Florilège de réflexions de quelques penseurs et penseuses d’aujourd’hui, dont les responsables de gauche feraient bien de s’inspirer.
L’exercice est périlleux. Il est même frustrant. Pour nous journalistes. Pour vous lecteur·trices. Les idées ne sont pas mortes. Elles sont là. Le monde des idées est foisonnant. Mais le débat public ne s’en saisit pas. Nos représentant·es élu·es non plus. Pourtant, pour faire de la politique, il faut rêver. Penser l’utopie. La gauche a un programme, mais quel est son projet ? Où veut-elle nous conduire ? Florilège de réflexions de quelques penseurs et penseuses d’aujourd’hui, dont les responsables de gauche feraient bien de s’inspirer. Vous les retrouverez dans nos pages tout au long de l’année pour de grands entretiens.
Les congés payés, les 35 heures, la retraite à 60 ans. En France comme ailleurs, la gauche s’est construite sur des grandes avancées pour les salariés. Pourtant, depuis quelques années, certaines personnalités politiques de gauche semblent s’éloigner inexorablement d’un monde du travail qui ne cesse de se déliter. Pour en connaître les enjeux principaux, elle pourrait s’inspirer du très instructif rapport écrit, entre autres, par Christine ERHEL. Il décrit les conditions de travail des travailleurs et travailleuses dits « de la seconde ligne » qui font des métiers essentiels mais trop souvent invisibilisés. Ce sont 4,6 millions de salariés du secteur privé qui gagnent 30 % de moins que la moyenne, sont deux fois plus souvent en contrat court et ont deux fois plus de risques d’avoir un accident.
En parlant d’accidents du travail, la France figure parmi les pires pays européens sur le sujet, avec plus de deux morts par jour. Cette réalité, qui n’infuse guère dans les discours politiques, est formidablement décrite par la sociologue du travail Véronique DAUBAS-LETOURNEUX. Enfin, face à la méthodique destruction des droits des chômeurs depuis plusieurs années, il est nécessaire de s’inspirer des travaux de Claire VIVÈS et de Mathieu GRÉGOIRE, qui démontent brillamment le mythe du « chômeur profiteur ».
Aussi, le monde du travail évolue, avec une tendance forte à l’ubérisation des salariés. Sur ce sujet, les recherches de Sarah ABDELNOUR sur les auto-entrepreneurs – qu’elle appelle les nouveaux prolétaires – permettent d’éclairer ce phénomène. Dans une société où l’entreprenariat est de plus en plus valorisé – c’est la fameuse « Start-up nation » – Anthony GALLUZO détricote le mythe souvent venu d’Outre-Atlantique de l’entrepreneur qui se serait construit à partir de rien – le fameux self made man. Pour lui, cette valorisation de ce mythe nous enferme dans un individualisme méritocratique sans saisir la notion systémique de l’économie capitalistique. Enfin, dans ces évolutions constantes du monde du travail, Raphaël PIRC met en avant le développement du « stress au travail » comme une pénibilité du travail qui explose au XXIème siècle. Plus qu’un mal individuel, l’auteur développe la thèse que ce stress serait une construction sociale.
« La gauche doit renouer avec le monde populaire, voire il lui faut reconquérir les classes populaires. » La gauche parle de « populaire » : des pratiques, des quartiers ou encore de la classe populaire. Elle s’en revendique. La Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) l’affiche en toutes lettres alors qu’elle semble ne capter qu’une partie de l’électorat populaire quand il ne se réfugie pas dans l’abstention ou le vote Le Pen. Sait-elle au moins répondre à cette question ? Qu’est-ce que le populaire ? Pour l’y aider, elle peut s’appuyer sur l’écrivain Nicolas MATHIEU ou Yaëlle AMSELLEM-MAINGUY, qui décrivent le réel et le monde populaire comme personne ne l’a fait depuis longtemps. Et il faut lire, absolument, les travaux du philosophe Michaël FŒSSEL, qui invite la gauche à renouer avec la fête, le plaisir et la jouissance. Parce que la gauche ne peut faire l’impasse sur le monde populaire.
