reportage Marre de payer pour le train, le tram ou le bus ? Au Luxembourg, tous ces transports sont gratuits. Une mesure écologique et populaire, mais pas miraculeuse
De notre envoyé spécial au Luxembourg,
Anne cherche, court dans la gare, fouine encore, commence à paniquer puis glisse à l’oreille d’un contrôleur. « Excusez-moi monsieur, mais où est-ce qu’on achète les tickets pour le tramway ? ». Sourire mi-bienveillant mi-sarcastique de l’homme, habitué à la question : « On ne les achète pas. Mais vous pouvez toujours donner 2 euros au conducteur, il sera heureux. » Depuis mars 2020, le Luxembourg est le premier pays au monde où l’ensemble des transports en commun sont gratuits : le train – excepté la première classe –, le bus et le tramway que souhaite prendre Anne. « Vous êtes sûr ? », demande-t-elle, craignant une mauvaise blague. Car tout cela semble un poil incongru par rapport à sa France natale, empêtrée dans des débats sur le prix des trains, la hausse du pass Navigo, l’inflation des tickets de bus et l’instauration des zones à faibles émissions (ZFE).
La gare de Luxembourg ressemble à toutes les autres : les couples s’y retrouvent ou s’y séparent, les travailleurs en costume cravate posent pied à terre avec des cernes de quatre jours, les toilettes sont payantes – pourquoi pas, après tout ? – et les passagers cherchent désespérément leur quai. Mais ici, on saute dans les trains comme on rentre dans un moulin, sans billet ni paiement.
Le bilan de la mesure est difficile à estimer, la faute à ce satané coronavirus. Quelques jours après la mise en place de cette gratuité, le Lux’ plongeait dans le confinement. Et même près de trois ans plus tard, le télétravail rend les comparaisons non pertinentes : 25 millions de trajets de train étaient réalisés en 2019 dans le grand-duché, contre 16,6 millions en 2021 sans qu’on puisse en tirer la moindre conclusion, indique Merlin Gillard, doctorant et coauteur d’un rapport sur l’impact de la gratuité des transports. « Même une fois déconfinés, on avait peur des transports en commun bondés de monde. Le Covid-19 a un peu plombé la mesure », explique Laura, 31 ans, qui a du mal à lâcher sa voiture.
A marcher dans les rues gelées, force est de constater que si la gratuité séduit, elle ne fait pas de miracle non plus : les routes de la capitale sont encore embouteillées. Laura parlerait de son Opel Grandland X avec la même émotion que nous à propos de l’égalisation de Mbappé face à l’Argentine, et qu’importe si l’essence est payante. Pour nous convaincre que ça en vaut le coup, la Française d’origine nous propose la meilleure des démonstrations : nous faisons le trajet de la gare jusque chez elle en voiture, et le retour en transports. « Embouteillage ou pas, j’en ai pour 15 minutes avec mon Opel, en partant quand je veux du boulot. Je n’ai pas à attendre le bus, ma voiture n’est jamais en grève ou en retard, et quand je vais au sport, je peux facilement transporter mes affaires. La voiture, c’est la liberté et l’efficacité. »
Sympa jusqu’au bout, elle nous met même le chauffage pour nos petites mains congelées. Goshia, sa coloc polonaise, s’excuse presque de l’usage encore si fréquent de l’auto : « On peut paraître enfants gâtés, mais au Luxembourg, on a plutôt tous et toutes un bon salaire, on peut se permettre de le dilapider un peu dans l’essence, il en reste assez pour bien vivre. »
Sur le retour, on ne peut que leur donner raison : un bus, gratuit ou pas, reste un foutu bus avec tous ses défauts. L’enfant qui pleure, la petite vieille à qui il faut céder la place assise, les gens qui parlent trop fort. De manière moins misanthropique, un itinéraire loin d’être optimal. Et surtout, un passage seulement toutes les demi-heures, ce qui garantit et l’attente et le bus bondé. Interrogé par 20 Minutes, le ministre de la Mobilité, François Bausch, le reconnaît : « Jouer uniquement sur les prix ne sera jamais suffisant, il faut aussi et avant tout une bonne qualité d’offre, de service et de transport. » Le ministre ne vise rien d’autre « qu’avoir les meilleurs transports publics d’Europe ».
Pour cela, le pays s’est lancé dans de grands travaux. Le Luxembourg, qui dépense chaque année 500 euros par habitant pour son réseau ferroviaire – record d’Europe – a vu son réseau de bus s’étendre de 30 % depuis 2019, et sa ligne de tramways largement prolongée au sein de la capitale et passant enfin par la gare centrale. Pour Marine, sur place depuis cinq ans, cette dernière extension est « beaucoup plus convaincante que la gratuité. Je prends le tram par praticité, et non par soucis d’économie ».
