Chercheur, Sociologue au département de sciences sociales (SENSE) d’Orange Labs, intervenante, Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST)
Anca Boboc est Sociologue d'usages à Orange/IMT – Département SENSE
Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) apporte un financement en tant que membre adhérent de The Conversation FR.
Voir les partenaires de The Conversation France
Sur le fond des transformations plus profondes du monde du travail, l’essor du numérique est un facteur supplémentaire qui vient mettre le travail à l’épreuve. Ce point est au cœur des réflexions de la Semaine pour la Qualité au travail qui se déroule du 13 au 17 juin. Cet article s’intéressera en particulier à deux aspects de la complexification des modes de management due au numérique, l’un concernant le chevauchement des différentes formes de coordination et l’autre, le travail à distance.
Depuis les années 1980, la recherche d’efficacité économique et l’amélioration de la qualité de service ont continué à nourrir des évolutions organisationnelles structurées autour de la « lean production » (polyvalence, gestion de la qualité totale, « juste-à-temps ») et des « formes apprenantes » (autonomie dans le travail, fort contenu cognitif). Ainsi, de nouvelles formes d’organisation du travail ont vu le jour (lean production, flux tendu, zéro défaut, qualité totale), qui ont suscité de nouvelles attentes vis-à-vis du travail (responsabilité, autonomie, initiative), attentes cohérentes avec les niveaux d’éducation et de formation qui ont augmenté.
Avec ces incitations, on a assisté au développement de la dimension sociale et expressive du travail, qui prend la forme d’une recherche de soi, de sens et de reconnaissance dans le travail (Méda, Vendramin, 2013). Cette dimension qui concernait au départ les catégories socio-professionnelles supérieures se répand à l’ensemble des catégories. La quête de sens dans le travail qui était une expression spontanée du salarié a eu tendance à se transformer en norme sociale, qui impose certaines manières d’être au travail. La frontière entre un investissement personnel à la mesure de l’intérêt personnel et un surinvestissement contraint par la norme a tendance à s’amincir.
Par ailleurs, les entreprises, qui ne sont pas allées au bout de leurs démarches, en cherchant à contrôler l’autonomie qu’elles ont suscitée (notamment par la multiplication des formes de reporting) finissent par entraver, dans bien des cas, l’autonomie des salariés. Une vision gestionnaire du travail s’y est installée (Dujarier, 2015).
Cette tension entre autonomie et contrôle est accentuée par la complexification des modes de management due à la superposition de trois types de coordination, les coordinations par la hiérarchie, par le projet et en réseau, qui tend à conduire à des modes relationnels plus directs, y compris au niveau managérial.
L’hybridation au niveau des formes de coordination complique la définition et l’atteinte des objectifs en termes de productivité (Mallard, 2011). Pour l’illustrer, prenons le cas de l’encadrant et, en particulier, deux dimensions de son rôle, la délégation et le contrôle/l’évaluation.
Dans le cadre d’une coordination hiérarchique, l’encadrant repartit le travail entre les différents membres de son équipe et a les compétences métier pour évaluer l’atteinte des objectifs qu’il a fixés. Dans le modèle d’une coordination par projet, le manager alloue les ressources à un projet, mais la définition des tâches se fait au sein du projet. Le contrôle et l’appréciation du travail fourni deviennent plus complexes, car l’encadrant évalue les contributions sans les avoir lui-même définies, en s’appuyant sur les avis des autres acteurs.
Pour la coordination en réseau, la difficulté du manager est de définir une activité, en dépassant la simple l’injonction à « réseauter de façon utile ou pertinente ». Les défis actuels du management résident dans l’articulation cohérente de ces trois formes de coordination et, notamment, dans l’intégration des logiques de réseau qui renvoient aussi bien vers des pratiques de réseautage informelles que les salariés peuvent mettre en œuvre pour leur compte personnel que vers l’efficacité productive (signature d’un contrat, montage d’un projet…). A ce titre, elles ont besoin d’être identifiées, régulées, reconnues ou évaluées.
Le numérique vient soutenir le développement de ces logiques réseau, notamment avec le développement de nouveaux outils collaboratifs, comme les réseaux sociaux d’entreprise.
Les études d’usages montrent que les premiers usages qui se développent d’une manière plus importante sur les réseaux sociaux d’entreprise sont les usages collaboratifs (notamment au sein des communautés), la dimension concernant le partage des informations et des savoirs, étant traditionnellement la plus ancienne. Les nouvelles opportunités offertes par les réseaux sociaux numériques d’entreprise en termes de présentation de soi ou d’enrichissement des réseaux relationnels restent encore embryonnaires. Cette deuxième dimension pourrait-elle se développer dans des organisations plus horizontales ? La question reste ouverte (Boboc, Gire, Rosanvallon, 2015).
