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Le photographe égyptien Ibrahim Ahmed interroge la masculinité – Orient XXI

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Ibrahim Ahmed retrace l’histoire de sa famille et celle du pays à partir d’archives photographiques. Il conçoit des œuvres originales qui lui permettent de questionner et de dépasser le concept de masculinité transmis par une société patriarcale dont le rapport au genre n’a pas toujours été aussi strictement binaire.
Après Ça te suivra toujours, une première exposition entièrement consacrée à son travail en 2021 à l’Institut d’art contemporain de Virginie, aux États-Unis, le photographe et artiste visuel Ibrahim Ahmed, établi au Caire, a tenu sa première manifestation en solo en Égypte intitulée Je ne me suis jamais dévoilé à eux en 2021, à Tintera, une galerie de photos du quartier central de Zamalek. L’artiste travaille déjà sur son nouveau projet : Fixer un objectif mouvant, poursuivant son exploration de la masculinité, devenue centrale dans son œuvre.
Je ne me suis jamais révélé à eux présente une série de photomontages réalisés sur une période de cinq ans. Elle nous offre une occasion rare de poser notre regard sur le corps masculin, espace mouvant de troubles et de contestation. « Tout au long du XXe siècle, et à partir de la lutte anticoloniale, écrit la journaliste Lina Atallah, la masculinité égyptienne a été étroitement liée à la nation ». Ibrahim Ahmed se bat pour trouver son positionnement en tant qu’homme, en se démarquant des présupposés égyptiens sous-jacents qui façonnent son identité sexuée. Conditionné jour après jour par son père, il pense qu’il est grand temps de désapprendre les règles de son genre. À partir de la manipulation d’archives photographiques du XXe siècle, il alerte les visiteurs, en faisant apparaître les liens entre une incarnation apprise de la virilité et une identité sûre d’elle-même.
En entrant dans l’espace d’exposition, nous sommes accueillis par le portrait d’un jeune homme, le père d’Ibrahim, dont le visage est fragmenté sur un fond de ciel gris. La douce mise au point des images, superposées dans des nuances de sépia, souligne que les photos originales proviennent d’une autre époque. Le visage du père est réassemblé pour montrer quatre angles différents, si bien qu’il nous regarde bien en face avec non pas deux, mais trois yeux, ce qui renforce l’acuité du regard. Les photomontages successifs exposent les souvenirs de la famille par fragments, nous plaçant avec l’artiste quelque part entre l’expérience intime du passage au crible des souvenirs familiaux et la question politico-historique de l’éloignement. « Pour comprendre le patriarcat, écrit Bell Hooks, il faut s’abandonner activement au désir d’aimer ». En effet, la manipulation des images par Ahmed semble exprimer une aspiration à quelque chose de plus grand que lui, comme un antidote au poids de son expérience vécue. Dans certaines images en noir et blanc, on le voit tenter de soulever un gros rocher, ce qui met en valeur sa silhouette tourmentée. Le rocher, trop lourd pour être déplacé à la force des bras, est associé à la lutte des travailleurs dits non qualifiés, secteur dominé par les hommes, dans lequel on ne choisit pas d’entrer, mais auquel on est contraint de recourir du fait des circonstances. À travers un acte simple consistant à tenter de lever ce rocher, l’imaginaire se mêle au réel et on peut voir la tension qui traverse le corps de l’artiste.
Sur d’autres prises en noir et blanc, Ahmed s’astreint à poser comme un « homme », en imitant son père et d’autres hommes qui apparaissent dans les photos d’archives. Il n’est pas complètement nu, ce qui aurait raconté une histoire différente, mais expose la majeure partie de son corps. Contrairement à son père qui nous regarde souvent droit dans les yeux, Ahmed ne fixe jamais l’appareil photo, mais regarde plutôt vers le bas, vers une partie de son corps ou vers le lointain. Est-ce un signe d’humilité ? De soumission ? De honte ? Ou une façon de nous inciter à déplacer notre attention ?
L’une des principales lacunes des approches de la masculinité concerne la question de son incarnation, celle-ci étant généralement réservée au corps féminin. L’œuvre d’Ahmed ouvre la voie à une exploration plus approfondie de ce sujet, en retraçant une évolution sur une soixantaine d’années et en utilisant les archives comme toile de fond pour cette recherche sur la figuration. La fragmentation des figures dans les images devient un rituel d’effacement et de décomposition. En revanche, l’agrandissement délibéré de l’échelle des photomontages crée une tension entre la dénonciation d’un cadre patriarcal hérité et la célébration de figures iconiques, au souvenir empreint de nostalgie. Maintenir la tension entre les contraires est un acte d’équilibre délicat que l’artiste réalise afin de donner un sens à son identité idiosyncrasique. Le travail d’Ahmed est généré par une émotion, qu’il restitue au spectateur par la superposition laborieuse de centaines d’images découpées, pour révéler une essence cachée derrière l’architecture des corps.
