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LaTeleLibre.fr[DOSSIER] Le Canard Enchaîné : pour Approfondir – LaTéléLibre

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Publié le | par La Rédac’
A l’occasion des 100 ans de sa naissance, LaTéléLibre rend hommage au Canard Enchaîné, l’hebdomadaire journalistico-satirique le plus connu de France. En ce 5 juillet, cette fois c’est la bonne. Du haut de son bec, un siècle d’histoire politique française vous contemple ! Ça vaut bien un dossier spécial.
Il est là, immuable. Comme un animal de compagnie dont nous nous serions habitués à la présence. Et pourtant, un animal tellement sauvage encore. Âgé, ce Canard n’en conserve pas moins la plume luisante, poitrine gonflée et bréchet rehaussé, fier comme un coq gaulois (!). Toujours et encore dans nos pattes, il balance son popotin d’un pas alerte, pousse sempiternellement des coin-coins dont l’écho s’avère parfois tonitruant.
Ce Canard fait partie intégrante de notre paysage médiatique. Et ils sont rares, dans la presse, à pouvoir prétendre à longévité de cet acabit. Ou comment l’aventure collective d’une petite bande d’amis, gais lurons, a donné naissance à un hebdomadaire de référence aujourd’hui centenaire*.
Et nous, encore adolescents (LaTéléLibre ? 8 ans aux prunes, pensez-vous !), pureplayer comme dernière tare aux yeux de ce journal papier, de vouloir saluer l’incroyable pérennité de ce volatile. Forts de notre naïveté et emplis de reconnaissance, nous osons, avec ce dossier complet et un documentaire dédié !
Des tas comme des archives. Empilés par dizaines par mon grand-père maternel sous le téléviseur cathodique. Jaunis par le temps, les feuilles asséchées. Accessibles mais pas attirants de prime abord. Un environnement familier que l’on effleure sans jamais y porter une attention particulière.
Et vient le jour où j’en saisis un, curieux finalement de cette collection accumoncelée. Puis l’ouvre, le parcours. Les yeux perdus, furetant en tous sens à la recherche de repères, d’accroches. Aucun balisage instinctif. Ni plus que de jalons évidents. C’est découpé à la machette à oies du sud-ouest. A douze ans, ce qui saute d’abord aux yeux, ce sont les titres, larges et empâtés. Et surtout les dessins, multiples. Ça fleure bon l’atypicité. Ça pointe dans le subconscient, comme une rencontre que l’on pense furtive et qui donne à vivre une grande histoire d’amour.
Des bulles d’abord, auxquelles je me raccroche. Et de les détailler toutes, comme une bande dessinée décousue, façon puzzle. Mais me laissant la tâche sacerdotale du bas de ma préadolescence de reconstituer ces planches éclatées pour donner à voir la fresque générale de la semaine politique passée. Ces bulles, comme une première entrée dans le monde. Des fenêtres ouvertes sur l’esprit critique.
A force d’insistance, je me surprends à voir surgir des calembours. Je m’évertue alors à les décrypter, coûte que coûte. A m’y exténuer en des coins de phrases où ils se révèlent finalement inexistants. Un jeu d’énigmes absconses. Souvent maladroitement transcrites faute d’une culture personnelle vacillante. Et les automatismes apparaissent. Ça devient machinal. Enfin éclatent les contrepèteries, comme des bonbons acidulés. Ça pétille de plus en plus naturellement, assis que nous sommes sur les genoux de la Comtesse. Me voilà à dévorer un par un les numéros entassés !
Avec le temps, les décodages se font de plus en plus huilés, la lecture interlinéaire voire intertextuelle devient une seconde nature. Devenu lecteur régulier, je me familiarise de la bête. Je me désaltère de l’eau de sa mare, j’y fais mes ablutions. Je finaude devant les allusions, me pourlèche des références, me gargarise des traits d’esprit. Ce qui me paraissait foutraque en tant que novice, j’y barbote maintenant avec délectation. Je viens d’accéder au cercle des initiés.
Je me délecte de ses scoops, m’enivre de son style unique où l’information est mêlée d’ironie et d’irrévérence, me lape les doigts noircis, maculés, en si peu de temps, en si peu de pages…
De me retrouver alors à vivre une passion torride. A nouer une relation très forte. Le Canard devient mon animal favori, complice adulé. Je le saisis, l’enserre de mes mains et le maintient contre mon corps pour mieux me donner liberté. Liberté de penser. Libre critique. Esprit citoyen.
