Poursuite de l'inflation, hausse des taux, menace de récession… L'environnement reste fragile sur les marchés financiers. Après une année noire tant du côté des taux que des actions, le rebond est loin d'être acquis.
Par Nessim Aït-Kacimi, Guillaume Benoit, Bastien Bouchaud, Étienne Goetz, Caroline Mignon, Sophie Rolland
L'invasion de l'Ukraine par la Russie a constitué un choc géopolitique et énergétique dont on peine encore à mesurer toutes les conséquences. La guerre va-t-elle s'enliser en 2023 ? Se dirige-t-on vers une paix négociée ? Une escalade nucléaire ? Une seule chose est sûre, l'évolution du conflit sera déterminante pour les prix de l'énergie, des céréales et des métaux, et plus généralement pour l'économie mondiale. Les sujets d'inquiétudes ne manquent pas sur le front géopolitique. Les investisseurs surveilleront également les tensions entre la Chine et les Etats-Unis, au sujet de Taïwan , ainsi que les différends territoriaux comme ceux qui opposent la Turquie et Chypre, ou l'Azerbaïdjan et l'Arménie.
Le gaz en Europe, par exemple, est revenu à son niveau d'avant-guerre, environ 70 euros le MWh, mais il reste trois à quatre fois plus cher que pendant les deux décennies qui ont précédé la pandémie. Les prix du gaz resteront élevés en 2023, car les livraisons de gaz russe ont peu de chance de revenir à la normale. Une nouvelle explosion des cours à 300 euros dans le cas d'une dégradation de la situation en Ukraine et d'un hiver rigoureux n'est pas à exclure.
Côté pétrole, la balle est dans le camp de l'Opep. Alors que le marché devrait se tendre encore davantage sous l'effet des sanctions occidentales contre la Russie , les membres de l'organisation semblent peu enclins à rouvrir les vannes du brut. L'embargo européen sur les produits pétroliers russes, qui entrera en vigueur en février prochain, fait craindre une pénurie de diesel en Europe.
Mais selon une enquête de Reuters auprès de 30 économistes et analystes, la dégradation du contexte économique mondial et la résurgence de l'épidémie de Covid en Chine contrecarrerait l'effet d'une baisse de l'offre. D'après cette enquête, le baril de Brent – en moyenne à 99 dollars en 2022 – s'établirait à 89,37 dollars en moyenne cette année. La question est toutefois loin d'être tranchée. Un certain nombre d'analystes envisagent sérieusement qu'il dépasse les 100 dollars en fin d'année.
La détermination des banques centrales à mettre fin à l'ère de l'argent facile a secoué les marchés l'année dernière et devrait continuer à peser en 2023. L'inflation, d'abord vue comme temporaire, s'est envolée et installée, dépassant quasiment partout les 10 %. Pour combler leur retard, les instituts monétaires ont procédé à leurs plus violentes hausses de taux depuis les années 1980 pour la Réserve fédérale, et depuis sa création pour la Banque centrale européenne. Ce durcissement à marche forcée a fait plonger le marché obligataire mondial, qui a réalisé sa pire performance en 20 ans .
Le plus probable est que la hausse des prix ralentisse cette année. D'abord parce que les effets des resserrements monétaires devraient commencer à se faire sentir. Mais aussi parce que les prix de l'énergie pourraient cesser de progresser. Toutefois, la menace d'un rebond inflationniste est loin d'être écartée. Les demandes de hausses de salaires pour compenser la perte de pouvoir d'achat devraient se poursuivre. Et surtout la réouverture de l'économie chinoise après l'abandon du « zéro Covid » pourrait stimuler la demande mondiale et donc l'inflation.
Les banques centrales devraient alors frapper beaucoup plus fort, que ne l'anticipaient les marchés jusqu'à maintenant. Cette menace, alimentée par des déclarations très volontaristes de membres de la BCE a déjà fait bondir les taux souverains en fin d'année dernière. Une forte hausse du loyer de l'argent pénaliserait non seulement le marché obligataire mais aussi les sociétés de la « tech », qui ont déjà connu une année particulièrement éprouvante.
La seconde économie mondiale va-t-elle enfin sortir de l'ornière ? La politique « zéro Covid » de ces derniers mois a accentué les tensions sur les chaînes d'approvisionnement au niveau mondial, contribuant aux pressions inflationnistes. Alors que la Chine s'engage enfin dans une réouverture à marche forcée , les investisseurs espèrent un regain de croissance dans le pays. Sorti renforcé du dernier congrès du parti communiste chinois, Xi Jinping aurait désormais tout intérêt à se concentrer sur l'économie du pays, confrontée à de sérieuses difficultés . Les gérants spécialisés sur les marchés chinois en sont convaincus, alors qu'ils doutent de sa volonté d'attaquer Taïwan, au moins à court terme.