Ayant vécu entre les États-Unis, le golfe Persique et l’Égypte, Ibrahim Ahmed ressent comme une urgence la nécessité de donner un sens aux cultures divergentes qui l’ont façonné et qui l’ont amené à s’interroger sur sa place en tant qu’homme. Une identité inévitablement empreinte de toxicité. Comment est-on conditionné pour devenir un homme ? Comment donner un sens au privilège du masculin et le dépasser ?
En 2019, Ahmed a rassemblé quelques centaines de photographies provenant des archives de son père. Il a entamé un travail approfondi à partir de ce corpus, en identifiant des figures masculines liées à certains contextes géographiques spécifiques. Il s’est intéressé aux représentations de l’espace public, majoritairement dominé par les hommes. Au fil du temps, les femmes ont été soustraites aux regards extérieurs, en vertu d’une convention tacite qui entend les maintenir dans la sécurité des espaces domestiques. Certes, cette constatation peut paraître réductrice en ce qu’elle donne une image caricaturale de l’homme égyptien, qui n’aurait comme alternative que de protéger ou de violer les femmes, mais elle renvoie néanmoins à une certaine vérité dans l’expérience vécue de nombreux Égyptiens.
Lorsqu’Ahmed se promène dans le quartier informel d’Ard El-Lewa à Gizeh, où il vit et travaille actuellement, il ressent un sentiment de familiarité. Il est conscient des privilèges que lui confère son identité masculine, mais le fait d’être un artiste suscite généralement la curiosité. Comment compte-t-il gagner sa vie et subvenir aux besoins de sa femme et de sa famille ? Les codes sociaux en vigueur lui rappellent les manières d’être de ses parents. Ils y font d’autant plus écho que ces derniers ont eux-mêmes vécu dans des infrastructures informelles.
Comme des millions d’Égyptiens au milieu des années 1950, le père d’Ahmed a quitté la ville rurale densément peuplée où il avait grandi, Menoufiah, dans le delta du Nil, pour migrer vers la métropole du Caire. Grandir en étant voué à devenir fermier en Basse-Égypte signifiait recevoir une éducation ancrée dans la tradition plus que dans les valeurs universelles. Bien que le régime de Gamal Abdel Nasser ait apporté un changement massif au système d’enseignement public dans les zones rurales de l’Égypte — amélioration qui a pu d’ailleurs appeler certaines réserves —, l’enseignement supérieur et les meilleures opportunités de travail étaient concentrés dans les grandes villes.
L’afflux d’Égyptiens dans les centres urbains du Caire, d’Alexandrie et d’autres grandes villes exigeait une solution rapide et pratique au problème du logement. Le gouvernement ayant négligé ces millions de migrants internes, les nouveaux Cairotes ont pris les choses en main et ont construit leurs propres maisons sur des terrains squattés. Le Caire en particulier comptait des centaines d’hectares de terres agricoles le long du Nil, sur lesquels étaient simplement prévus quelques quartiers formels destinés à une minorité aisée. La zone entourant Le grand Caire était majoritairement constituée de terres désertiques, vers lesquelles la ville s’est progressivement étendue. Les nouveaux arrivés, qui avaient besoin de logements à un coût abordable, se sont installés sur les terres agricoles lorsqu’aucune autre solution n’était envisageable. Aujourd’hui, la plupart des habitants du Caire vivent dans des zones considérées comme informelles, surpeuplées, et ont développé une identité culturelle hybride entre le rural et l’urbain, sans pour autant respecter vraiment les règles de l’un ou de l’autre. Avec l’essor des blocs de construction informels autour du Caire, toute une économie et une infrastructure ont été mises en place pour répondre aux besoins de la population. Les problèmes d’électricité et d’eau potable continuent de susciter la controverse. Les projets de logements sociaux n’ont pas encore résolu le problème pour plus de la moitié de la population.
Les petits studios de photographie, très populaires dans l’Égypte rurale, ont voyagé avec les populations dans le Caire informel. La mère et le père d’Ahmed ont conservé des images d’eux-mêmes et de membres de la famille posant sur des fonds alors en vogue dans ces studios. Ce n’est qu’en 1969 que son père a pu acheter son premier appareil photo. D’abord un Polaroid, puis un Nikon en 1970. Par la suite, le fonds documentaire va évoluer considérablement. En septembre 1969, le père décide de quitter l’Égypte et part aux États-Unis où il trouve un emploi dans une banque locale. En 1983, il émigre au Koweït où Ahmed naît un an plus tard. Les photographies restituent les points saillants de cette trajectoire.
