Dans le cadre du programme de recherche 13 novembre, l’historien Sébastien Ledoux a enquêté entre 2017 et 2021 pour recueillir les réactions du monde scolaire face aux attentats de 2015. Après plus d’une centaine d’entretiens, l’assassinat de Samuel Paty a relancé sa recherche. Il s’en explique.
L’école face aux attentats. Jusqu’en 2017, cette piste n’existait pas dans le tentaculaire programme de recherche 13 novembre qui étudie les rapports entre événement traumatique, mémoire individuelle et mémoire collective. L’historien Sébastien Ledoux, docteur en Histoire contemporaine, chercheur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et responsable éditorial de l’EHNE, l’encyclopédie numérique de l’histoire de l’Europe, a eu l’idée de se pencher sur cette question inexplorée et très sensible des attentats terroristes. Il va mener plus d’une centaine d’entretiens audio avec les ministères, conseillers ministériels, des inspecteurs, des membres de la Direction générale de l’enseignement scolaire, des enseignants de différentes disciplines et de différents degrés, des chefs d’établissement, des CPE, des infirmières scolaires, des élèves et des parents d’élèves de zones d’éducation prioritaire en région parisienne. En octobre 2020, lorsque survient l’assassinat de Samuel Paty, il a terminé son enquête mais il retourne sur le terrain à l’écoute du monde scolaire jusqu’au printemps 2021 à la recherche de réactions institutionnelles mais aussi de réactions locales de terrain. La synthèse de son enquête inédite et très attendue est en cours de finalisation et sera mise en lien ici, dès sa publication. Quant aux archives audio, elles seront versées sur un fonds à l’INA.
Ce vendredi, en hommage à Samuel Paty, les établissements scolaires pourront choisir d’organiser une minute de silence ou un temps d’échanges. Jeudi matin, le ministère de l’Éducation a publié les chiffres des atteintes à la laïcité pour septembre, qui montrent une hausse des signalements pour le port de tenues religieuses (dont les abayas et les qamis, vêtements longs traditionnels portés respectivement par les femmes et par les hommes). Le ministère a recensé 313 signalements dans les écoles, collèges et lycées en septembre et 904 au deuxième trimestre 2022 (avril à juillet), pour lequel les chiffres n’avaient pas encore été publiés. C’est une hausse par rapport à la moyenne du premier trimestre 2022, où le ministère avait recensé 627 incidents.
Le travail de l’historien Sébastien Ledoux présenté par Cécile de Kervasdoué
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Quelle image retirez-vous de ces années d’enquêtes ?
Sébastien Ledoux (SL) – Il y a eu une très grande diversité de réactions face aux attentats. Néanmoins, j’ai d’abord remarqué une très grande différence entre janvier 2015 et novembre 2015. En janvier 2015, après l’attentat de Charlie Hebdo, le mercredi 7 janvier, le Premier ministre décide d’une minute de silence dès le lendemain. Dans certains établissements, cette minute de silence et les débats liés donc aux caricatures du prophète Mahomet vont provoquer des débats, voire des contestations de certains élèves qui parfois refusent d’obéir à cette injonction de la minute de silence parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi ils devraient la faire. On a beaucoup dit à l’époque que cette contestation provenait d’établissements de banlieue avec des élèves musulmans mais ce n’est pas exact. Il y a eu des refus de minutes de silence dans des établissements huppés, où des élèves très privilégiés n’ont pas vu l’intérêt de cet hommage. Ensuite, dans les zones d’éducation prioritaire, c’était extrêmement variable selon les établissements et au sein même des établissements selon les classes. Il y a eu de fortes différences selon la relation que l’enseignant pouvait avoir avec ses élèves, et selon la décision du chef d’établissement qui optait soit pour une minute de silence ensemble dans la cour, soit pour un moment de silence dans la classe ou encore individuellement. Il y a donc eu une très grande variété de réactions. Mais on peut effectivement dire que lorsque qu’il y a eu contestation, elle est venue en majorité d’un public scolaire défavorisé et de quartiers populaires. Mais c’est resté minoritaire.
Je prends l’exemple d’un collège de banlieue parisienne. Sur 300 élèves, ceux qui contestaient la minute de silence étaient à peine 10. Cette contestation était donc à la marge mais elle a beaucoup heurté les enseignants et a créé un débat politique et médiatique.