Une sortie par le haut de l'économie chinoise permettrait de soutenir le reste du monde, du secteur du luxe, très dépendant de la clientèle asiatique, aux producteurs de matières premières. Mais un emballement similaire à celui observé en Occident à la fin des confinements, pourrait raviver les tensions inflationnistes. En toile de fond, Pékin doit encore gérer la crise de l'immobilier, principal moteur de l'économie chinoise, grippé depuis plus d'un an. Sans compter les risques d'émergence de nouveaux variants du coronavirus liés à la vague épidémique sans précédent qui frappe actuellement le pays.
De l'expansion à la récession. Le cycle économique accéléré entamé avec la crise du Covid en 2020 arrivera à son terme cette année. Dimanche 1er janvier, sur CBS, la directrice générale du Fonds monétaire international, Kristalina Georgieva, a prévenu que l'économie mondiale allait connaître « une année difficile, plus difficile que celle qui vient de s'écouler. Nous nous attendons à ce qu'un tiers de l'économie mondiale soit en récession », a-t-elle déclaré, les trois grandes économies – Etats-Unis, Union européenne, Chine – ralentissant toutes simultanément. Pour les professionnels des marchés financiers, il reste à savoir quelle sera l'ampleur du ralentissement à venir. Simple trou d'air momentané, sans impact durable sur les profits des entreprises, ou récession généralisée ?
Dans le premier cas, les marchés mondiaux ont toutes les chances de se ressaisir dans les mois qui viennent. Il en irait tout autrement dans le second, alors que le consensus reste plutôt optimiste sur la dynamique des profits en 2023 (+2 % environ pour l'indice paneuropéen STOXX 600). Le Vieux Continent est particulièrement vulnérable en raison de sa dépendance aux importations d'énergie. Une nouvelle flambée des prix à l'approche de l'hiver prochain frapperait de plein fouet le secteur industriel, déjà fragilisé ces derniers mois, ainsi que le pouvoir d'achat des ménages, déjà entamé par l'inflation élevée.
Cette année, les Etats de la zone euro vont emprunter à tour de bras sur les marchés. Leurs émissions de dette devraient dépasser les 1.200 milliards d'euros , en hausse par rapport à 2022. Alors que la fin de la crise du Covid – et donc des différentes mesures de soutien à l'économie – pouvait laisser espérer un retour à plus d'orthodoxie budgétaire, la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine a, au contraire, creusé les déficits. Pour financer les différents boucliers tarifaires, les Etats vont donc devoir émettre plus d'obligations. D'autant qu'aux nouveaux besoins de financement, s'ajoutent les remboursements toujours plus importants d'emprunts antérieurs, notamment ceux contractés après la grande crise financière de 2008. Les chiffres donnent le tournis. La France va lever un montant record de 270 milliards d'euros , soit près d'un quart des émissions souveraines en zone euro. En Allemagne, le total s'élève à 500 milliards d'euros si on ajoute les emprunts de court terme et de moyen long terme. Du jamais vu outre-Rhin.
Dans le même temps, les Etats européens vont devoir apprendre à vivre sans leur principal créancier : la Banque centrale européenne. Au travers de ses différents programmes d'achats d'actifs pour soutenir l'économie ou lutter contre les effets de la pandémie, l'institution de Francfort a acquis un tiers de la dette souveraine en zone euro. Déjà, face à la flambée de l'inflation, elle a mis fin à ses achats nets , tout en continuant à réinvestir le montant issu du remboursement des obligations de son portefeuille arrivées à échéance. Mais à partir de mars, elle va réduire de 15 milliards d'euros par mois maximum le montant de ses réinvestissements, quitte à accélérer par la suite.
Les Etats devront donc se trouver de nouveaux financeurs. Avec la hausse des taux souverains, les investisseurs traditionnels devraient faire leur retour. Mais ils se montreront plus sélectifs que ne l'était la BCE. Ce qui pourrait faire augmenter davantage les coûts d'emprunts des pays les plus fragiles – notamment l'Italie – que ceux des pays du Nord, et ainsi créer de nouvelles tensions en zone euro.
Entre le mini-séisme sur le marché des obligations souveraines britanniques fin septembre et la nécessité pour Blackstone de plafonner les demandes de rachat d'un fonds immobilier vedette début décembre, le monde de la finance s'interroge sur la prochaine crise de liquidité. « C'est la remontée très abrupte des taux qui a créé des incidents de stabilité financière, comme on a pu le voir au Royaume-Uni », explique Gilles Moëc, chef économiste chez AXA IM, qui note que même les bons du trésor américain sont bien moins liquides qu'il y a deux ans.
