions permettant des chiffrages, plus les pouvoirs s’exercent à l’aide de chiffres, plus les chiffres unissent les individus et les organismes autour de conventions chiffrables… Comme vous le dites bien, il y a un mécanisme d’autoentretien.
Les autres regards sur le monde peuvent continuer à exister, mais ils tendent à être cantonnés à l’extérieur du monde du gouvernement, de l’administration, du pilotage, des prises de décision, de l’activité jugée rationnelle… et plus globalement des pouvoirs. C’est particulièrement vrai dans la conception néolibérale des sociétés.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les derniers mouvements de votre réflexion qui entendent proposer une voie de sortie à cette hégémonie du chiffrage. Pour mettre fin à ce monde quantitatif auto-entretenu, il s’agirait selon vous de sortir finalement de cette objectivité du chiffre, qui n’est en fait qu’un apolitisme savamment reconduit, afin de retrouver dans le chiffre une vertu politique : « (Dé)chiffrer pour retrouver la politique », affirmez-vous. En quoi les chiffres peuvent-ils redevenir selon vous des armes critiques afin de décrypter le monde qui nous entoure ? Comment faire advenir ce qu’il conviendrait de nommer des contre-chiffres ?
Face à tous ces chiffres, il y a deux attitudes possibles. La première est de réclamer leur disparition ou en tout cas l’atténuation de leur rôle. La deuxième attitude est de se dire qu’il faut renforcer notre esprit critique et notre vigilance, et que d’autres chiffres sont possibles.
Je ne crois à la possibilité de vraiment chasser les chiffres de nos environnements pour une raison simple : comme je l’ai souligné précédemment, ils constituent de très puissants outils d’articulation, de coordination, de connaissance, de régulation… Dans des sociétés où les interactions se font à des échelles très vastes et où les besoins d’ajustement sont colossaux (pour nos technologies, nos échanges, nos politiques, les constructions de nos choix collectifs à l’échelle nationale ou mondiale…), il parait difficile de se passer de ces outils communs et efficaces que sont les chiffres.
En revanche, si on prend pleinement conscience que les chiffres incarnent des choix et sont portés par des pouvoirs, on peut trouver une capacité critique. Je milite donc pour une meilleure transparence et construction collective des chiffres…. Il faut apprendre à ne pas se laisser dominer par eux, à ne pas se soumettre à l’argument d’autorité que les pouvoirs leur confèrent, à les décoder pour éventuellement les dénoncer. Il faut se doter, individuellement et collectivement, d’une meilleure vigilance à leur égard. Il faut apprendre à ouvrir la boite noire et exiger que celle-ci soit ouverte.
Par ailleurs, il ne faut pas hésiter à produire des chiffres alternatifs ou complémentaires lorsque ceux existants sont jugés insuffisants, ou trop orientés, ou trop dépendant de pouvoirs eux-mêmes juges et parties, ou trop confidentiels, ou trop liés à des opérateurs partie-prenante…
Ces idées ne sont pas nouvelles puisqu’il existe déjà des chiffres complémentaires ou alternatifs, élaborés par la CRIIRAD, par ACDC (Autres Chiffres du Chômage), par des associations de riverains sur la pollution de l’air dans leur vosinage, par des parents qui construisent des statistiques épidémiologiques citoyennes pour alerter sur la prévalence anormale de certaines pathologies, par des associations féministes sur les féminicides, par des économistes et sociologies pour critiquer le PIB, par les ONG qui chiffrent la pauvreté ou les inégalités…
Ce n’est pas nécessairement simple mais il me semble vertueux, pour la qualité du débat démocratique et pour la transparence des choix politiques, que ce type d’initiatives se multiplient et qu’elles soient prises au sérieux.
C’est d’autant plus important que les chiffres sont non seulement utilisés en tant de tels, mais qu’ils sont intégrés à des algorithmes, à des processus automatiques de décision, à des bases de données qui vont générer des « savoirs » ou des sources pour de futurs algorithmes décisionnels. On se retrouve là avec un défi équivalent à ceux que posent les machines d’intelligence artificielle : comment s’assurer que les données (et les algorithmes) soient les plus justes, les plus équitables, les moins biaisés ? Sans une meilleure prise sur les chiffres (et sur les algorithmes), on laisse le pouvoir nous échapper.
On ne pourra pas se passer de chiffre. Dès lors, (re)trouvons les moyens de les faire nôtres, en leur redonnant un sens politique plus explicite donc davantage discutable.
Olivier Martin, Chiffre, éditions Anamosa, « Le Mot est faible », janvier 2023, 96 p., 9 €
Saisissez votre adresse e-mail pour recevoir une notification à chaque nouvel article.
Commencez à taper votre recherche ci-dessous et appuyez sur Entrée pour chercher. Appuyez sur Esc pour annuler.
https://seo-consult.fr/page/communiquer-en-exprimant-ses-besoins-et-en-controlant-ses-emotions