Ce rapport personnel tourne finalement à la pathologie. Oui, maladivement, je me hâte chaque mercredi pour m’accaparer mon exemplaire. Il me faut ma dose hebdomadaire. Qu’advienne une grève impromptue (imprimeurs, distributeurs…), et l’idée effleurée de remettre à plus tard notre rencontre m’attriste. Aussi, des vacances en des pays « hostiles » à sa parution m’obligeront à des subterfuges pour m’en assurer la lecture procrastinée.
Quand je vous dis que cela relève de la psychopathologie. La consultation de spécialistes s’avère nécessaire et vitale : celle de Laurent Martin, professeur ès Canard Enchaîné, me semble la plus appropriée pour tenir étude clinique de mes symptômes, donner tous les éléments indispensables à la compréhension de ma boulimie. Une consultation médicale poussée et complétée de nombreux autres intervenants experts en des domaines variés.
Bref, le Canard et moi, c’est une histoire qui dure depuis 26 ans. Un peu plus que le quart de ce siècle anniversaire. Ou comment je me suis construit sous ses ailes.
Pour comprendre la maladie, il faut en faire un état des lieux causal. Soit, succinctement, analyser la composition organique du Canard. Dont acte.
Le Canard Enchaîné est un périodique mêlant les articles journalistiques et les dessins caricaturaux. Paraissant tous les mercredis. Composé de 8 pages sur papier journal, non reliées. Noir et blanc, la couleur rouge fait figure d’exception à la règle de la sobriété. Il est vendu au tarif de 1.20 euro, prix inchangé du reste depuis plus de 20 ans malgré l’inflation (le passage à la monnaie unique a même été l’occasion d’une baisse du tarif lors de la conversion des 8 francs).
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La page 1 est éditorialisante. Le titre du journal, large et gras, sur quasiment toute la largeur. Et ce sous-titre, maxime éclairant sur l’état d’esprit séculaire : « journal satirique paraissant le mercredi ». Des oreilles encadrent le titre de l’hebdomadaire, par lesquelles sortent les premiers calembours. Avec les 2 canards originels de part et d’autre, en porte-drapeau. Le meilleur calembour de la semaine mis en exergue, comme le fait essentiel, à la Une, visible à distance dans les kiosques. Inratable. Deux manchettes en vue ébauchant des infos révélées dans les pages intérieures du numéro, comme les plus retentissantes. Et les premières escarmouches en des billets courts.
La page 2, intitulée « la mare aux canards », la plus lue, est faite des coulisses de l’actualité politicienne, parfois développées. Les humeurs de la présidence de la République, les inimitiés entre ministres, les coups bas entre députés, les bisbilles de l’opposition, les manœuvres des seconds couteaux. Bref, les indiscrétions sur les avides de pouvoir qui tentent de nous gouverner.
« Le Canard Enchaîné fustige ceux qui ont le dessein de régner plus que l’ambition de servir », Jean Egen
Les pages 3 et 4 sont réservées aux enquêtes voire aux scoops. Un article de politique internationale (plutôt géopolitique et militaire, axé sur les conflits en cours) y trouve aussi place, bien isolé tout de même dans ce journal de politique intérieure, résolument franco-français. Existe aussi un petit courrier des lecteurs faisant référence à leurs tracas administratifs rencontrés et que le Canard se complait à démêler.
En page 5, des informations plus locales. Un billet libertaire, des informations écologique, agroalimentaire… Tendance altermondialiste. Et un compte-rendu d’affaires judiciaires. Tendance faits divers.
La partie culturelle relève des pages 6 et 7, avec des chroniques cinématographiques, littéraires, théâtrales et les coulisses télévisuelles. Y sont soulignées les perles des autres publications, voire du Canard lui-même (rire de soi-même autant que des autres !). Apparait même une grille de mots croisés (au niveau de difficulté non homologué). Une « prise de bec » cloue au pilori une personnalité de premier plan de la semaine écoulée ou de l’actualité mondiale. On y trouve enfin le fameux album de la Comtesse.
Une sorte de pot-pourri des actualités traitées en brèves clôt la lecture en page 8.
