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Dans un brûlot à la gloire du compositeur allemand Richard Wagner, l’auteur du Jardin des supplices raille la maladie du « patriotisme » qui s’est semble-t-il emparée de la France au sortir de la défaite de 1870-71.
Écrivain et journaliste connu – et craint – pour ses prises de position radicales (et bientôt anarchistes) dans les colonnes de la presse, Octave Mirbeau prend la plume au début de l’année 1886 en Une du Matin. Il a un nouvel ennemi : la France, revancharde, qui refuse de reconnaître le génie de Richard Wagner. Mais surtout, la passion de celle-ci pour « le patriotisme », plaie suppurante s’étendant à toutes les nations et qui mènera l’Europe tout droit vers la Première Guerre mondiale.
En quelque 10 000 signes hilarants, le redoutable éditorialiste démonte tout ce que cette « manie » est susceptible de provoquer : peur de l’autre, stupidité, racisme, et bien sûr : aveuglement devant le talent pourtant manifeste d’artistes étrangers.
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Le patriotisme est une des plus étranges manies de cette fin de siècle, pourtant si féconde en manies de toute sorte.
C’est lui qui nous vaut le génie de M. Édouard Détaille [peintre et illustrateur, NDLR], la popularité stupéfiante de M. Anatole de la Forge [journaliste devenu homme politique], la redingote verte de [l’homme politique] M. Déroulède, – laquelle est en train de remplacer, dans les légendes, la redingote grise de Napoléon ler, – et cette opinion généralement adoptée, qu’un simple particulier ne peut aimer sa patrie, s’il n’est déguisé en gymnaste ou bien en orphéoniste. Il nous vaut aussi M. Lucien Nicot, journaliste français qui, depuis longues années, s’est exclusivement consacré à la tache vengeresse d’écraser un [journaliste allemand] nommé Kramer de Cologne, un certain Beckman, de Berlin [lui aussi correspondant en France, soupçonné d’espionnage], deux reptiles de forte taille à ce qu’il paraît.
Si j’en crois l’impartiale histoire, Michel qui n’était point manchot et qui passait pour un des archanges les plus terribles et les plus patriotes de son temps, eut toutes les peines du monde à n’écraser qu’un seul reptile, et encore y employa-t-il toute sa vie. A cet écrasement unique, il gagna une célébrité européenne et le dramatique honneur de figurer, sur les toits des communautés religieuses, en girouette ouvragée, au bout d’une tringle. Quelles girouettes glorieuses, grinçant aigrement au vent du suroit, la postérité réserve-t-elle à l’image future de M. Lucien Nicot, quand celui-ci aura terminé son œuvre ?
Chose singulière ! Pendant que la science s’acharne à guérir, chez les chiens, des maladies jugées jusqu’ici incurables, telles que la rage, par exemple, le patriotisme, avec un redoublement d’intensité, inocule aux fils des hommes, une quantité effroyable de virus très bizarres, dont le moindre inconvénient est de détraquer les intelligences et de les ramener aux obscurs entêtements, de la brute primitive. Un des effets de cette inoculation, est d’abolir chez les sujets, atteints de patriotisme aigu, toute notion de géographie, et la plus rudimentaire connaissance des questions ethnographiques. Le patriotisme biffe les peuples, supprime l’histoire des races, et ne reconnaît pas les pays où ne flotte point le pavillon tricolore. Il nie les Cafres, les Polynésiens, les Chinois, les Monégasques et les Turcomans. Il n’admet pas qu’il y ait en Angleterre des Anglais, en Italie des Italiens, en Espagne des Espagnols, en Russe des Russes, en Allemagne des Allemands, et qui le disent. Tous Français et tous Polonais aussi, car, pour les patriotes, la Pologne n’existe seulement que depuis qu’elle n’existe plus, et, elle est devenue française le jour où elle a appartenu aux Russes.
Je me souviens d’avoir connu un très aimable Espagnol, M. Guell y Rente, qu’on rencontrait plus souvent dans l’allée des Acacias, que dans les allées du Retire. Il était sénateur de Cuba. Tous les ans, à une date fixe, il avait coutume de prononcer un grand discours dans lequel il demandait que les nègres fussent blancs, ne pouvant souffrir une telle inégalité de couleur, une telle dissemblance de peau, parmi les hommes.
« Seule, la France, où Wagner a, cependant, un parti d’admirateurs qui va, chaque jour grossissant, n’ose pas faire retentir ce nom chez elle. Quelques fervents l’ont introduit dans les concerts, timidement, en se cachant, par menus morceaux qui furent emportés par la tempête des clameurs et des sifflets. Et c’est tout. »
C’est ce qui se passe journellement avec les patriotes. Ils ne peuvent concevoir qu’il existe d’autres nationalités, en dehors de la nationalité française. Noirs, mulâtres, jaunes, cuivrés, tous Français, et ils exigent des Allemands, des Russes, des Danois, des Lapons, d’avoir toutes les idées françaises, toutes les coutumes françaises, toutes les affections et les enthousiasmes français. Pas un seul peuple, qu’il erre à travers les ardeurs de la steppe, ou qu’il sommeille, couvert d’huile de poisson, dans les huttes de glace, ne doit posséder un génie propre, des mœurs différentes, établies impérieusement par les besoins du climat, les exigences des productions ; il doit se façonner au génie français et ne tenir pour bonnes et valables que les mœurs françaises.