À l’inverse, à la suite du 13 novembre 2015, on a un consensus extrêmement large dans les établissements scolaires pour rendre hommage aux victimes. C’est-à-dire que dans les établissements scolaires au sein desquels en janvier il y avait eu contestation de la minute de silence en hommage aux victimes de Charlie Hebdo, là il y a une grande solidarité avec un sentiment qui domine : la peur. La proximité avec les victimes des attentats du 13 novembre explique ce consensus comme le fait que l’attentat est beaucoup moins ciblé. Élèves, parents d’élèves et personnel éducatif, tous s’identifient aux victimes. Il y a cette idée très forte que “ça aurait pu être moi”. Dans les quartiers populaires, les gens m’ont raconté, comme partout, comment ils avaient appelé leurs proches, et comme on est en région parisienne certains élèves ont perdu des amis qui étaient au Bataclan ou dans les quartiers des attentats. Dans ce monde scolaire là, on est donc aussi “concerné” pour reprendre le concept de Gérôme Truc. Et ce que m’ont répété les individus que j’ai pu interroger c’est que lorsque la minute de silence est décrétée il n’y a pas d’interrogation sur le dispositif car ce qui domine c’est l’effroi, par rapport à une situation de guerre ; et ce terme a été largement utilisé à ce moment là et lors de mes entretiens. Il s’agit de se rassurer par le fait d’être ensemble dans son établissement scolaire.
Et qu’est-ce qui change encore après l’assassinat de Samuel Paty ?
SL – Alors là, il y a quelque chose d’assez vertigineux puisqu’à la fois il y a la violence du crime et en même temps le fait que Samuel Paty témoigne de la réaction institutionnelle aux attentats de 2015. Parce que l’un des apprentissages de l’attentat de janvier 2015 de Charlie Hebdo de la part de l’Éducation nationale, si je reprends les entretiens que j’ai pu avoir avec les conseillers ministériels de l’époque, c’est la découverte que la notion n’est pas comprise ni par les élèves ni par les enseignants et qu’il faut absolument mettre en avant une formation autour de ces questions.
En 2013, (après l’attentat meurtrier de Mohammed Merah, NDLR) Vincent Peillon qui était à cette époque là le ministre de l’Éducation nationale va imposer une Charte de la Laïcité et ériger le principe de laïcité en une valeur de la République à défendre. En 2015, le ministère va plus loin en imposant à tous les professeurs d’histoire géographie de dispenser des cours d’EMC, d’éducation morale et civique dans toues les établissements. Ce qui est préconisé, c’est la mise en débat, avec la possibilité de parler des caricatures. Mais ce n’est pas un cours de catéchisme. Il est plutôt demandé aux enseignants un dialogue avec les élèves. Le débat en classe est alors brandi comme un outil pour construire une éducation à la citoyenneté et de nombreux professeurs, dont Samuel Paty, vont s’en saisir avec enthousiasme.
Mais cela n’a pas toujours été le cas ?
SL – Non, parce que c’était une très lourde charge sur les épaules des enseignants d’histoire géographie. Dans certains établissements, il y a eu une injonction des directions pour “faire le job” avec certains enseignants qui ne se sentaient pas assez formés pour dispenser ces séances et qui ont pu avoir l’impression que le gouvernement leur demandait finalement de former “des citoyens qui ne se radicaliseraient plus” et donc de dispenser une forme de catéchisme laïc qui dans certains établissement risquait d’être mal compris.
C’est tout le problème de la distorsion du principe de laïcité comme valeur.
SL – Oui. Il faut le dire et le redire, la laïcité est un principe, pas une valeur C’est un principe de liberté, qui va considérer que les individus ont le droit de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire (et donc évidemment, l’athéisme est autorisé). Il impose l’obligation pour l’État d’une stricte égalité vis-à-vis des différentes croyances religieuses et surtout d’une stricte neutralité. Le fondement philosophique de ce principe, pensé à la fin du XIXe siècle c’est que l’Etat français, considère qu’il n’a pas à trancher sur la question religieuse ; c’est de dire que l’Etat français ne va pas prendre parti pour telle ou telle religion parce que philosophiquement, il n’a pas à le faire. Donc, ce principe instaure une neutralité extrêmement forte et c’est cela qu’il faut faire comprendre aux élèves plutôt que des interdits ou des autorisations comme dans la charte de la Laïcité.
