Quel est votre parcours ?
A peine passé mon bac, je rencontre Raymond Loewy – un français connu comme le père du design industriel américain, qui a dessiné entre autres choses le logo avec la coquille de Shell, les combinaisons des astronautes de la NASA, le design de la capsule spatiale qui est allée sur la Lune ! Je lui montre mes dessins de voiture, car mon rêve était de devenir designer automobile, et il m’écrit une lettre de recommandation pour l’Art Center College of Design, à Pasadena en Californie.
Mais je n’obtiens pas de bourse et mes parents préfèrent une option moins coûteuse et plus sérieuse : je rentre à Sciences Po à Paris, confirmant au passage que c’est une excellente école qui mène à tout !
Quelques années plus tard, des amis qui ont créé une grande agence de publicité, secteur en pleine ascension à l’époque, en pleine ascension, me proposent de rentrer dans la pub, mais je leur réponds que ce qui m’attirerait par-dessus tout, ce serait une activité dans le design ! Deux ans plus tard, ils reviennent vers moi : ils connaissent une petite agence de design, multidisciplinaire (corporate design, print design, design produit et retail design) qui cherche quelqu’un pour les aider à se développer.
L’agence grandit vite, et nous passons de 10 à 120 personnes en 5 ans, la seule agence pratiquant tous les métiers du design sous un même toit : Identité visuelle de marques dans tous les secteurs : l’industrie (Total, Citroën, …) les services (Air France, la deuxième génération du TGV Atlantique avec Roger Tallon qui fait partie des designers mythiques de cette époque), l’univers du luxe avec Louis Vuitton, Dior, Céline, etc. Le groupe rachète également l’agence de Terence Conran, designer également mythique (Conrad Design) en Angleterre.
C’est la meilleure école du monde, et en même temps la plus dure : entourés des meilleurs il faut être au niveau, supporter les egos, et gérer des projets “énormes”, complets et complexes qui font appel à tous les métiers. Ce sont des projets terriblement visibles, où vous n’avez vraiment pas droit à l’erreur !
Dans les années 90, l’agence devenue trop lourde pour l’époque, se sépare en plusieurs entités et disparaîtra quelques années plus tard.
Je me suis alors mis à mon compte, pour faire ce même métier, le design – au sens large- au service des marques. Piaton & Associés est né ainsi.
Comment travaillez-vous ?
La porte d’entrée pour aborder un projet c’est une vraie bonne connaissance de l’image de la marque. Donc écouter le brief, comprendre ce qui motive les dirigeants, ce qu’ils attendent, le regard qu’ils portent sur leur marque, sur leur concurrence, etc. Nous avons également notre propre avis, surtout lorsque l’entreprise est connue. Mais au vu des enjeux pour l’entreprise il est nécessaire d’ajouter à ces deux regards (celui du client et le nôtre) celui de ses publics privilégiés.
Nous demandons aux dirigeants de nous donner les noms d’une série de personnes qui les connaissent bien, qui connaissent bien l’entreprise et son secteur d’activité, que ce soit en interne, que ce soit des partenaires,des clients voire même quelques fois des concurrents. Et c’est en prenant le temps d’écouter ces avis croisés sur une même entreprise, qui viennent compléter ce que nous avons entendu et compris spontanément, que nous obtenons une connaissance « objective » de l’image de la marque.
Cette étude nous permet de faire une sorte de bilan de ce que la marque exprime aujourd’hui et de définir précisément l’objectif recherché.
J’ai appris aussi que la première cible d’un changement d’image, plus encore que les clients, ce sont les équipes en interne dans la société ! Il y a un Avant et un Après. Si nous avons bien travaillé, si l’interne est fier de sa « nouvelle » marque, fier de porter ses couleurs, cela rejaillit sur tout, incroyablement positivement.
Comment êtes-vous arrivé dans l’industrie nautique ?
Par hasard ! avec CNB. Un ami a commandé à ce chantier un voilier en aluminium de 86 pieds dessiné par P. Briand. Peu séduit par les dessins du designer intérieur proposé, et connaissant mon activité, il m’a demandé si je pouvais lui dessiner l’intérieur de son bateau.
J’ai découvert avec beaucoup de curiosité et de plaisir cet univers très nouveau et dessiné des plans un peu inhabituels. Un peu plus tard, lorsque CNB a lancé sa série de voiliers “semi-customs” toujours avec Philippe Briand, ils me proposent de travailler sur le design intérieur. C’est le début d’une nouvelle passion !
Fidèle à ma méthode, je lui demande de d’écouter cet échantillon de personnes évoqué plus haut, et c’est indiscutablement les résultats de cette étude qui ont guidé le projet créatif et le design de ce premier modèle, qui sera un vrai succès, et sera suivi plus tard du 66’ …
Depuis quand fait-on appel au métier de designer intérieur dans le nautisme ?
Depuis peu mais je n’ai pas de certitude.