L’écologie est devenue à la mode, mais des voix nous invitent à rompre avec l’environnementalisme dépolitisé en ayant une approche intersectionnelle et anticapitaliste de la crise écologique. L’historien François JARRIGE porte un regard technocritique sur la notion de progrès au prisme de l’épuisement des ressources naturelles et des pollutions industrielles. Quant au sociologue Razmig KEUCHEYAN, il démontre l’urgence de se défaire des « besoins artificiels » construits par et pour la société capitaliste, ainsi que la réalité des inégalités environnementales. Pour comprendre les enjeux d’écologie décoloniale, il faut lire Malcom FERDINAND et Erwan MOLINIÉ, qui expliquent la nécessité de décoloniser les manières dont on se rapporte au monde par les exemples du chlordécone ou des pesticides à La Réunion.
L’écoféminisme, qui incite à repenser le système actuel pour lutter contre l’exploitation des femmes par les hommes et celle de la nature par les humains, revient en force grâce notamment aux philosophes Émilie HACHE et Jeanne BURGART GOUTAL. La politiste Fatima OUASSAK agrège tous ces angles de pensée pour défendre une écologie véritablement populaire et antiraciste, « une écologie pirate », qui serait libératrice pour les classes populaires.
L’émancipation est également au cœur de l’excellent livre de Geneviève PRUVOST, Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance. La sociologue du travail y détaille ses analyses de dix années de terrain auprès de celles et ceux qui ont quitté la société capitaliste afin de se tourner vers des modes de vie alternatifs (ZAD, néoruraux…) et ainsi mener une « lutte feutrée » pour une société plus égalitaire, écologique et écoféministe, en harmonie avec le vivant.
Dans le sillage de Philippe Descola, quelques penseurs et penseuses continuent d’interroger le rapport entre culture et nature en Occident : Baptiste MORIZOT, à la fois philosophe et pisteur de loup raconte comment repenser les interactions entre les vivants, y compris les humains, Virginie MARIS va au-delà de l’appel à la cohabitation en défendant la préservation de « la part sauvage du monde », Alessandro PIGNOCCHI, chercheur en sciences cognitives-anthropologue-bédéiste qui livre sa vision du monde dans des romans graphiques à l’humour absurde très caustique. Ou encore l’écrivain Camille DE TOLEDO, pleinement engagé pour donner une personnalité juridique au fleuve Loire. Une riche galaxie de nouvelles voix pour penser autrement l’écologie et tenter de changer les imaginaires.
Depuis les années 1980, on ne compte plus les offensives néolibérales visant à étendre la logique de concurrence à tous les domaines de la société. S’il y a donc une idée qui devrait guider la gauche aujourd’hui, c’est bien celle de « commun(s) », à tenir éloignés des intérêts spéculatifs : eau, air, environnement, santé et soins, services publics, etc. L’un philosophe, l’autre sociologue, Pierre DARDOT et Christian LAVAL ont publié Commun, sujet si fondamental qu’ils ont choisi pour sous-titre Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014). Et défendre la santé, ou simplement la vie, signifie aussi rompre avec la logique de croissance infinie pour privilégier l’État-providence, comme le montrent bien les travaux de l’économiste Éloi LAURENT.
Enfin, toujours pour préserver la vie, la notion de sécurité doit elle aussi être repensée avec pour seul critère l’intérêt général. La politologue Vanessa CODACCIONI dénonce le lien entre « société de vigilance » et individualisme néolibéral, où chacun est invité à s’équiper, à se défendre et à dénoncer, déresponsabilisant ainsi l’État, censé assurer un service public de la sûreté.
Dans une société où les extrêmes droites sont toujours plus fortes, le racisme s’offre une place de choix dans le débat public. Décomplexé. La lutte antiraciste doit être menée contre les idées racistes exprimées, mais également contre le racisme inscrit au cœur du système. Afroféministe, Fania NOËL dénonce le « blantriarcat », intersection capitaliste d’une société raciste et misogyne, dans laquelle les femmes racisées sont les premières opprimées. Militante décoloniale, elle aborde ces problématiques d’un point de vue matérialiste, au même titre que la politologue Françoise VERGÈS, qui documente les sociétés postcoloniales, et milite pour un féminisme décolonial.
Le racisme dans la société française est aussi décrypté et dénoncé par la militante et journaliste Rokhaya DIALLO dans ses diverses productions – documentaires, ouvrages ou encore le podcast « Kiffe ta race ». Enfin, la sociologue Illana WEIZMAN dénonce ce qu’elle décrit comme « l’angle mort de l’antiracisme » : l’antisémitisme, présent dans tout le spectre politique, et qui trouve sa source dans un « produit idéologiquement européen », l’hégémonie blanche, aussi appelée suprématie blanche.