 
Et à travers tous ces articles entremêlés, entre-découpés, des dessins d’actualité, des caricatures, quelques cabochons (de petits dessins préparés par les dessinateurs) insérés dans les colonnes. S’ils servaient originellement à boucher les trous ou aérer les textes, ils sont depuis longtemps totalement indissociables de l’esprit satirique qui anime le journal.
Bien plus que les scoops, les informations exclusives et les jeux de mots, ce qui rassure et ce qui fait notre admiration indéfectible, c’est le courage qu’à le Canard à honnir la publicité, à se refuser aux emprunts et aux actionnaires extérieurs. En un mot, ce que l’on aime par-dessus tout, c’est de savoir le Canard Enchaîné libre de toute influence, ce qui n’est pas sans constituer une particularité exceptionnelle dans le paysage de la presse mondiale. Et ce qui n’est pas sans manquer d’intérêt pour quiconque recherche une information indépendante, afin de se construire à l’abri des réseaux. De nous en remettre alors à leur déontologie, à leur choix rédactionnels (tris, hiérarchisation, etc.).
Enfin, le style d’écriture est partie intégrante et viscérale du Canard. Invariable. Des salariés veillent même méticuleusement à la pérennité de cette « patte ». De sorte que les journalistes s’effacent derrière la personnalité forte du palmipède. La satire avant tout, comme gène indéfectible !
Le Canard semble alors immortel, inamovible, par-delà les plumes qui le composent. Il franchit les années sans prendre une ride, sans perdre une dent : il conserve son mordant. De Clémenceau à Hollande, en passant par De Gaulle, Giscard, Mitterrand, Chirac et Sarkozy, tous peuvent en témoigner tant ils ont subi les honneurs des colonnes du Canard. De sorte que l’histoire du Canard Enchaîné permet de retracer une partie de l’Histoire de France. Et quelles histoires ! Une petite revue s’impose.
Le Canard Enchaîné est lancé le 10 septembre 1915* par le rédacteur Maurice Maréchal et le dessinateur Henri-Paul Gassier, tous deux dispensés de guerroyer et dont les convictions pacifistes et les idéaux socialistes ne doivent pas être tus. Alors que la presse française est encline d’un élan patriotique, d’une guerre à outrance, les deux zigues veulent créer de toute pièce un journal satirique antimilitariste. Objectif louable en ces années de bourrage de crânes. Fort d’une mise de quelques milliers de francs, et avec l’aide appuyée de Jeanne Maréchal (femme de), 4 pages paraissent en septembre. Non sans difficultés. Artisanal, financièrement fragile et mal organisé, il disparait rapidement. Cette première tentative de parution d’un journal « vivant, propre et libre » aura duré 5 numéros (environ 1 mois, jusqu’au 4 novembre 1915), comme un envol mal assuré.
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Un test grandeur nature, des débuts ratés, mais des fondations réelles pour une renaissance efficace dès le 5 juillet 1916.
Dès ses premiers jours, le profil génétique du Canard Enchaîné est scellé : il met le bec dans les petites intrigues et les petites combines. Mais aussi dans des scandales particuliers, des montages fiscaux et des affaires de fraude. Caractère dont il ne se départira pas.
Son parti pris : faire rire coûte que coûte, alors que l’époque est au conformisme patriotique dans la grande presse. Cette « culture de guerre » conditionne les cerveaux, et parallèlement Anastasie ne cesse de manier les ciseaux pour empêcher toute critique en général et filtrer les informations militaires en particulier depuis son bureau du ministère de la Guerre. Un environnement contextuel alourdi par la corruption généralisée de la presse (scandale de Panama, argent russe versé à foison pour faire le prosélytisme de l’emprunt russe auprès des épargnants français par exemple).
Les restrictions à la liberté d’expression poussent à la subtilité. De celle de l’ironie, de l’antiphrase, de la lecture interlinéaire. Pour combattre le conditionnement des esprits.