Mais dans le contexte des attentats, la laïcité, on le sait très bien, est devenue extrêmement politisée. Certains partis politiques vont la mettre en avant pour défendre ce qu’ils pensent être les valeurs de la France. Pour les élèves, cela ajoute de l’incompréhension et de la confusion parce que certains d’entre eux ne se sentent pas croient pas concernés par ce principe de laïcité. C’est ce que j’ai entendu de mes témoignages d’enseignants ou de certains élèves qui voient la laïcité comme une valeur contre : contre leurs propres croyances, contre leurs propres pratiques à l’extérieur de l’établissement. Dans ce cas, ce que font les enseignants et les référent laïcité mis en place depuis l’attentat de Charlie, Hebdo, c’est reprendre la discussion avec ces élèves qui, par exemple, refusent de retirer leur voile, en expliquant qu’ à l’intérieur de l’école, on n’a pas à montrer de façon ostensible ses convictions religieuses précisément parce que ce principe de laïcité en appelle à la neutralité à l’intérieur des établissements publics mais que ce n’est certainement pas une attaque contre telle ou telle religion, plutôt la garantie d’un consensus social quelles que soient les opinions religieuses. ce sont des notions compliquées et pour expliquer tout cela, il faut du temps.
Or, pour en revenir à octobre 2020, après l’assassinat de Samuel Paty c’est précisément ce qui a manqué ?
SL – En octobre 2020, vous avez effectivement des collègues d’hictoire-géographie qui depuis 2015, jouent un rôle central d’éducation à la citoyenneté en collèges et lycées. C’est pour cela que je disais que pour eux l’assassinat de Samuel Paty est vertigineux, parce que c’est à eux à nouveau d’expliquer ce drame aux élèves et même dans certains cas à leurs collègues alors que l’un des leurs est mort justement dans l’exercice de cette fonction. Ce qu’ils m’ont dit, c’est non seulement que cette charge si lourde ne pouvait être supportée exclusivement par les professeurs d’histoire géographie mais aussi que pour bien faire ce travail il fallait du temps d’échange et de concertation. Or, en octobre 2020, Samuel Paty est assassiné juste avant les vacances scolaire et 3 jours avant la rentrée le ministère dirigé par Jean-Michel Blanquer supprime tous les temps d’échanges pour imposer une minute de silence. La réaction ne pouvait être que très forte. Certains enseignants ont refusé de venir le lundi rendre hommage de cette manière dans les établissements. Il s’est agit pour la plupart des plus mobilisés, des plus engagés sur ces questions de laïcité. Vous imaginez le dilemme moral professionnel qu’ils ont traversé ? Donc, effectivement, ils se sont sentis complètement abandonnés, avec chez ceux que j’ai rencontré un mélange de tristesse, de détresse et de colère dès le lendemain de la minute de silence et qui perdure encore aujourd’hui, je pense.
Du côté du gouvernement, que s’est-il joué avec cette minute de silence ?
SL – La minute de silence vient du début du XXᵉ siècle. On en a les premières traces au Portugal, avant même la Première Guerre mondiale. C’est une pratique qui se massifier à partir de l’Angleterre au lendemain de la Guerre. En 1919, l’Angleterre va rendre hommage à ces soldats morts pour leur pays en pratiquant trois minutes de silence dans tout le pays. Cette pratique est reprise par la France et par d’autres pays. Pour la France, ce sera le 11 novembre. La minute de silence se fera au moment de l’hommage aux morts des combattants de la Première Guerre mondiale devant les monuments aux morts. Et c’est cette minute de silence là qui va resurgir dans l’espace scolaire après les attentats de 2001 aux Etats-Unis. Là, vous avez une réactivation d’un hommage à des victimes, pas pour la nation française, mais pour l’attachement à des valeurs communes, principalement à la démocratie. Et puis, on a en effet une réinvention de cette tradition à partir de 2012 avec les attaques de Mohammed Merah, mais cela reste au niveau local à Toulouse et Montauban. En 2015, le jour de l’attentat de Charlie Hebdo, ce dispositif de la minute de silence est repris pour le lendemain et ensuite en novembre 2015 et encore en octobre 2020.