Jamais un patriote ne comprendra qu’un Russe, qu’un Allemand puisse aimer son pays, le servir, le défendre, l’honorer ; il est plein de mépris pour lui. En revanche, il adopte aussitôt le premier Russe, le premier Allemand qui insulte sa patrie, l’abandonne et la ruine. Il trouve belle, en Allemagne, une action qui lui soulève le cœur de dégoût, en France. Enfin, il en veut à Léon Tolstoï de haïr Napoléon, l’envahisseur de son pays ; il en veut à Richard Wagner d’avoir pris parti, Prussien, pour la Prusse contre la France.
Wagner est assurément la plus haute, la plus sublime expression de l’Art, au dix-neuvième siècle. Contesté d’abord, honni, hué, comme sont tous les grands artistes, tous les grands novateurs qui viennent secouer la routine du monde et lui apporter des formules nouvelles, il est aujourd’hui partout acclamé. Ses œuvres magnifiques qui semblent avoir reculé les limites de la puissance humaine, on les représente, en tous pays. Seule, la France, où Wagner a, cependant, un parti d’admirateurs qui va, chaque jour grossissant, n’ose pas faire retentir ce nom chez elle. Quelques fervents l’ont introduit dans les concerts, timidement, en se cachant, par menus morceaux qui furent emportés par la tempête des clameurs et des sifflets. Et c’est tout. De ce prodigieux génie, nous ne savons rien, sinon l’enthousiasme qu’il soulève partout où il pénètre, et sinon qu’il a outragé la France.
Bien qu’il eut cruellement souffert en France et de la France ; qu’il ait connu toutes les angoisses, toutes les humiliations, toutes les déceptions, en fin de compte toutes les insultes, Wagner n’avait pas le droit de descendre à d’aussi vulgaires représailles, à d’aussi plates calomnies, indignes d’un esprit comme le sien. Il n’est pas le seul à qui de pareilles fortunes aient été infligées. Wagner, étranger et cherchant la gloire chez nous, ne pouvait espérer être mieux traité que des enfants de la France qui furent, peut-être, plus méconnus, plus malheureux, plus insultés que lui, et qui ont souffert en silence. Et puis, quelque ressentiment qu’on garde contre un ennemi qui vous a fait du mal, quelque haine qui bouillonne dans un cœur aigri par l’injustice, ce n’est pas quand l’ennemi est à terre [lors de la déroute de l’armée française pendant la Guerre de 1870], qu’il râle, enchaîné, la poitrine ouverte et sanglante, qu’on lui jette la boue à la face et que, lâchement, on le frappe. Cet épisode de la vie de Wagner n’est point beau ; il est même inexplicable. C’est à croire qu’il fut, un moment, sous l’empire d’une folie, car il savait qu’il n’atteindrait pas la France et qu’il risquait de se salir soi-même. Hélas ! les blessures les plus douloureuses se cicatrisent, les souvenirs les plus amers s’adoucissent, et la haine légitime ; s’il lui reste quelque grandeur, a ce privilège de désarmer devant un génie tellement superbe qu’il n’appartient plus à un pays seulement, mais à l’Humanité tout entière.
M. Carvalho pensa donc que le moment était venu peut-être de faire connaître Wagner à la France qui l’ignore, et qui est assez généreuse pour pardonner au divin artiste les écarts du patriote goujat. Et il annonça qu’il représenterait [l’opéra de Wagner] Lohengrin.
Depuis ce jour, M. Carvalho ne sait plus où donner de la tête, devant la levée en masse des patriotes. On le menace de toutes sortes de mésaventures, les représentations empêchées, le pillage du théâtre, une révolution enfin. Il est probable que M. Carvalho, qui doit se souvenir du tapage occasionné par l’affaire Van Zandt [petit scandale d’alors, impliquant une chanteuse d’opéra prétendument ivre sur scène], n’osera pas braver une telle coalition du patriotisme en délire. Et parce qu’il plaît à une poignée de braillards, dont l’idéal est de faire de la gymnastique sur le dos d’innocents spectateurs, nous continuerons, nous qui sommes le peuple le plus artiste de la terre, à ignorer Wagner, et à nous en consoler aux soporifiques flûteries de M. Massenet. Voilà un beau résultat.
Le patriotisme, tel que je le comprends, est la première et la plus haute vertu d’un peuple. Il ne s’affuble pas de costumes ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point par des manifestations grotesques et des excitations inopportunes la sécurité des passants et l’honneur même d’un pays. Car enfin c’est là où nous en sommes arrivés aujourd’hui, c’est qu’au jour des fêtes nationales, des deuils publics, des évènements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le patriotisme ne fasse une de ces frasques stupides qui peuvent amener d’irréparables malheurs. Ce patriotisme-là est une constante menace.
Le patriotisme tel que je l’aime, travaille dans le recueillement. Il s’acharne à découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature, à l’exprimer, à la glorifier dans ses œuvres. Il tâche d’être, grâce à son génie, la source de progrès où les peuples viennent s’abreuver, et s’il ne ressemble pas aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, démolisseurs de statues qui ne peuvent comprendre que l’Art rompt les cercles étroits des patries, et qu’il déborde sur toute l’humanité pour la rendre meilleure et plus belle, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se faire « casser la gueule » sur un champ de bataille, comme les autres, et mieux que les autres.
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