« Le Canard enchaîné a décidé de rompre délibérément avec toutes les traditions journalistiques établies jusqu’à ce jour. En raison de quoi, ce journal veut bien épargner, tout d’abord, à ses lecteurs, le supplice d’une présentation. En second lieu, le Canard Enchaîné prend l’engagement d’honneur de ne céder, en aucun cas, à la déplorable manie du jour. C’est assez dire qu’il s’engage à ne publier, sous aucun prétexte, un article stratégique, diplomatique ou économique, quel qu’il soit. Son petit format lui interdit, d’ailleurs, formellement, ce genre de plaisanterie. Enfin, le Canard enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes. Chacun sait, en effet, que la presse française, sans exception, ne communique à ses lecteurs, depuis le début de la guerre, que des nouvelles implacablement vraies. Eh bien, le public en a assez ! Le public veut des nouvelles fausses… pour changer. Il en aura. […] Dans ces conditions, nous ne doutons pas un seul instant que le grand public voudra bien nous réserver bon accueil, et, dans cet espoir, nous lui présentons, par avance et respectueusement, nos plus sincères condoléances. »
Fort de cette position « défaitiste », le tirage se monte à une quarantaine de milliers d’exemplaires vendus, tant les crânes ne rechignaient pas tant que ça à leur bourrage quotidien. La rédaction s’étoffe de signatures et de nombreux dessinateurs, dont le tropisme à gauche ne se dément pas. La liberté de ton et d’esprit donne de l’effervescence bouillonnante à cette équipée intellectuelle. Cette dernière se gausse d’une opposition politique de principe. Le Canard s’impose comme une publication populaire et essentielle de la gauche idéologique française.
N.B. tous les chiffres des tirages mentionnés dans le présent article sont issus de l’ouvrage de Laurent Martin (voir les sources ci-dessous pour la référence)
Il n’est pas facile de s’envoler dans le ciel bombardé quand on est un jeune caneton. Il est pourtant plus difficile de survivre en temps de paix. Paradoxe du combattant. Transition délicate. Et ce malgré l’enterrement d’Anastasie sans fleurs ni couronne, qui rendrait pourtant de fait les choses plus aisées à écrire.
Avec des chiffres de tirage importants (150 000 exemplaires en 1923), le Canard n’est cependant pas à l’abri de difficultés financières. La faute à une hausse du prix du papier. Des difficultés pécuniaires qui ne peuvent être contrebalancées par les revenus publicitaires puisque Maréchal se refuse à en accueillir dans ses colonnes, dogme inaltérable qui survit encore aujourd’hui. Règle d’or.
La concurrence est féroce entre les journaux en ce début des années 20. Maréchal tente une relance avec quelques diversifications. Tentatives conclues en échecs commerciaux qui affaiblissent un peu plus le palmipède. Finalement, la hausse tarifaire, le bouche-à-oreille, les numéros gratuits et la publicité affichée dans les kiosques n’y suffisant pas, une campagne financière est lancée auprès des lecteurs (prémisses du crowdfunding !?). Une réussite que cette opération de la dernière chance. Qui n’est pas sans souligner déjà l’intérêt charnel du lectorat pour leur hebdomadaire favori.
Sorti sans grande encombre de cette passe difficile, le Canard devient l’un des journaux d’opinion les plus lus de France. Son tirage croit encore jusqu’à 275 000 exemplaires en 1936.
Les fluctuations du pouvoir à droite puis à gauche de l’échiquier politique, inversement et sempiternellement, n’affectent que très peu le jugement porté par les journalistes de l’hebdo satirique sur les politiques suivies. Les redressements économiques tentés pour endiguer les crises économiques françaises successives sont menées comme pour profiter aux seuls grands intérêts financiers (pour changer…).
Mais parfois, il est tentant de donner à faire pencher la balance électorale. De donner sens à ses critiques dans un projet politique. Par moments, rares mais pas inexistants, le Canard rompt avec ses habitudes de neutralité politicienne. Ainsi en est-il de son soutien au Front Populaire (1936), clairement affiché dans ses colonnes. Un moment d’égarement qui ne durera pas. Les opinions critiques réapparaissent rapidement, à l’encontre de Blum et Auriol. A savoir des politiciens de gauche appliquant une politique de droite (toute ressemblance avec une situation actuelle ne serait pas forcément fortuite…). Une parenthèse oubliée.
C’est dans ce contexte qu’apparait la chronique de la « brosse à reluire » (1936/1937), dans laquelle le Canard fustige la presse de gauche soutenant vaille que vaille ce Front Populaire. De l’art de se moquer de tout, même des confrères.
Le Canard reste viscéralement pacifiste. En temps de guerre bien entendu, mais surtout en temps de paix, ce qui n’est pas des plus évidents à défendre. En pratique, cela consiste à désamorcer les conflits naissants, pousser aux réconciliations, sensibiliser sur les bienfaits de l’insoumission, de la désertion, soutenir les objecteurs de conscience, ridiculiser le patriotisme, plaider la décroissance des dépenses militaires et à terme le désarmement général. Bref, les pieds palmés n’arriveront jamais à enfiler des godillots !