Ahmed a gardé le souvenir de nombreuses séparations, de déplacements de membres de la famille entre le Golfe, les États-Unis et l’Égypte. Il était rare d’avoir toute la famille rassemblée au même endroit, les motifs de déménagements étant toujours de meilleures opportunités d’emploi. Lorsqu’Ahmed est venu en Égypte en 2014, c’était au départ pour une courte visite. Il a rencontré quelques artistes, notamment Hamdi Reda, fondateur d’Artellewa dans le quartier d’Ard El-Lewa. Sans qu’il puisse bien expliquer comment cela s’est fait, il n’est jamais reparti. Séduit par l’endroit, il a commencé par louer un studio, puis plus tard un appartement, avec l’aide de Hamdy et d’autres amis. C’est peut-être le sentiment d’appartenir à une communauté, qui lui faisait défaut jusqu’alors qui l’a poussé à s’ancrer dans ce lieu. La création de quartiers informels repose en effet sur un effort collectif pour recréer une vie locale, avec peu de soutien des autorités. Lorsque les besoins matériels sont peu assurés, un sens radical de la solidarité apporte du réconfort, et Ahmed a compris que c’était ce qui manquait à sa vie.
Son projet est né peu de temps après, de cette expérience vécue à Ard El-Lewa. Cet espace reflétait sa trajectoire intérieure. Tout en ayant l’apparence et l’identité des populations locales, son regard d’« étranger » lui permettait de repérer les marqueurs culturels présents dans le tissu de la vie quotidienne. Ce qu’il voyait autour de lui reflétait le changement qui se produisait dans sa propre psyché. Sa relation à l’Égypte et à ses parents s’est radicalement transformée. Il s’est mis à réaliser des collages photographiques, des peintures, des sculptures. Il a transformé son studio en atelier de photographie et a commencé à inviter des hommes de la région à se faire photographier. Il leur demandait de poser comme ils le feraient pour leurs pages de médias sociaux, et leur offrait une image haute résolution en retour. Que ce soit consciemment ou non, il reconstruisait des souvenirs de son passé ancestral. C’est après s’être essayé au photomontage qu’il s’est rendu compte qu’il était en quête de sa propre identité, en tant qu’homme venu de nulle part et cherchant sa maison. C’était un voyage de retour.
Ses images, soigneusement élaborées, ne font pas référence à un lieu unique, mais racontent une histoire universelle, celle des difficultés d’identification d’un perpétuel errant. Si la question de la virilité est intrinsèquement liée à une identité nationale, quelle place y a-t-il pour ceux dont l’identité s’est forgée à distance de ce projet nationaliste qui valorisait la notion de masculinité ? Quels récits alternatifs peut-on former autour du corps masculin ? Comment pouvons-nous débarrasser la notion d’identité masculine de ses évidents aspects toxiques ? Si nous partons du principe que cette toxicité est inévitable, nous nous engageons dans une bataille perdue d’avance. Il doit y avoir de l’espoir, que ce soit dans l’émergence de corps fluides et transgenres, ou simplement dans l’expression d’une identification qui défie les codes de la masculinité, permettant à un homme d’être sensuel, émotif, passionné et même nostalgique.
En 2021, le centre Barbican de Londres a ouvert une grande exposition collective de cinquante artistes sous le titre Masculinités : la libération à travers la photographie. Dans le sillage du mouvement #Metoo, l’exposition a dressé la carte des représentations de la masculinité, avec des œuvres photographiques et cinématographiques couvrant les XXe et XXIe siècles. Lorsque les expositions explorent ce qui se cache derrière le « sujet masculin », nous commençons à voir la fragilité, la peur et les insécurités, dissimulées derrière la catégorisation pernicieuse entre masculin et féminin. Cette remise en cause de la pensée binaire qui réduit la question du genre à des codes sociaux simplifiés n’est pas nouvelle. La danseuse érotique et militante politique Valentine de Saint Point, dans un manifeste rédigé en 1912, appelait déjà à une nouvelle définition. « [Il est] absurde de diviser le monde en femmes et en hommes ; il ne se compose que de féminité et de masculinité […] c’est-à-dire d’un être complet ».
Dans la galerie où le travail d’Ahmed est exposé, une des salles cache des photos d’archives de et sur l’Égypte, qui ne cessent de s’étoffer. Au début du XXe siècle, selon les galeristes Heba Farid et Zein Khalife, il y a eu une mode consistant à faire poser des femmes habillées en hommes dans les studios de photographie de toute l’Égypte. De même, des hommes de Haute-Égypte ont été photographiés habillés comme des femmes dans un éditorial publié en 1958. Cette perméabilité entre les genres, enracinée dans la culture traditionnelle, a été mise à mal par l’arrivée des idées modernistes, du centre urbain vers l’Égypte rurale. La modernisation de l’État-nation ne peut être dissociée d’une approche coloniale qui a cherché à définir ce qu’on appelle l’Orient en des termes qui gomment sa fluidité et ses paysages toujours changeants.
Née au Bahreïn en 1990, autrice et réalisatrice de film établie au Caire. Diplômée de l’Institut d’art de Chicago, elle conduit… (suite)
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