L’arrivée des designers est sûrement née de la concurrence avec la recherche d’un besoin de différenciation. Les premiers objectifs des chantiers étaient la capacité de fabrication, la solidité, la fonctionnalité, le coût.
Avant d’être joli, ça devait être surtout efficace. Aujourd’hui, les deux paramètres sont importants et attendus par les clients.
Quand vous travaillez sur un bateau, quelle est la partition entre le style du chantier et votre propre signature ?
Notre dessin est vraiment dicté par la marque. Mais nous avons je crois une sorte de signature, la simplicité des lignes, la netteté des traits, des proportions harmonieuses, une recherche d’élégance, mot banal mais très important à mes yeux.
Vous avez aussi des marques qui font appel à des talents dont le travail est reconnaissable, comme Philippe Starck, qui a travaillé sur des séries spéciales de First pour Bénéteau…
Oui c’était sûrement une très belle opération de marketing, basée sur sa notoriété et son style. Et je pense que d’une certaine manière, c’est cette même logique que suivent les marques en faisant appel aux grands noms de l’architecture navale, VPLP, Lombard ou Briand en France… à la recherche d’une signature reconnue, d’une assurance de qualité.
Nous cherchons à être “la main” de la marque, nous cherchons comme je le disais plus haut, “à faire du CNB” ou “du Sun Odyssey…”
Quand la marque avec qui nous travaillons se reconnait dans le bateau et nous dit « ça c’est nous », et que les équipes sont fières du produit fini, là, ça veut dire qu’on a bien travaillé. Et les BE sont contents voire heureux de travailler sur des bateaux qui marchent commercialement. Et lorsque la mayonnaise prend, c’est souvent l’amorce d’une collaboration dans la durée, que nous recherchons bien sûr.
A quoi sert le design intérieur d’un bateau, finalement ?
Travailler sur le plan est un exercice vraiment intéressant, amusant même ! c’est un peu comme un Rubix cube, il faut trouver la bonne combinaison, harmonieuse, facile et naturelle pour imbriquer dans un espace toujours contraint, l’ensemble des besoins, lits, rangements, électroménagers, salles de bains…quelle que soit la taille du bateau d’ailleurs.
Un intérieur bien fait est calme, on y circule bien, il est ergonomique, fonctionnel, on s’y sent bien. Et vous imaginez comment est un aménagement mal fait….
Le design intérieur est un des moyens pour les chantiers de se démarquer les uns des autres.
Quand on dessine les aménagements, on pense au visiteur, peut-être futur propriétaire, et à cette première impression qu’il va avoir, souvent décisive, dès qu’il rentre dans le bateau.
C’est un exercice très enrichissant pendant les salons nautiques d’observer et d’écouter les visiteurs qui montent à bord des bateaux qui m’intéressent. Ils parlent peu, ils regardent, et plus ou moins consciemment, tout et rien à la fois, et leur cerveau analyse et leur dit si ce bateau est pour eux ou pas. Le rejet est souvent très rapide, moins de 4 ou 5 minutes. Il est parfois partagé par le couple, parfois par un seul, mais cela suffit : en moins de 5 minutes, ils savent que ce ne sera pas ce modèle ou cette marque qu’ils achèteront. Et notre travail consiste à faire que ces 5 minutes se prolongent au point de chercher un vendeur sur le stand…et de passer la commande !
Je crois que pour toute une série de modèles et jusqu’à une certaine taille, un bateau peut être aujourd’hui vraiment choisi pour ses aménagements intérieurs, ou recalé pour ça.
Quelle relation entretenez-vous avec les architectes navals ?
C’est une partie à trois joueurs. Pour CNB, nous avions travaillé avec Philippe Briand, pour le premier CNB 86, puis le 76 et le 66, et encore maintenant sur la future gamme en cours. Nous avons un vrai plaisir à travailler avec son équipe, qui commence par faire le dessin de la coque correspondant au programme fixé par le chantier, avec les plans d’aménagement correspondants au programme : X cabines, Y salles de bains, et.., et nous recevons ses plans.
A part les cloisons structurelles et les dimensions hors-tout, nous avons la liberté de rechercher des alternatives. Si nos idées sont bonnes, elles sont validées.
Lorsque la marque CNB a été cédée à Solaris, une des conditions était, paraît-il, que le tandem formé avec Briand perdure !
Il faut apprendre à se connaître, et il y a parfois des enjeux de territoire, mais nous avons globalement des relations très agréables et constructives avec eux.
Il arrive aussi que le chantier fait l’interface, sans que nous nous rencontrions physiquement plus de deux ou trois fois, et qu’il assure les arbitrages, quand il y a des divergences de propositions, pour ensuite expliquer les modifications aux uns et aux autres.
Les archis ont toujours la main au démarrage du projet pour montrer que le bateau dessiné respecte le cahier des charges initial. Par exemple, un 42 pieds avec 3 cabines, 2 salles d’eau, etc. Et souvent, ils aimeraient souvent faire aussi l’intérieur !
