Les entreprises sont – de loin – les organisations qui se transforment et évoluent le plus vite. À la différence des administrations, qui avancent à leur rythme et y soumettent leurs « usagers », les entreprises ont l’obligation d’être au service de leurs « clients » et à l’écoute de leur époque. Elles sont sans cesse en mouvement, sous peine de mourir, ce qui peut les exposer à des cadences infernales et au risque d’explosion en vol.
Plongées dans un maelstrom de trépidation, les entreprises du XXIème siècle sont confrontées aux ambiguïtés et aux dilemmes de l’impératif de vitesse : d’une part, il faut suffisamment accélérer pour ne pas être distancé par la concurrence, les ruptures technologiques et la mutation rapide des modes de vie ; mais d’autre part, il est indispensable de ménager ses équipes et sa structure pour privilégier la réflexion, le travail bien fait et la création de valeur sur le long terme, pour bien faire la part de l’important et de l’urgent. Obtenir une concordance entre ces deux dimensions n’est jamais aisé. (…)
L’une des missions du dirigeant est de déterminer le « bon rythme », le mieux synchronisé avec celui de l’esprit humain, à mi-chemin entre la lenteur indolente des sociétés d’hier et la vitesse effrénée d’un monde qui court sans cesse derrière le progrès et l’idéal de changement.
En tant que « machines vivantes », les entreprises ont une capacité d’adaptation phénoménale, qui demeure toutefois limitée par le facteur humain. Ce sont des « machines » dans la mesure où elles fonctionnent grâce à des procédures, des process réglés et prévisibles, des équipements, des usines et une série de dispositifs qui sont censés fluidifier l’organisation et faciliter la mise en mouvement du collectif . Mais ce sont aussi des organismes vivants au sens où elles tirent leur énergie et leur valeur ajoutée de collaborateurs qui sont autant – voire davantage – mus par leurs émotions que par la raison. Elles évoluent aussi au contact de leur environnement, lequel reste souvent indéchiffrable par sa complexité et déstabilisant par les surprises qu’il nous réserve.
À cet égard, la « mécanique vivante » des entreprises ressemble à un jeu d’engrenages qui tournent rond inlassablement, mais changent insensiblement de formes pour s’adapter à des transformations nécessaires. Elle est comme une horloge dont le mécanisme se modifierait plus ou moins insensiblement en permanence tout en continuant néanmoins de tourner. Aussi étrange et imparfait que soit ce système, il fonctionne ! Pas toujours facilement, mais en règle générale, il produit des résultats insoupçonnés.
La plus grande des erreurs serait de chercher à simplifier ce fonctionnement ou à le rationaliser à l’excès, au prétexte de rendre l’entreprise plus performante et plus efficace. Les entreprises sont déjà corsetées par des références de temps immuables : les pauses minutées, les cadences horaires, la journée de travail, la durée hebdomadaire, les délais de paiement ou de livraison, le budget mensuel ou annuel, le plan à cinq ans, etc. (…)
L’important, c’est de ne pas céder à l’excès inverse en oubliant que la gestion du temps est tout sauf une évidence. Soumise à l’obsession des nombres, des calculs, des statistiques, des normes et des budgets, la sphère professionnelle ne se soucie pas toujours des caprices du temps. Pourtant, en entreprise, il s’agit de notre principal challenge, là où l’argent et les chiffres n’occupent qu’un rôle secondaire. Il y a bien sûr la durée de nos journées de travail, qui ne sont pas extensibles à l’infini, ou encore les délais de toute nature que l’on se doit de respecter. Mais alors que l’argent perdu dans un projet peut éventuellement être récupéré, le temps gaspillé s’évapore de manière quasi définitive, sans possibilité de revenir en arrière.
« Rattraper le temps perdu » est ce qu’il y a de plus difficile, de plus aléatoire – et de plus coûteux. Les aiguilles de l’horloge ne tournent que dans un sens et les grains de sable du sablier n’épousent qu’une seule direction. Le temps a ceci de frustrant qu’il nous échappe dès lors que nous le négligeons.
Voilà pourquoi les décideurs et a fortiori les dirigeants d’entreprise ont la responsabilité de lui accorder une part importante de leur attention et de leurs réflexions stratégiques. Le choix du tempo adéquat, ajusté à chaque situation, est un élément capital pour assurer la bonne marche de l’organisation. Trouver une concordance des temps entre la vitesse du marché, le rythme de la concurrence et les capacités d’accélération de ses collaborateurs est une préoccupation centrale pour tout décideur digne de ce nom. En l’absence de cette démarche, on multiplie les risques d’échecs et de contre-performances. (…) Avançant sur un fil tendu entre le passé et l’avenir, le chef d’entreprise s’efforce de conjuguer au présent une pluralité de tempos qui confèrent à son organisation une personnalité aussi forte que singulière. Il s’agit d’un art tout autant que d’un savoir-faire…
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