Pour l’instant, les usages cherchent à s’inscrire, dans la plupart des cas, dans le prolongement des pratiques actuelles, qui existent en dehors du réseau social d’entreprise, d’où l’importance d’ancrer les réseaux sociaux d’entreprise dans les processus et les projets déjà en place.
Par ailleurs, les lieux d’exercice du travail se transforment, en devenant plus variables et plus temporaires, l’essor des outils numériques favorisant le développement du travail à distance.
D’une part, les pratiques de télétravail commencent à se répandre en France, le principal frein – qui n’est pas d’ordre technique, mais plutôt culturel (un management par la présence) – semble s’estomper. D’autre part, de nouvelles formes de travail à distance se sont développées ces dernières années, notamment le travail dans des espaces de coworking, qui concerne actuellement essentiellement les indépendants.
Mais, les entreprises semblent s’intéresser à ces nouvelles formes de travail à distance, dans une visée d’expérimentation d’une « culture digitale » (ex. avec des notions comme le « corporate coworking »), définie, a priori, autour des principes visant des organisations plus horizontales et ouvertes, de nouveaux modes de management, des formes de travail inspirées du monde informatique…
Ces nouvelles formes se superposent à des formes plus anciennes, comme le travail en mobilité, qui subit lui aussi quelques changements : les salariés concernés ne se déplacent pas plus souvent dans l’absolu, mais fréquemment dans l’urgence ou dans des situations de crise. Leurs interlocuteurs se renouvellent aussi plus fréquemment (de Coninck, 2009).
Par ailleurs, les situations de travail à distance varient non seulement à cause de lieux de travail variés, mais aussi à cause d’autres caractéristiques des activités réalisées dans ces lieux (acteurs rencontrés, tâches à réaliser, équipement à disposition…). Un salarié donné peut combiner plusieurs situations de travail à distance (télétravail à domicile, travail en mobilité chez des clients, fournisseurs, travail depuis les différents sites de l’entreprise…) et les managers se retrouvent à encadrer des équipes dont les membres combinent, de plus en plus souvent, ces différentes formes de travail à distance.
Par rapport au management en « présentiel », on assiste donc à une complexification des modes de management due au développement du travail à distance, car il convient de rappeler que, en plus de la distance géographique, d’autres facettes de la distance influent sur la complexité d’une situation de travail, à un moment donné.
La distance peut être aussi culturelle (langue, codes sociaux, normes de comportements…), sociale (appartenance à des groupes différenciés par des niveaux distincts de moyens, de notoriété…), juridique (avec, par exemple, les différences de statuts entre CDI, CDD, intérimaires, sous-traitants), professionnelle (cultures, codes de métiers, parcours…), « hiérarchique » (postures liées à la position dans des espaces d’exercice du pouvoir différents)…
Face à cette complexification des modes de management) due, en partie au numérique, les enjeux managériaux se renouvellent (Mettling, 2015).
Il s’agit de construire et de maintenir de nouveaux équilibres entre présence et distance avec les salariés distants. Cela passe déjà, dans un premier temps, par des efforts pour maintenir la communication et la cohésion au sein d’une équipe dans laquelle certains membres travaillent à distance. Il est important, par exemple, de mener un travail d’organisation et de gestion pour que tous les membres de l’équipe aient des points d’échange réguliers (organisation des réunions régulières avec l’ensemble des membres de l’équipe ; définition des « rites d’entrée en contact » : plages de disponibilités, envoyer un message instantané avant d’appeler, etc.).
Il s’agit ensuite de veiller à la circulation fluide de l’information au sein de l’équipe, de gérer d’éventuels conflits qui peuvent naître entre des non télétravailleurs et télétravailleurs (et d’une manière plus générale, entre ceux qui pratiquent le travail à distance sous ses différentes façons), de prendre en compte le besoin de reconnaissance accrue pour certains travailleurs à distance et d’expliciter de nouvelles modalités de contrôle, qui permettent de sortir de la culture du présentiel.
Écrivez un article et rejoignez une communauté de plus de 158 200 universitaires et chercheurs de 4 541 institutions.
Enregistrez-vous maintenant
Droits d’auteur © 2010–2023, The Conversation France (assoc. 1901)