Mykhaïlo Fedorov, vice-Premier ministre de l'Ukraine, joue un rôle décisif dans la résistance du pays à l'invasion russe.
ANTON FILONENKO / DANIYAR SARSENOV
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Il a fait sensation sur Twitter en exhortant, une par une, des multinationales à cesser de commercer avec la Russie. A 31 ans, Mykhaïlo Fedorov, ministre de la Transformation numérique et vice-Premier ministre, est le plus jeune membre du gouvernement ukrainien. Mais cet utilisateur compulsif des réseaux sociaux ne se contente pas de faire parler de lui : il joue un rôle décisif dans cette guerre. Excellent connaisseur du monde des nouvelles technologies, il a mobilisé en un temps record une armée de geeks volontaires, l’IT Army, pour défendre le pays contre les cyberattaques et la désinformation. Il se bat aussi pour protéger un secteur plus que jamais essentiel à la survie de l’économie, digitaliser les documents administratifs des citoyens et multiplier les contacts avec la communauté tech internationale afin d’assurer à l’Ukraine de nouveaux soutiens. Entretien avec un surdoué.
L’Express : pendant l’épidémie de Covid-19, vous avez entrepris de réunir tous les services de l’Etat dans une application mobile, Diia. Cet outil a-t-il aidé la population depuis le début de la guerre ?
Mykhaïlo Fedorov : Notre principal chantier est de numériser 100 % des services publics au sein de Diia. Chaque interaction avec l’Etat doit pouvoir se faire en quelques clics. Même en pleine guerre, nous continuons de bâtir cet Etat numérique. Nous avons vu à quel point c’est utile aux Ukrainiens, militaires ou civils. A l’heure actuelle, l’application Diia est utilisée par plus de 17,5 millions de citoyens. Depuis le déclenchement de la guerre, nous l’avons adaptée à cette réalité et nous lançons constamment de nouveaux services. Par exemple, la possibilité de faire des dons à l’armée en quelques clics, d’obtenir des documents numériques pour les personnes qui ont dû fuir leur maison sans leurs papiers, ou de bénéficier d’aides financières publiques via une application. Le chatbot [NDLR : un logiciel qui dialogue avec l’utilisateur] eVorog permet par ailleurs aux Ukrainiens de signaler à notre armée la localisation de troupes ennemies.
De quelle manière les Ukrainiens travaillant dans le secteur de la tech se sont-ils mobilisés pour aider leurs concitoyens et leur armée ?
La tech joue un rôle très important dans ce conflit. Des entreprises ont donné des dizaines de millions de dollars, des spécialistes tech ont troqué leur ordinateur pour des armes et sont allés au front, d’autres protègent l’Etat ukrainien depuis les rangs de l’IT Army. Cette IT Army rassemble des Ukrainiens et des professionnels de la tech internationaux pour combattre les attaques russes sur le front cyber. Environ 250 000 personnes l’ont rejointe de manière volontaire. Ils se voient proposer des tâches quotidiennes sur des groupes Telegram [NDLR : une application de messagerie]. Tout le monde peut y participer, à son niveau, d’une manière ou d’une autre.
La tech est par ailleurs un des rares secteurs qui, en pleine guerre, continue de fonctionner, et fournit des entrées d’argent régulières à l’économie ukrainienne. Cette filière est parvenue à s’adapter rapidement à la nouvelle réalité militaire, grâce à des plans de crise qui avaient été préparés en amont. Plus de 80 % du secteur a réussi à garder entre 90 et 100 % de ses contrats.
Vous avez appelé les entreprises tech du monde entier à aider l’Ukraine. Cela a-t-il porté ses fruits ?