François Bausch se réfère, lui, aux nouvelles lignes de bus express, aux temps de trajet réduit, aux arrêts mieux réfléchis – gare, correspondance avec le tram… – et à la vitesse plus importante. Ces lignes sont 20 à 25 % plus fréquentées que les anciennes. La gratuité n’est donc pas la finalité, mais la cerise sur le gâteau de grands investissements. « Le prix des billets ne couvrait que 8 % des coûts, on s’est dit qu’il valait mieux les abolir directement au vu du bénéfice en matière de promotion des transports en commun et de sensibilisation de la population », indique le ministre. Ces 8 % pesaient « 40 millions d’euros en 2019, un montant négligeable sur le budget national », poursuit Merlin Gillard.
Même Laura délaisse de temps en temps sa voiture chérie au moment d’entrer dans la capitale : « C’est galère de stationner, et il y a beaucoup d’embouteillages. Le bon plan, c’est de se garer un peu en dehors du centre, puis de prendre le tram ou un bus » Merlin Gillard abonde : « Ce qui a un impact sur les déplacements en voiture, c’est sa facilité d’utilisation à elle, pas la facilité d’utilisation des transports en commun, même gratuits. Il faut bien sûr des transports publics efficaces et fiables, mais si on veut réduire le nombre de déplacements en voiture, il faut rendre son utilisation plus difficile. »
Jordan, 29 ans, dont trois au Luxembourg, ne possède pas l’aisance financière des deux colocataires et voit bien l’intérêt de la gratuité alors qu’il fait -2 °C en cette glaciale après-midi de décembre. « Si je devais payer pour me déplacer, j’aurais probablement un peu renoncé au chauffage. Plus encore que l’écologie ou le désengorgement des villes, c’est une mesure sociale », explique cet habitant de Diekirch, qui fait chaque jour cinquante minutes de train pour travailler dans la capitale.
Même constat chez Merlin Gillard : « D’après l’Institut national des statistiques, ce sont les moins aisés qui bénéficieraient de la gratuité, même si seulement 40 % de tous les ménages du pays avaient des dépenses de transports publics en 2017. La gratuité est une mesure redistributive d’un point de vue social. » En voyant des pays comme l’Allemagne ou l’Espagne casser le prix de leurs billets de train dans cette période d’inflation, François Bausch ne peut s’empêcher de penser qu’ils ont « eu raison d’établir la gratuité, notamment pour aider dans la lutte pour le pouvoir d’achat ». Beaucoup de résidents évoquent « une fierté nationale », mais attention, le modèle n’est pas nécessairement reproductible ailleurs, même si on raisonne le Luxembourg comme une grande agglomération. Loin des 8 % du pays, la billetterie représentait 45 % du budget des transports à Bruxelles en 2021, et 49 % en Ile-de-France en 2015, nuance Merlin Gillard.
Par de tels temps économiques, la gratuité peut aussi être source de tensions. Les deux principaux syndicats du pays dénoncent ainsi la future suppression de certaines lignes de bus desservant des zones industrielles aux heures de changement de postes. Selon la confédération luxembourgeoise des syndicats chrétiens, au moins 1.000 travailleurs feraient les frais de ce choix. Le ministère se justifie en notant que « l’occupation maximale d’une ligne à destination d’un site était de 15 à 16 personnes en moyenne, réparties sur l’ensemble des courses réalisées sur une journée. Pour la plupart de ces lignes, cette moyenne était nettement en dessous de 10 personnes. L’occupation est donc extrêmement faible ». Le ministère estime également que « le rôle de l’État ne consiste pas dans la mise en place d’un service de transport consacré aux besoins d’une entreprise privée. »
Pas de quoi convaincre Pierre, un des employés concernés. Il a la tête des mauvais jours et la langue bien pendue au moment de s’exprimer sur le sujet : « C’est bien gentil de rendre les transports gratuits, mais si c’est pour mettre 50 lignes de bus de plus dans la capitale et délaisser les zones rurales, je préfère payer mon ticket. Avec la gratuité, on cherche d’autant plus des transports rentables et pleins. Mais des petites lignes pour trois personnes comme nous, c’était bien aussi. »
Luxembourg (City) est de loin celle qui profite le plus de la mesure. Au marché de Noël, où le vin chaud fait naître les sourires, Laura a depuis longtemps cessé de compter les verres. Et elle est bien contente d’avoir laissé sa fidèle Opel au garage pour l’occasion. « On peut bien boire et rentrer chez soi sans payer et sans risque, elle n’est pas belle la vie ? » Au Luxembourg, la gratuité des transports publics a ses bénéfices et ses limites, mais aussi ses petites joies simples.
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