Alors que la réglementation mise en place depuis la crise financière de 2008 a renforcé la solidité des banques, les acteurs financiers non bancaires sont pointés du doigt par les régulateurs, comme le Conseil de stabilité financière , la Banque centrale européenne et le FMI. Dans son évaluation semestrielle des risques tout juste publiée, la Banque de France estime aussi que ce sont les intermédiaires non bancaires qui font peser le plus de risque sur la stabilité financière. « Les plus fragiles de ces acteurs, qu'il s'agisse de fonds de pensions, fonds ouverts ou fonds alternatifs, pourraient connaître des besoins de liquidité importants dans un scénario de stress de marché », prévient la Banque de France.
Un appel à la prudence également relayé par l'OCDE. L'organisation met en garde les fonds de pension qui ont abondamment investi dans des actifs illiquides pendant la période de taux bas. La remontée de ces derniers et la chute des marchés boursiers augmentent en effet le risque qu'ils doivent accéder rapidement à des liquidités.
La fin du crédit gratuit met les entreprises dans une situation délicate. La hausse des taux va mettre la robustesse des bilans à l'épreuve, avec son lot de défaillance à prévoir. Selon Bloomberg, 650 milliards d'obligations dans le monde sont en territoire de stress. Et même si les banques affichent une certaine sérénité, à grand renfort de modèles prudentiels, elles ont tout de même commencé à largement provisionner les créances douteuses.
L'ampleur de la récession de part et d'autre de l'Atlantique sera bien entendu déterminante pour les entreprises qui doivent honorer leurs remboursements et se refinancer sur les marchés. Moody's prévoit une augmentation des défauts des dettes spéculatives à 3,8 % mi-2023, contre 1,7 % en 2021. Un niveau qui reste cependant inférieur à la moyenne de long terme de 4,1 % depuis 1983.
La devise européenne a repris des couleurs en fin d'année dernière, à 1,06 dollar pour un euro. Un soulagement après un passage à vide de plusieurs semaines. En juillet, l'euro est passé sous la parité avec le billet vert, pour la première fois en vingt ans. Et il a fallu attendre novembre pour le voir se redresser durablement. Sur les marchés, on estime que cette tendance va se poursuivre . La baisse de la devise européenne a été principalement due à un renforcement du dollar. Si la Fed interrompt ses hausses de taux plus tôt que la BCE, le différentiel profiterait à la monnaie unique.
Le consensus des prévisions des banques établi par Bloomberg voit en moyenne l'euro entre 1,02 et 1,07 dollar en 2023. JPMorgan n'est toutefois pas de cet avis. Pour la banque américaine, « une pause de la Fed ne sera pas suffisante pour faire remonter l'euro ». Elle pointe la vulnérabilité du Vieux Continent aux prix de l'énergie et estime que seule une désescalade de la guerre en Ukraine lui permettrait de reprendre 6 à 7 % face au billet vert.
Le marché des cryptos va tenter de se reconstruire après une année 2022 cauchemardesque. En 13 mois, les 10 principales cryptos (Bitcoin, Ethereum…) ont perdu entre 54 % (Binance Coin) et 85 % (Polkadot). Ce n'est pas la première baisse drastique enregistrée par ce marché, mais cette chute des valorisations présente une dimension systémique inédite, liée à l'effondrement en novembre d'un acteur de premier plan : FTX. Alors que le marché tentait de rebondir, la faillite du groupe de Sam Bankman-Fried a semé le chaos . En deux jours 240 milliards de dollars de capitalisation sont partis en en fumée.
La crise de confiance sur les grandes plateformes n'a pas épargné Binance , le leader mondial. Elle pourrait perdurer cette année. La chute de la volatilité et des volumes globaux en fin d'année a traduit les appréhensions à prendre des risques sur un marché qui peut encore se dérober sous les pieds des investisseurs. De nouvelles faillites dans le secteur et surtout des problèmes chez Binance risquent d'entretenir la nervosité. L'institutionnalisation des cryptos, un des moteurs de la hausse en 2020 et 2021, pourrait ralentir voire stopper net.
En début et en fin d'année 2022, Orpea et Teleperformance ont rappelé à quel point le risque de réputation pouvait entacher l'image des entreprises cotées en Bourse. Les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dictent désormais les choix des investissements au même titre que la performance. En une décennie, la lecture des investisseurs s'est profondément modifiée. « Auparavant, un cours de Bourse montait à l'annonce d'un plan social, aujourd'hui il dérape », note Adrien Dumas, directeur des investissements de Mandarine Gestion.
Les sociétés de gestion ont, elles aussi, souffert de certaines dérives, à l'instar de DWS, qui a été le cas de greenwashing (image écologique trompeuse) le plus médiatisé en Europe. Plus récemment, le gendarme boursier américain a infligé une amende à Goldman Sachs pour l'emploi abusif de la qualification ESG. Les régulateurs seront de plus en plus vigilants sur le sujet cette année, au fur et à mesure que la réglementation se met en place.
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