Dès le premier jour de la guerre, nous avons compris qu’il fallait adopter une stratégie radicalement différente pour contrer l’agression militaire russe. Les guerres modernes requièrent des solutions modernes. C’est aussi la guerre du passé contre le futur. Le passé est plein d’équipements militaires, de tanks encombrants et de mensonges éhontés. Le futur, lui, est centré sur les technologies. C’est de là qu’est venue mon idée de blocus numérique. Nous nous sommes d’abord concentrés sur les géants de la tech mondiaux. Comme nous avions déjà des contacts avec Apple, Google et Meta, les choses se sont faites très vite. Nous avons depuis contacté des centaines d’entreprises dans le monde. Nos messages sur Twitter ne sont que la pointe émergée de l’iceberg. En parallèle, mon équipe passe son temps à échanger par mail, SMS, Zoom avec des entreprises et à organiser des réunions avec elles. Le monde est désormais noir ou blanc. Si une entreprise choisit de coopérer avec la Fédération de Russie, elle choisit le côté obscur. Elle soutient automatiquement le carnage, la mort d’enfants et la destruction causée par les missiles. La plupart des entreprises ont rejoint notre démarche en imposant des sanctions, en quittant le marché russe et en cessant de mettre à jour leurs équipements sur place. En Russie, vous ne pouvez désormais plus acheter de MacBook, vous abonner à Netflix, utiliser une carte Visa/Mastercard ni aller en Europe par un vol direct. La Russie s’isole. Les plus sensés fuient le pays car ils savent qu’il n’y a pas d’avenir heureux là-bas.
Les Starlink d’Elon Musk, ces fournisseurs d’accès à Internet par satellite, vous ont-ils aidés ?
Dès le début de la guerre, nous avons compris qu’il nous fallait un mode de communication alternatif, en parallèle des réseaux existants. C’est pour cela que nous avons contacté Elon Musk sur Twitter. Depuis, nous avons reçu environ 13 000 terminaux et nous recensons 150 000 utilisateurs actifs quotidiens. 5000 Starlink ont été fournis par USAID [NDLR : l’agence des Etats-Unis pour le développement international], 5000 autres par l’Union européenne, le reste vient d’entreprises privées et de dons. Starlink est devenue une infrastructure critique utilisée dans les zones frontalières, les hôpitaux et les territoires qui furent occupés, où les réseaux ont été endommagés par les Russes. Il nous en faut davantage pour couvrir tous les besoins de notre population. Nous sommes en train de négocier l’envoi d’un nouveau lot.
A quel type de cyberattaques avez-vous dû faire face dans ce conflit ?
L’an dernier, l’Ukraine était le deuxième pays du monde ayant subi des cyberattaques dirigées contre lui. Nous vivons sous les agressions numériques russes depuis huit ans déjà et nous nous sommes adaptés. Ces dernières années, nous avons construit un système de cybersécurité solide pour défendre les frontières numériques de l’Ukraine. Le 15 février, juste avant le déclenchement de l’invasion terrestre, l’Ukraine a été ciblée par la plus grosse attaque DDoD [NDLR : visant à paralyser un site] russe jamais observée sur notre sol. Je tiens cependant à souligner qu’avant la guerre, l’Ukraine se contentait de se défendre et de renforcer ses défenses cyber, mais n’avait jamais répondu aux attaques.
Lorsque la guerre a démarré, les cyberattaques sont devenues encore plus intenses. Les principales cibles visées par les forces russes sont les systèmes d’information de l’Etat, notamment ceux abritant des renseignements sensibles. Mais nous résistons bien et la Russie n’a guère remporté de victoire. Sur les centaines d’attaques, pas une n’a entraîné de vrais dommages sur l’économie ou sur des infrastructures stratégiques du pays.
Les réseaux sociaux sont-ils aussi un terrain de bataille important à vos yeux ?
Depuis le 24 février, le monde regarde la guerre en temps réel. La vérité est tout simplement impossible à cacher. Les réseaux sociaux sont une forme d’arme pour nous. Ils nous aident à propager des informations sur ce qu’il passe sur notre sol.
Quelle est votre vision sur le futur de l’Ukraine ?
Nous voyons l’Ukraine comme une puissance technologique. Nous avons déjà prouvé que les infrastructures numériques étaient l’option la plus stable et efficace pendant la guerre : les missiles et les tanks russes n’ont pas pu les détruire. La numérisation sera un élément central de la reconstruction et du développement du pays. Pas de documents papiers, pas d’argent liquide, un secteur tech représentant 40 % du PIB… : voilà à quoi ressemblera l’Ukraine du futur.
Cet article est issu de notre numéro spécial “Nous, les Ukrainiens”, en kiosque le 24 août, en partenariat avec BFMTV.
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