Ces prises de position radicale trouvent difficilement écho dans l’opinion publique. Les débats internes à la rédaction ne sont pas moins cacophoniques quand il faut prendre position sur la guerre d’Espagne naissante.
A mesure que les pactes d’alliance, les invasions territoriales, les accords militaires bilatéraux se multiplient, la guerre devient patente et semble inéluctable. Le retour d’Anastasie et sa paire de ciseaux itou. Le Canard décide de se saborder. Et cloue volontairement son bec pour 4 ans dès le 5 juin 1940… Honorable jusqu’au bout des ailes. Le fondateur Maréchal en profite pour tirer sa révérence, discrètement, en 1942…
La sortie de guerre est proche. Tout le monde est usé, blessé, éreinté par ces années d’occupation. Le Canard réapparait dès le 6 septembre 1944 et sera tiré à 100 000 exemplaires jusqu’à 1954 (après des pointes à plus de 600 000 unités au sortir de l’armistice).
L’heure est à la reconstruction et au remodelage. Et cela, pas seulement au Canard, mais à tous les étages du pays : épuration, réfection immobilière, renouvellement des dirigeants politiques (dans lequel s’inscrit De Gaulle), etc.
Pour sa renaissance, le Canard peut compter sur les soutiens financiers consentis par le gouvernement. Sous prétexte d’une politique générale attribuée aux journaux de la résistance, journaux d’opinion, afin d’assurer le pluralisme politique de la presse. Des conditions exceptionnelles.
Veuve, Jeanne Maréchal se charge de présider aux nouvelles destinées de l’hebdomadaire fondé par son mari. En 1946, une nouvelle structure juridique est entérinée. Les directions de la rédaction reviennent aux anciens de la maison. Primauté est faite à la préservation de l’esprit et de la ligne éditoriale, génétiques jusqu’au bout des palmes. La solidarité de l’équipe rédactionnelle doit s’afficher sans faille.
L’équipe s’étoffe de nombreux collaborateurs (dont les illustres Yvan Audouard, Morvan Lebesque et Roger Fressoz pour ne citer qu’eux). Avec de telles plumes, de nombreux objets littéraires sont créés dont certains sont versés à la postérité (des termes nouveaux fleurissent tels « lampiste » et même l’expression « blablabla »).
Les habitudes du palmipède reprennent leur droit. La quatrième République est rapidement vilipendée sur fond de nouvelles affaires politico-financières et de guerre d’Indochine.
« Les scandales d’aujourd’hui ne scandalisent plus personne. On ne croit plus à l’honnêteté. Ou du moins on s’en moque. On est blasé »
Le problème colonial (Algérie, Indochine) prend une ampleur grandissante et le Canard ne va pas laisser passer l’occasion d’un prosélytisme en faveur de la décolonisation, poussant Mendès France car représentant l’idéal politique de l’hebdomadaire. Non sans gêne, le Canard Enchaîné devient à son corps défendant et subrepticement un journal gouvernemental. Mais rapidement, le naturel revient au galop et les applaudissements discrets se transforment en boîte à gifles nourries.
Parallèlement, la guerre froide s’installe outre-Rhin. le volatile prend une position anti-staliniste éveillée, sans verser pour autant dans l’anticommunisme primaire, son engagement idéalement ancré à gauche restant vigoureux. Un souci d’équilibre mis à l’effort, un exercice gymnastique et contorsionniste devenu sacerdoce.
Durant ces dix années d’après-guerre, de grandes fluctuations sont proches de mettre en péril l’existence du palmipède. A nouveau. Les journaux d’opinion semblent en effet avoir vécu, les idéaux placardés par colonnes avec eux. La désaffection des lecteurs guette. Au bord du gouffre financier en 1953, le journal faillit d’être racheté par une filiale du groupe Hachette (époque Lazareff). L’indépendance de la rédaction était suspendue à cette proposition pour ne pas dire que ce rachat aurait carrément précipité la mort du Canard.
