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« Le Mage du Kremlin » : les ambiguïtés gênantes d'une « véritable histoire russe » – Desk Russie

Giuliano Da Empoli. // TV5, capture d’écran
Né en 1973, Giuliano Da Empoli est un écrivain et journaliste de culture italienne et française qui s’est beaucoup penché sur les stratégies populistes mais connaît mal la Russie. Son premier roman écrit en français, Le Mage du Kremlin (Paris, Gallimard, 2022), qui évoque l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, a été parmi les finalistes du prix Goncourt et vient d’obtenir le Grand Prix du roman de l’Académie française. Cécile Vaissié analyse cette œuvre ambiguë et explique en quoi elle contribue, volens nolens, à consolider la propagande du Kremlin.
Giuliano Da Empoli a été conseiller du ministre de la Culture italien entre 2006 et 2008, puis adjoint au maire de Florence et conseiller de Matteo Renzi, président du Conseil. En vingt-cinq ans, cet auteur, habitué à jongler entre culture et politique, a publié neuf essais en italien et trois en français, dont le très intéressant Les Ingénieurs du chaos, traduit en une douzaine de langues. Il y démontre que les nouvelles technologies, dont internet, ont bouleversé les règles du jeu politique et que l’utilisation de ces technologies explique en partie le succès des populistes en Italie, en Hongrie et en Grande-Bretagne, au Brésil et aux États-Unis. Il constate, en outre :
« Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Jair Bolsonaro, chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. […] Pourtant, derrière les apparences débridées du Carnaval populiste, se cache le travail acharné de dizaines de spin doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts en Big Data, sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir1»
Da Empoli analyse donc les parcours et les pratiques des conseillers en communication (spin doctors) des leaders populistes. Il explique que pour ces « nouveaux docteurs Folamour de la politique, le jeu ne consiste plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun, mais, au contraire, à enflammer [grâce à Internet] les passions du plus grand nombre possible de groupuscules pour ensuite les additionner, même à leur insu. […] Pour conquérir une majorité, ils ne vont pas converger vers le centre, mais joindre les extrêmes2 ». Faisant exploser le clivage gauche-droite, ces spécialistes de la nouvelle communication politique attisent les colères et les indignations, cultivent les antagonismes entre « le peuple » et « les élites », s’appuient sur des fake news et des théories du complot.
Le premier roman de Giuliano Da Empoli était donc très attendu par ceux qui tentent d’analyser le fonctionnement actuel du Kremlin. En effet, le héros est censé être inspiré par Vladislav Sourkov, longtemps qualifié d’« éminence grise du Kremlin » : il a été, de 1999 à 2011, l’adjoint au président de l’Administration présidentielle (une structure extrêmement importante, mais qui n’est pas citée dans le roman), vice-Premier ministre de 2008 à 2013, puis conseiller de Poutine (2013-2020), et a joué un rôle clé dans la définition de certains concepts (« démocratie souveraine », « peuple profond »), la création de mouvements de jeunesse (les Nachi), les articulations idéologiques du régime poutinien, ainsi que le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Une question s’impose, immédiate : puisque ce sujet paraît dans la continuité des Ingénieurs du chaos, pourquoi préférer écrire un roman plutôt qu’un essai ? Ce choix reflète-t-il la volonté de toucher un public plus large ? de masquer certaines méconnaissances ? de bénéficier d’une liberté plus grande pour imaginer, par exemple, les réflexions de son héros ou l’histoire d’amour avec la belle Ksenia qui « dégageait la beauté d’une armée déployée en ordre de bataille » et qui « aurait mis le feu à une ville entière pour s’épargner un seul moment d’ennui » ? Discuter des atouts et des faiblesses de la littérature par rapport à certaines sciences humaines — l’histoire, les sciences politiques, la sociologie… — a déjà été fait mille fois. Dans ce cas précis, le choix du roman comme genre débouche sur un plaidoyer en faveur de Vladimir Poutine.
Le Mage du Kremlin repose, en effet, sur deux monologues à la première personne du singulier. Le premier narrateur, au tout début et à la fin, est un Occidental qui se rend en Russie et entend notamment y mener des recherches sur l’écrivain Evguéni Zamiatine, l’auteur de Nous, une dystopie qui, selon Da Empoli, annonce autant l’URSS totalitaire que l’époque actuelle, « le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes ». C’est un point de vue. Le deuxième narrateur est le personnage inspiré par Sourkov, Vadim Baranov, qui, dans la fiction comme dans la réalité, a disparu de la scène publique. Ce deuxième narrateur a travaillé avec « le Tsar » Poutine, croisé les oligarques Boris Bérézovski et Mikhaïl Khodorkovski, Igor Setchine (et non Sechine), l’adjoint de Poutine, Evguéni Prigojine, le chef des « Wagners », le joueur d’échecs Garry Kasparov, ainsi que le chef des bikers, les « Loups de la nuit ». Les noms des écrivains Zamiatine, Limonov et Brodski sont cités, Sourkov étant le seul personnage important du roman à ne pas apparaître sous son nom réel. À peine une « Anastasia Tchekhova » est-elle aussi mentionnée, qui renvoie sans doute à la femme de lettres Tatiana Tolstaïa — dont le fils a travaillé pour Sourkov, comme le romancier ne le rappelle pas.

