Christian Salmon — Édité par —
Temps de lecture: 5 min
Le monde dans lequel nous vivons est peuplé de boîtes noires. Nos smartphones sont des boîtes noires. Nous les utilisons sans en connaître le fonctionnement. Il nous suffit de taper des chiffres sur un clavier pour entendre une voix familière, voir apparaître un taxi à notre porte ou effectuer un achat en ligne.
Mais à la différence des boîtes noires des avions, nos smartphones ne se contentent pas d’enregistrer l’historique des données de navigation, ils sont capables de tracer notre route, de modifier notre itinéraire en fonction des perturbations de la circulation, mais aussi de contrôler nos données biométriques, de nous rappeler nos tâches quotidiennes, de nous suggérer l’achat de tel livre ou le choix de telle série télévisée.
Leur sollicitude ne connaît pas de limite. Ils nous assistent en toute occasion et nous relient aux autres individus dotés de semblables appareils. Ils préviennent nos moindres désirs et anticipent nos comportements. Ils n’ignorent rien de nos souhaits et sont capables de composer nos playlists, comme d’orienter le choix d’un partenaire sexuel. Ils remplacent la subtile alchimie de l’innamoramento [amour naissant, en français] par un simple «match» sans prise de tête et sans trop se déplacer.
Les applications qui permettent de remplir toutes ces fonctions constituent autant de boîtes noires qui s’emboîtent comme des poupées russes. Un smartphone est une architecture complexe de fonctionnalités intégrées, un labyrinthe algorithmique.
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Nous ignorons tout de ces algorithmes qui nous observent et nous guident, mais eux n’ignorent rien de nous. Ils nous connaissent mieux que nos proches et nous informent en permanence sur nous-mêmes. Ils connaissent nos goûts et routines de consommation, devenus reconnaissables par les traces que nous laissons sur notre passage numérique.
Eric Schmidt, ancien PDG de Google, ne se gênait pas pour le dire: «Nous savons en gros qui vous êtes, en gros ce qui vous intéresse, en gros qui sont vos amis, c’est-à-dire qu’on connaît votre “banc de poissons”. La technologie va être tellement bonne qu’il sera très difficile pour les gens de voir ou de consommer quelque chose qui n’a pas été quelque part ajusté pour eux.»
Les algorithmes modélisent nos pulsions, nos rêves, nos projets. lls écrivent le scénario de notre rapport au monde. Ce sont les architectes et les scénographes de notre petit théâtre intérieur.
Le smartphone n’est pas seulement une merveille technologique, un véhicule doté d’une multitude de fonctions intégrés. Avec ses semblables, il constitue le milieu dans lequel nous sommes immergés, l’habitat numérique que nous construisons en surfant sur le web. Ce n’est pas seulement un objet que nous tenons entre nos mains, c’est la forme mobile de notre présence au monde. Beaucoup plus qu’un animal domestique, c’est une sorte d’ange gardien, le médiateur de l’attention numérique –comme l’ange gardien est le médiateur de l’attention divine.
Selon la Kabbale, l’être humain reçoit trois anges gardiens à sa naissance. Le premier correspond au corps physique et guide le monde des actions. C’est une sorte de coach. Le deuxième oriente nos émotions, nos sentiments. C’est un psychanalyste avant l’heure. Le troisième correspond à l’intellect et touche le monde des pensées. C’est un professeur. Ces trois fonctions sont désormais encapsulées dans nos smartphones. Ce sont des applications. Nous téléchargeons nos anges gardiens.
Comme dans le film de Wim Wenders Les Ailes du désir, les anges gardiens sont descendus sur terre, ils ont trouvé refuge au creux de nos mains, dans nos smartphones.
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Depuis une dizaine d’années, l’artiste grecque Danae Stratou a conçu une installation itinérante qui met en scène cette chute des anges dans les boîtes noires. L’œuvre se présente comme un immense échiquier composé de cent boîtes noires en métal posées au sol en damier. Chaque boîte noire renferme un mot que l’artiste a sélectionné parmi les centaines qu’elle a reçus dans les villes où elle a exposé son installation.
Le projet a été inauguré à Athènes, en Grèce, en 2012. Il a voyagé à Krems, en Autriche, en 2016, à Paris en 2017 et à Londres l’année suivante. Chaque fois que l’installation fait étape dans une nouvelle ville, l’artiste lance une consultation en ligne en proposant aux participants de répondre à la question: «De quoi avez-vous le plus peur, ou que tenez-vous à préserver plus que tout?»
Les mots cités le plus souvent n’étaient pas «travail», «allocation» ou «épargne» comme dans les sondages… Les Autrichiens exprimaient leur attachement aux valeurs traditionnelles. D’autres, leur angoisse face à la crise climatique. Ce que les Athéniens redoutaient de perdre était leur «dignité». Le projet dessine une sorte d’encyclopédie collaborative des peurs contemporaines.
Danae Stratou choisit une centaine de mots qu’elle dépose dans cent boîtes noires en aluminium, alignées au sol à égale distance les unes des autres, de manière à former une grille rectangulaire. Chaque boîte contient un écran sur lequel s’affichent les mots sélectionnés et un compte à rebours qui dramatise l’écoulement des secondes comme dans une bombe à retardement. En entrant dans l’espace d’exposition, le spectateur est confronté à un mélange de sons –des bips, des battements cardiaques, des explosions.
Lorsque le compte à rebours est écoulé, chaque boîte émet le son d’une explosion, de manière à intensifier la sensation de tension, de crise et d’alarme… «Nous ne devrions pas ouvrir ces boîtes noires lorsque le crash a déjà eu lieu, mais en amont, afin de pouvoir en discuter et corriger le cours des événements sociaux et politiques avant que la catastrophe n’arrive», dit l’artiste.
«Nous vivons entourés de boîtes noires», écrivait aussi son conjoint Yánis Varoufákis en 2012 dans le catalogue de cette exposition (traduit en partie ici pour Mediapart) alors qu’il n’était pas encore le ministre de l’Économie du gouvernement Syriza d’Aléxis Tsípras: «Les entreprises, les marchés, les États, les banques, les institutions supranationales sont des super boîtes noires. Des réseaux interconnectés de pouvoirs qui fonctionnent dans l’opacité mais qui contrôlent nos vies. Personne ne comprend comment elles fonctionnent, pas même les personnes à leur tête.»
Il ajoutait: «La différence entre ces boîtes noires (organismes de créance, entreprises, banques, gouvernement) et le téléphone tient en un seul mot : pouvoir. Le pouvoir d’écrire l’ordre du jour, de déterminer la conversation, d’implanter des désirs dans nos âmes, de canaliser le flux d’informations pour nous attirer dans le réseau.»
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Qualifiant ces «réseaux de pouvoir» de «conspirations sans conspirateurs», Varoufakis décrit les pouvoirs en place comme un «tas de super boîtes noires» dont personne ne comprend le fonctionnement, pas même les individus qui les dirigent. «L’ouverture de ces super-boîtes noires est devenue une condition préalable indispensable à la survie des populations et de la planète. Car ces boîtes noires depuis 2008 ne fonctionnent plus. Nous n’avons plus d’excuses. Il est temps d’ouvrir ces boîtes noires.»
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