L’intention de la minute de silence est vraiment de rendre visible par le corps même des individus qui ne doivent plus bouger, qui ne doivent plus parler, l’idée d’une unité de la Nation attaquée. Du côté des dirigeants et de l’imaginaire politique, on va considérer que face à une attaque, il faut se rassembler et les enfants, les élèves vont être en première ligne parce qu’on considère depuis l’école dite de la République du XIXᵉ siècle que finalement on éduque les élèves à la nation, d’où le nom d'”Éducation nationale” que va prendre ce ministère au début des années 1930. C’est-à-dire qu’en plus des apprentissages, les élèves doivent durant leur scolarité apprendre à être ou à devenir français et à se sentir appartenir à la Nation française. Tout ce travail est mis en place par les élites de la Troisième République à savoir autant Ernest Lavisse qui a écrit ces manuels pour l’école élémentaire que les enseignants qu’on a appelé les hussards noirs.
En 2015, toute cette question là qui resurgit à travers ce qui va se jouer ce 8 janvier 2015 lorsque certains élèves, s’ils ont sifflé, s’ils ont déclaré que non, ils ne feraient pas la minute de silence, s’ils se sont mis à l’écart, on va les désigner du doigt comme presque des traîtres à la patrie. En 2020, c’était la même chose, il y a eu comme un retour en arrière avec des élèves qui ont refusé ce dispositif et ont condamné Samuel Paty pour avoir montré ces caricatures.
Comment l’expliquent-ils ?
SL – Le problème de fond n’est pas réglé. Il existe un terrible malentendu autour des caricatures du prophète Mahomet. C’est aussi ce que j’ai pu entendre dans mes entretiens avec les élèves et les enseignants après cet assassinat. Quand les caricatures du prophètes sont présentes, il y a toujours un malentendu autour des dispositifs mis en place en hommage à telle ou telle victime parce que certains voient ces dispositifs là comme un soutien aux caricatures du prophète musulman, comme si c’était une allégeance à ces caricatures qui leur était imposée par le gouvernement.
Et tout le travail de certains enseignants justement autour de la minute de silence a été de remettre du débat à ce sujet, de pouvoir faire comprendre aux élèves qu’ils ont le droit de critiquer ces caricatures, d’en être choqué, de ressentir des choses par rapport à ces caricatures et de les exprimer. Mais que dans le même temps, effectivement, vous étiez dans un principe de liberté d’expression qui a intégré la possibilité en France de faire des caricatures religieuses et que la frontière à définir se trouve dans un espace démocratique de débat où l’on peut effectivement exprimer différentes opinions. mais en même temps, évidemment, le consensus, se fait autour de l’interdiction de l’homicide. Si vous n’avez pas cet échange pédagogique là, la minute de silence ne veut rien dire.
L’éducation passe par la parole, les échanges de propos qui permettent aux élèves de se situer par rapport à ce qu’ils entendent comme arguments. Cela, c’est la pensée. C’est ce que l’on appelle le développement de la pensée. La minute de silence, en fait, n’est donc pas là pour faire fonctionner la pensée. Elle est là parfois, je dirais, pour rassurer les élites politiques, les gouvernements. Mais le rôle de l’école est bien d’amorcer un début de pensée et d’argumentation et de raisonnement chez les élèves, ce qui ne peut se faire que dans l’espace démocratique des débats. Et c’est ce qu’avait fait Samuel Paty des débats en classe autour de questions sensibles qu’il ne faut pas avoir peur de poser en classe, quel que soit le contexte. Il faut absolument continuer à faire ce qu’il faisait.
Cela suffira-t-il ?
SL – Peut-être pas… Dans la série de réponses données aux attentats en milieu scolaire, il y a une grande absente : la question de la mixité scolaire et de la lutte contre la ghettoïsation de certains quartiers populaires. L’un des aspects du débat de Charlie Hebdo, c’est les auteurs des attentats ont été d’anciens élèves de l’école française. Dans les semaines qui ont suivi, au sein du cabinet ministériel il y avait l’idée de lancer un plan de valeurs de la République, mais aussi un plan de pour lutter contre les inégalités sociales. Cela a été complètement abandonné. En novembre 2015, la réponse aux attentats passe encore par la sécurisation des établissements scolaires. et la défense et la promotion des valeurs de la République Mais au lendemain des attentats du 13 novembre, vous avez une voix dissonante au sein du gouvernement, qui dit que là, il y a peut être une promesse d’égalité républicaine qui n’a pas été tenue dans les quartiers populaires. Cette voix dissonante, c’était Emmanuel Macron. Sauf qu’il en a rien fait après son arrivée au pouvoir.
Retour sur les dispositifs consacrés à la laïcité par l’Éducation nationale. Précisions de Cécile de Kervasdoué
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Références