Couverture du livre
Ce recours à un pseudonyme envoie un signal : l’auteur garderait sa liberté dans ce qu’il fait dire à son héros, et une mention en exergue précise d’ailleurs que « ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires », même s’il s’agit d’« une véritable histoire russe ». Plusieurs détails donnés amènent néanmoins à voir dans « Vadia » une représentation de Sourkov, cette proximité ayant été systématiquement répétée dans la promotion du livre. Ainsi, « Vadia », conseiller du « Tsar », a une formation théâtrale et il a travaillé pour la chaîne de télévision ORT ; il crée des partis politiques, mais aussi la « nouvelle réalité » russe, et il écrit des récits sous pseudonyme. Il est d’ailleurs dommage que ceux-ci n’aient pas été utilisés, faute d’avoir été traduits, car le plus connu d’entre eux, Proche de zéro (Okolonolja), mis en scène au théâtre par Kirill Sérébrennikov, est extrêmement révélateur du fonctionnement des « élites » poutiniennes qui abuseraient de la cocaïne, baigneraient dans des flots de violence et penseraient pouvoir tout acheter. Or Proche de zéro n’est pas tant l’expression d’« une veine paradoxale dans la meilleure tradition russe », comme l’écrit Da Empoli, qu’un texte influencé par des romans, non seulement de Victor Pélévine et de Vladimir Sorokine, mais aussi de Frédéric Beigbeder et de Bret Easton Ellis. Une sorte de magma postmoderne.
« Vadia » fait venir le premier narrateur chez lui, dans un mystérieux manoir au milieu des bois, qui semble inspiré de contes fantastiques du XIXe siècle, et, au cœur d’une bibliothèque riche de milliers de volumes anciens, il lui raconte son histoire. Le choix de ce procédé n’est pas très heureux. En effet, ce monologue de presque 250 pages n’est pas rédigé dans un style oral et inclut divers dialogues, lorsque Baranov évoque des scènes du passé. Surtout, c’est donc par « Vadia », avec ses mots et ses perceptions, que sont racontées la vie politique russe des vingt-cinq dernières années et, plus particulièrement, l’ascension et la carrière de Poutine. Certes, de nombreux propos attribués au président russe dans cet interminable monologue semblent avoir réellement été prononcés par lui, mais ils ne font l’objet d’aucune critique, analyse ou simple distanciation. Dès lors, le roman de Da Empoli offre, de facto, une caisse de résonance, sans contestation, aux propos poutiniens et présente le président russe comme un héros positif, un peu intransigeant, certes, mais voulant le bien de son pays et de son peuple. L’écart entre les déclarations et les réalités, fondamental en Russie, n’est pas interrogé.
Un lecteur peu au fait des réalités russes peut ainsi déduire de ce texte que Poutine est un ascète qui commande de la kacha dans les restaurants luxueux, qui entendait lutter contre le pouvoir de l’argent, et qui considère que « celui qui est au service de l’État doit privilégier l’intérêt public à tout autre, y compris le sien ». Poutine verrait les oligarques comme « ceux qui ont détruit l’État pendant dix ans, qui ont tout volé, qui ont mis l’armée sur le pavé », et il aurait réellement souhaité reprendre « le contrôle des sources de richesse » du pays pour mettre « cette richesse au service des intérêts et de la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster avec villa sur la Costa del Sol ». Parce qu’il aurait voulu reconstruire à la fois la Russie, son pouvoir et son armée, les militaires et lui seraient rapidement devenus « comme une famille au cœur d’un incendie, tenue ensemble par l’amour et l’orgueil ».
En 2022, est-ce de cela que témoigne la conduite de l’armée russe en Ukraine ? Avec ses viols, ses assassinats, ses pillages, avec ses criminels recrutés comme soldats et le sous-équipement de ses troupes, avec les discours délirants des dirigeants sur la « guerre sainte », la dénazification et la dé-satanisation ? Et ce palais au luxe tapageur, montré dans le film d’Alexeï Navalny, serait celui d’un ascète, avec ses brosses à toilettes dorées coûtant 700 euros pièce ? Sans parler des proches de Poutine, qui, comme lui, se sont enrichis de façon tapageuse, toutes ces « élites » étant honteusement, outrageusement, insolemment corrompues, ainsi que Sourkov l’a d’ailleurs écrit dans Proche de zéro.