La guerre d’Algérie, véritable débat franco-français passionné, et le retour au pouvoir de De Gaulle, homme politique providentiel aux yeux de la majorité des citoyens, donnent à raviver les chiffres des tirages du Canard. La prospérité est en marche qui permet de s’autoriser de nouvelles diversifications (telles le « Canard de poche », anthologie du journal, qui donnera bien plus tard « l’année du Canard », retraçant les semaines de chaque année civile révolue).
Résolument anticolonialiste, la guerre d’Algérie offre l’occasion de changer les méthodes d’information. Une ère nouvelle émerge : les renseignements confidentiels se font une spécialité plus poussée, avec un réseau et un maillage de sources bien disposés à renseigner sur des informations tenues secrètes par les autorités. Les nouvelles recrues viennent enrichir qualitativement de leurs nombreux contacts discrets les articles et enquêtes sur cet enjeu pétrolier.
L’indépendance algérienne acquise, De Gaulle ne trouve plus légitimité à rester à la tête de l’État français aux yeux du Canard. Par la personnalisation du pouvoir qu’engendre la Vè République, le général va en prendre à proportion de son haut grade militaire. Ce pouvoir personnel solitaire est pastiché par un De Gaulle flanqué en Louis XIV, singé en Roi Soleil (et son militarisme professionnel ne plaidait pas pour lui dans cette rédaction pacifiste…) : « la Cour » (et sa basse-cour) narrée par Fressoz et croquée par Moisan nait de façon éclatante et ne cesse d’amoindrir la grandeur du général, tout à sa monarchie autoproclamée.
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Le coup fatal sera donné par des événements nationaux extérieurs aux réunions de rédaction. Les manifestations de mai 1968, adulées par le Canard, terminent de faire vaciller De Gaulle pour mettre sur un piédestal présidentiel Pompidou, dans la continuité de « la monarchie gaulliste » tant brocardée.
Plus fort que jamais, le Canard Enchaîné termine son virage dans la fin des années 60, finit la mue devant le faire passer d’un journalisme d’opinion à un journalisme d’enquête et d’investigation.
Suite aux disparitions de nombreuses plumes fortes, l’équipe de direction et la rédaction sont grandement remaniées. Un renouvellement permettant aussi un rajeunissement des équipes journalistiques. Une refonte complète. Il n’est plus seulement ce que d’aucuns le réduisaient à n’être que « l’amuseur public ». Dorénavant, c’est l’information comme nouvelle force principale. Une stratégie payante. Et si le Canard ne se dépare pas pour autant de sa spécificité satirique et de la dénonciation des manquements des confrères de la grande presse d’information, le voilà qui devient « sérieux en restant léger ». Un savant dosage de politique et d’affairisme.
Les idéaux marqués à gauche de cette nouvelle bande rédactionnelle restent prégnants. Et l’épisode de la lutte du Larzac marque bien ce continuum utopique. En soutien à la cause, le Canard achète même une parcelle de terrain destinée au camp militaire, parcelle munie d’une mare dans laquelle il met à barboter six canards, forcément. Un appui en faveur des paysans locaux menacés d’expropriation et un engagement qui trouve même forme dans quelques participations manifestantes, activité politique publique assez unique pour être soulignée.
La présidence dite « monocratique » de Pompidou mais surtout du noble aristocratique Giscard d’Estaing donne du bois dont les journalistes du Canard font des allumettes. Parallèlement, le volatile souhaite une union de la gauche opposante favorisant l’arrivée au pouvoir d’icelle.
En attendant, le gouvernement vacille à chacune de ses parutions tant les scandales y sont dévoilés (voir infra). De quoi justifier, aux yeux des protagonistes inquiétés, certaines méthodes illégales (écoutes, filatures, etc.) pour faire lumière sur les sources du palmipède, intenter des actions en justice pour condamner l’hebdomadaire ou encore multiplier les contrôles fiscaux pour le faire trébucher définitivement.
Les années 70 sont une époque florissante avec des tirages de 500 000 à 750 000 exemplaires jusqu’au début des années 80 et l’élection présidentielle. Le chiffre d’affaire suivant la même progression croissante, les bénéfices explosent et le Canard se trouve bien abrité des mauvais jours sur son matelas bancaire. De sorte que le caneton peut se targuer de vivre presque exclusivement sur ses fonds propres à partir de cette période. Période prospère.