J’ai rencontré l’année dernière un grand nom de ce métier de constructeur de bateau, un Italien, charmant et très malin qui conteste complètement cette approche : il considère que pour faire un bateau réussi, il faut partir du plan d’aménagement avec les cotes idéales souhaitées par espace, et envoyer ce plan aux architectes pour qu’ils dessinent « l’enveloppe » la plus harmonieuse et efficace à partir de ce cahier des charges !
Je souscris évidemment volontiers à cette approche, assez rare !
C’est bien sûr le chantier qui décide de faire appel à un designer d’intérieur, et qui définit les territoires de chacun, même s’il arrive que nous nous bataillions un peu sur des zones intermédiaires comme le cockpit qui est naturellement le prolongement de l’intérieur,
Je crois sincèrement que le succès commercial d’un bateau de série est souvent aussi lié à ses aménagements qu’à sa carène et à son plan de pont
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
J’aime depuis toujours les jolis objets bien dessinées, petits ou gros, montre, scooter, voiture et même les trains et les avions, sans parler d’une chaise ou d’une fourchette ! Et je passe mon temps à regarder autour de moi, même une tablette au dos d’un siège dans TGV, je la repère. Tout me nourrit, je suis attentif aux objets « bien faits ».
Ça a l’air idiot, mais il y a des trucs qui sont mieux faits que d’autres, dans tous les domaines. La fonctionnalité et la simplicité parfaite sont toujours de bonnes sources d’inspiration !
Quelles sont les tendances que vous observez dans le design intérieur, dans le nautisme ?
La recherche de clarté et de volume. Les bateaux sont de plus en plus clairs : Taille des hublots, panneaux de pont, essences de bois du mobilier, partout où c’est possible, on fait entrer la lumière. C’est une tendance générale, sauf peut-être pour quelques marques du nord de l’Europe, des régions où l’on passe plus de temps à l’intérieur, où l’on cherche de la chaleur, du cosy, avant de chercher la lumière.
L’augmentation du volume des coques de voiliers est également spectaculaire. Ce qui permet notamment de créer des volumes plus généreux, avec des lits qui ne sont plus pointus mais rectangulaires, comme à la maison, auxquels on accède parfois même des deux côtés ! Impensable il y a vingt ans.
Votre plus belle réalisation ?
Je crois qu’aujourd’hui c’est le CNB 76, qui a été perçu comme vraiment différent ou innovant avec, par exemple la position du lit centré dans la cabine propriétaire à l’avant du bateau, solution que l’on retrouve maintenant sur beaucoup de tr marques dans cette catégorie de 60 à 80’. Trente deux exemplaires vendus en 6 ans, ce modèle a bien marché, et il est resté séduisant, grâce à sa ligne très reconnaissable autant que grâce à son intérieur.
Je pense aussi à la gamme Sun Odyssey, avec les 490, 440, 410… pour lesquels nous avons créé un vocabulaire de formes de mobilier qui est à la fois “Sun Odyssey”, fonctionnel et harmonieux.
Le bateau que vous auriez voulu dessiner ?
Je voudrais dessiner de BEAUX bateaux à moteur. Globalement je suis frappé par l’évolution de la très grande majorité d’entre eux – je parle des bateaux de 15 à 30-35m – vers une esthétique agressive, qui cherche à exprimer la puissance, un vocabulaire de style presque guerrier, grossier, un peu comme ce que l’on observe dans l’automobile avec des voitures qui sont de plus en plus hautes, larges, lourdes – à l’envers de toute logique dans le monde actuel, tout en n’étant absolument pas plus logeables (je parle des voitures !)
Regardez, dans les années 70, l’élégance des lignes des yachts italiens de 20-25 mètres, Benetti, Baglietto, qui étaient magnifiques et élégants, sans être agressifs.
Aujourd’hui, je rêve, pour répondre à votre question, d’avoir l’opportunité de dessiner, non pas la carène mais les œuvres mortes et leur design pour faire un beau bateau, élégant, séduisant et vraiment dans l’air du temps sur le plan plus général de son empreinte carbone…
Un bateau qui ne dépareille pas, et n’abîme pas les magnifiques criques et paysages où il va aller mouiller !
Le chiffre de la fin ?
7, c’est mon chiffre fétiche, et ce cera la taille de l’équipe mise en place, au fil de l’eau, dans notre cabinet, au début de l’année prochaine.
https://piatonassocies.com
Quelques réalisations
2009 : aménagement d’un one-off de 86 pieds
2012 : design des CNB76 et CNB66 semi-custom en collaboration avec Philippe Briand
2015 : design intérieur de la gamme Sun Odyssey (5 modèles)
2020 : design complet du premier trimaran électrique Orphie 29
2021 : design pour Solaris de la nouvelle gamme CNB : 88’, 78’, 68’ et 60’
2021 : optimisation du design intérieur du nouveau RM1380
2022 : design intérieur du Bali 38 Catsmart
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