Giuliano Da Empoli reçoit le Grand Prix du roman de l’Académie française
Giuliano Da Empoli reçoit le Grand Prix du roman de l’Académie française. // Institut de France, capture d’écran
Le lecteur peu informé peut aussi croire ce qui est affirmé par « Vadia » — qui, au passage, admet avoir « toujours conspiré en faveur du pouvoir, jamais contre » : que la CIA, « le Département d’État américain », « les grandes fondations américaines » et « l’Open Society de George Soros » sont les « principaux soutiens de l’opposition ukrainienne ». Que — c’est toujours « Vadia » qui s’exprime — les « rebelles » du Maïdan étaient « soutenus par les Américains », si bien que « la situation en Ukraine a dégénéré » et que « le candidat pro-américain a gagné, celui qui voulait faire entrer l’Ukraine à l’OTAN » — il n’en était pourtant pas question en 2004. Cela aurait été « l’assaut final à ce qui restait de la puissance russe », d’autant qu’en Géorgie aussi, une révolution avait porté au pouvoir « un espion de la CIA ». Certes, l’auteur pourra rétorquer que les propos cités sont ceux de son personnage, « Vadia », et que le pacte littéraire interdit de les considérer comme autre chose qu’une fiction. Mais, d’une part, aucun personnage ne contredit ces propos, et, d’autre part, ceux-ci sont à la base de la propagande pro-Kremlin qui se répand depuis des années en Russie et en Occident, et à laquelle ce roman, volens nolens, apporte sa pierre.
Le lecteur aura pu absorber d’autres affirmations douteuses, voire erronées, d’une importance politique variable, et notamment — la liste est loin d’être exhaustive — que Khodorkovski et « Vadia » se seraient disputé la belle Ksenia ; que « Vadia » est extrêmement cultivé (autour de Sourkov circulent surtout, en Russie, des rumeurs d’escort-girls et de cocaïne…) ; que « l’élite soviétique […] ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste », qu’il n’est pas certain que les attentats de 1999 aient été organisés par le FSB, et non par des « terroristes tchétchènes ». Aussi, l’Occident aurait humilié la Russie affaiblie ; les Russes auraient une mentalité fondamentalement différente de celle des Occidentaux ; quant aux Setchine et Prigojine actuels, ils s’inscriraient, au bout du compte, dans une lignée passant par les opritchniki d’Ivan le Terrible, « la police secrète des tsars et la Tcheka [sic] de Staline ». Une « véritable histoire russe », vue par un Occidental.
D’autres points gênent, qui ne dérangeraient pas si ce roman en était pleinement un. Par exemple, les origines sociales de « Vadia », qui semble ressembler sur ce point davantage à Nikita Mikhalkov qu’à Sourkov, ou le refus de tenir compte de l’identité mixte russo-tchétchène de Sourkov : « Vadim » serait « le Russe », ce qui, en français, désigne à la fois la nationalité et la citoyenneté, deux notions traduites par deux mots différents en russe, rousski et rossiïanin. Et qui, en Russie, désignerait Sourkov comme exclusivement « rousski » ? À cela s’ajoutent des stéréotypes et des fantasmes occidentaux (pas toujours complètement faux) sur la vie à Moscou, les réussites spectaculaires et rapides des années 1990 et 2000, et les femmes russes qui auraient la « férocité » comme « un des motifs principaux de [leur] charme ».
Da Empoli connaît mal la Russie, et cela se sent à chaque ligne. En revanche, il a beaucoup travaillé, si bien qu’un jeu peut consister à repérer d’où, de quel livre, de quel article, l’auteur tire telle ou telle information, ou telle ou telle citation. Ses réflexions sur l’instrumentalisation du chaos en politique sont extrêmement intéressantes, comme l’a démontré son brillant essai précédent, et elles peuvent s’appliquer, avec certains décalages, à la Russie poutinienne. Mais il est difficile d’écrire sur la Russie sans la connaître, même sous une forme romancée.
Tout cela n’aurait sans doute pas grande importance — les « romans » créant et entretenant une image fausse de la Russie pullulent en France… — si une guerre féroce n’était pas en cours, si des Ukrainiens n’étaient pas tués chaque jour par des Russes et si cette guerre, faisant tomber bien des simulacres et des apparences, ne mettait pas aussi en évidence l’échec absolu de la société russe à reconstruire et solidifier son identité et ses valeurs — un terme souvent brandi par Vladimir Poutine… — au cours des dernières décennies. Dans ce contexte, la reprise, sans analyse, des propos des idéologues est plus qu’inadéquate : elle est dangereuse, car elle contribue à renforcer la propagande du Kremlin. À en juger par son essai précédent, ce n’est pourtant pas ce que voulait faire Giuliano Da Empoli.
Finaliste pour le Goncourt, Le Mage du Kremlin a obtenu le Grand Prix du roman de l’Académie française. Il a été vendu à plus de 130 000 exemplaires.
Giuliano Da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, JCLattès, 2019, e-book, p. 18. 
Ibid., p. 21. 
Dans ce texte, l’éminent historien du communisme dévoile les techniques très particulières utilisées par le patron du Kremlin…
Bill Browder est un homme d’affaires américano-britannique qui a créé le fonds d’investissement Hermitage…
En se penchant sur l’histoire des Russes ces cinquante dernières années, on remarque que toute cette période a consisté en une quête toujours déçue…
Margarita Chapovalova, originaire d’Ukraine, vit en Grèce depuis 1996 avec son mari et ses enfants.
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