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3 min
par Sylvie Tanette
Publié le 21 septembre 2022 à 17h31
Mis à jour le 21 septembre 2022 à 17h34
Maria Stepanova © Ekko von Schwichow
On a rencontré l’autrice du livre événement de la rentrée au rayon littérature étrangère, “En mémoire de la mémoire”. Un livre hors norme, construit à partir d’archives familiales. Pour elle, se remémorer ceux et celles qui ont péri est un devoir moral.
Depuis le printemps dernier, Maria Stepanova vit à Berlin. Une résidence d’écriture d’une durée d’un an lui avait été octroyée avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Mais le printemps prochain, où ira-t-elle ? Son visage se ferme : “Je ne sais pas. La situation est tellement mouvante. Si c’est possible, je repartirai à Moscou, parce que ma maison est là-bas.”
L’autrice est en France pour la sortie de son livre, un étonnant assemblage de souvenirs, documents, réflexions et lectures, échafaudé à partir d’un corpus d’archives familiales. Un texte novateur, qui donne l’impression d’être face à une arborescence de textes. “La forme qui me vient à l’esprit est celle d’une installation au sens artistique du terme, précise Stepanova. J’ai tenté de créer un espace pour y mettre ce qui reste des gens dont je voulais parler. Et j’ai tenté de les faire exister en les replaçant dans un contexte, de telle sorte qu’ils ne se sentent pas trop seuls.” Elle dit avoir pensé à ce livre durant 30 ans, avant d’en trouver la forme : “Le matériau que j’avais était essentiellement constitué de vide, et tous ceux qui auraient pu me parler étaient morts. D’ailleurs peut-être qu’eux-mêmes ne savaient pas tout. J’ai compris que ce ne pouvait être qu’un livre constitué de lambeaux.”
Maria Stepanova, née en 1972 en URSS, fait défiler tout le XXe siècle derrière les personnages clef de sa famille, depuis ses arrière-grands-parents. Nous sont ainsi restitués la fin des Tsars, la révolution bolchevique, ainsi que la période soviétique à travers des lettres, des fragments de vie, ou encore l’évocation d’œuvres littéraires ou cinématographiques.
Les personnages, grand·es bourgeois·es ou prolétaires, connaissent une multitude de destins différents. “Je suis obligée de constater que, malgré toutes les horreurs de la période soviétique, si ces événements n’avaient pas eu lieu et s’ils n’avaient pas mêlé les différentes couches sociales, je ne serais pas là. Nous sommes le produit des catastrophes du XXe siècle, ce qui nous donne une obligation morale. On doit se remémorer ceux qui ont péri avant nous.” Elle se dit d’ailleurs émue par le sort que nos sociétés occidentales modernes réservent aux mort·es : “Quand quelqu’un est mort, soit il est complètement oublié, soit on se l’approprie. Les morts sont parfois exploités, je me dis souvent que je devrais écrire une déclaration des droits des morts.”
Publié en 2018 en Russie, En mémoire de la mémoire a été salué par la critique tant sur place qu’à l’étranger – il a reçu l’International Booker Prize. Stepanova, écrivaine, poétesse et essayiste reconnue, dirigeait alors une revue culturelle en ligne, qui a cessé de paraître ce printemps. “La censure est telle qu’on ne peut pas aujourd’hui travailler pour un magazine de ce genre. Si je retournais à Moscou, je ne serais pas menacée physiquement, mais j’aurais beaucoup de mal à être publiée, ce serait peut-être même impossible. Le sens profond du règne de Poutine est culturel. Il veut faire revenir en arrière le balancier de l’Histoire et abandonner la modernité qui nous caractérise tous aujourd’hui. Quand je lis les journaux, j’ai parfois l’impression de lire la Pravda des années 1930. Il y a une sorte d’archaïsation de la pensée.” En mars dernier, Stepanova a d’ailleurs publié un texte très critique dans le Financial Times à propos de la guerre contre l’Ukraine. Aujourd’hui, elle dit qu’elle n’en changerait pas un mot. “Je n’entrevois pas, à l’heure actuelle, de scénario positif. Je pense que cette guerre va durer des mois, qu’on va avoir le chaos au centre de l’Europe et cela peut tout à fait satisfaire Poutine.”
Il arrive que le livre de Stepanova fasse renaître sous nos yeux une époque qu’on avait presque oubliée : lorsque l’écrivaine reconstitue la jeunesse de son arrière-grand-mère qui, au tout début du siècle, vient étudier à Paris. Une époque où les gens circulaient librement d’Est en Ouest, à laquelle on sent l’autrice très attachée : “Ce livre ne parle pas de l’histoire de la Russie, mais de celle de l’Europe, qui forme une unité culturelle avec la Russie. Il y a cent ans, c’était l’espace d’un grand dialogue possible et, dans le continent européen, la Russie n’était pas cette sorte d’îlot exotique qu’elle est devenue par la suite. Malgré les événements des six derniers mois, j’espère qu’on en reviendra à ce grand dialogue, parce que ça me paraît absolument essentiel pour tout le monde.”
En mémoire de la mémoire, de Maria Stepanova, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard (Stock). 592 pages, 26 €
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