L’ère post-MeToo devait être celle de la fin de la culture du viol qui gangrène la société, mais nous en sommes encore en réalité bien loin. L’essayiste et militante Valérie REY-ROBERT décortique le patriarcat sous toutes ses formes, du troussage à la télé-réalité, et révèle l’ensemble systémique qui régit relations et dynamiques sociales, de la blague misogyne au féminicide. Cet ensemble systémique s’illustre notamment dans la médecine, et ce qu’elle fait au corps des femmes, que la sociologue Aurore KOECHLIN étudie au travers du prisme de la gynécologie traditionnelle, et des alternatives féministes, loin des violences.
Un rapport au corps que la philosophe Camille FROIDEVEAUX-METTERIE explore, de la division genrée du travail au rapport à l’intime et à la sexualité, hétérosexuelle ou non. Et comment parler féminisme et genre sans parler de sexualités ? Les sociologues Sam BOURCIER et Karine ESPINEIRA s’intéressent aux corps LGBT et à leur place dans cette société patriarcale, au travers des queer et des transstudies. La blogueuse et militante Daisy LETOURNEUR s’attaque à la construction de la masculinité, sa construction, de l’individu à la classe sociale. De nouveau autour de l’hétérosexualité, la philosophe Manon GARCIA travaille sur les mécanismes de la domination et de la soumission, ainsi que sur la notion de consentement. Enfin, évidemment, la philosophe Elsa DORLIN explore les relations entre genre, classe et race, et notre rapport à la violence, au coeur de ces dynamiques intersectionnelles.
Les transformations du monde sont à l’œuvre. Penser la prééminence de l’Occident a-t-il encore un sens alors même que les équilibres mondiaux sont bouleversés et qu’il faut désormais compter sur de nouvelles puissances émergentes qui s’imposent face aux États-Unis et à l’Europe ? Pour Monique CHEMILIER-GENDREAU, professeure émérite de droit public et de science politique, il y a urgence à repenser une nouvelle organisation mondiale pour garantir la paix et la liberté des peuples. Contre une ouverture des frontières de l’Otan, elle en appelle à une extension du principe de neutralité au cœur de l’Europe en établissant un « arc de neutralité ». Elle plaide pour une réinvention des instances internationales devenues, selon elle, obsolètes, à commencer par l’ONU.
Au nombre des désordres mondiaux, les guerres, le changement climatique et la famine. Les déplacements de population vont se poursuivre, sans pour autant s’intensifier. Comme l’explique François HÉRAN, professeur au Collège de France, notre rapport aux migrations est en décalage complet avec la réalité. Il n’y a pas de « submersion ». Il s’agirait alors de créer les conditions d’un accueil digne – accès à l’emploi, au logement, à la culture – parce qu’il n’y a pas de crise migratoire, il n’y a qu’une crise de l’accueil.
La Ve République est à bout de souffle et la démocratie vacille. Pour la philosophe Sandra LAUGIER, l’affaissement de nos institutions et la remise en cause de nos principes démocratiques accélèrent les mouvements de désobéissance civile – au nom, précisément, de l’exigence démocratique. Pour elle, la démocratie ne peut se restreindre au seul régime politique et elle parle même d’une menace de « disjonction entre République et démocratie ». « La force de la démocratie, c’est qu’elle n’impose d’autre valeur que celle de l’égalité, et l’expression du plus grand nombre », assure-t-elle. D’où l’expression légitime des mobilisations MeToo, Black Lives Matter ou encore celle des gilets jaunes.
Pour Charlotte GIRARD, maîtresse de conférences en droit public, il y a urgence à renforcer le Parlement. Cela passe par une réinvention de nos institutions, à commencer par notre Constitution. Il n’y a pas non plus de démocratie sans système médiatique pluraliste. L’économiste Julia Cagé travaille sur les modèles de financement des médias et invite notamment à sortir des logiques de marché, à commencer par celle de la concurrence. Elle plaide pour remettre les citoyens au cœur de la gouvernance et de l’actionnariat des médias.
Alain Badiou, Etienne Balibar, Jean Bauberot, Patrick Boucheron, Virginie Despentes, Didier Eribon, Annie Ernaux, Didier Fassin, Bernard Friot, Roland Gori, Robert Guédiguian, Bernard Lahire, Frédéric Lordon, Philippe Meirieu, Edgar Morin, Michelle Perrot, Thomas Piketty, Monique Pinçon-Charlot, Jacques Rancière, Isabelle Stengers, Danièle Tartakoswky…
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