Un acheteur du Canard représentant environ 5 lecteurs, le niveau de pénétration est large et le palmipède ne finit pas d’avoir un impact électoral et démocratique (comme quoi les canards font écho…). Son journalisme d’enquête et d’investigation est donc cause de bien des tracas pour les gouvernants.
L’affection du Canard pour Mitterrand date des années gaulliennes (1965), par souci d’un vote utile via une union de la gauche, tout à son idéologie défendue entre ses colonnes. Le Canard n’aura de cesse de suivre cet opposant à la droite.
L’élection de Mitterrand obtenue, le Canard entame une période fragile. Ce qui n’est pas étonnant : le caquettement du Canard est souvent atténué lors des conquêtes de pouvoir par la gauche. Heureusement, il trouve toujours à raviver l’impertinence une fois la déception socialiste digérée (cf. Front Populaire…).
Viennent ensuite les années chiraquiennes, sarkozystes et hollandaises. Si les têtes changent, le Canard reste. Le même en l’occurrence : quoi qu’il en soit, quel que soit le gouvernant, le Canard peut se glorifier d’un tableau de chasse conséquent, en tout moment de la vie politique française, tant les défauts de nos dirigeants et les malversations politico-financières restent intrinsèquement liés au pouvoir.
La dénonciation de scandales reste la pierre angulaire de l’hebdo (avec la satire s’entend !). Puis, nous l’avons dit, les investigations à partir des années 60 seront une marque de fabrique indélébile dans le conscient des lecteurs du Canard et le subconscient de la population française.
Dresser la liste exhaustive de ses scoops s’avèrerait bien trop sacerdotal. Si la majorité est accessible pour mémoire, une petite revue des plus retentissants et/ou des plus rocambolesques est toujours tentante à rappeler, ce qui permet de bien souligner le rôle éminemment démocratique qu’a joué et joue encore le Canard Enchaîné.
Dès les années 20, les dénonciations politico-financières font parfois les gros titres. Dont celle de l’affaire Stavisky (1933), fidèle image du mariage contre nature entre les milieux politique, médiatique et financier. Une affaire conclut dans des circonstances mystérieuses d’ailleurs.
« Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant »
L’affaire Ben Barka met en lumière le rôle des officines et autres groupuscules barbouzards agissant en marge de la légalité.
L’affaire Foccart, du nom du secrétaire général de De Gaulle pour les affaires africaines et malgaches, souligne le goût immodéré d’un militaire étoilé pour les commodes électroniques. Lui permettant d’écouter et d’enregistrer les conversations tenues dans le palais élyséen en général, et celui du Général en particulier !
La publication des déclarations de revenus de Chaban-Delmas (1971/1972), grand fortuné et ci-devant premier ministre de Pompidou, dévoile qu’il aura réchappé à l’impôt sur le revenu pendant 4 années (son avoir fiscal couvrant celui de ses dus) en toute légalité mais de façon bien immorale. Cette première originalité (production de fac-similés) aura raison de la réputation d’un prétendant au siège suprême.
L’affaire Aranda (1972) est représentative des trafic d’influence, prise illégale d’intérêt, commissions et pourcentages perçus sur les travaux publics immobiliers (autoroutes,…), etc. et qui gangrènent tant les pouvoirs. Un coup de tonnerre à cette époque.
Sont relatées les aventures chiraquiennes de l’acquisition du château de Bity « en ruine » (sitôt acheté, le château était classé au patrimoine des monuments historiques, permettant d’échapper à l’impôt durant quelques années et d’entreprendre des réfections à moindre coût) et giscardiennes avec l’affaire des diamants (1979).
L’affaire Boulin (1979), sur fond de magouilles immobilières (constructibilité sur de terrains inconstructibles), dont le « suicide », occasion trop bonne, fera mettre au pilori le Canard Enchaîné par les gouvernants (comme plus tard celui de Bérégovoy).
L’affaire Maurice Papon (1981), ancien ministre du Budget du gouvernement de Raymond Barre, au passé collaborationniste, qui aura œuvré dans la déportation des Juifs bordelais durant l’occupation allemande.
L’affaire des avions renifleurs (1983), dont l’escroquerie a concerné Elf, alors première entreprise nationale, excusez du peu. Ces avions, bardés d’ordinateurs, étaient sensés trouver du pétrole depuis le ciel en survolant les territoires.
Le piratage des ordinateurs du CEA (1984) à partir d’un minitel, donnant accès à des banques de données confidentielles. Ce qui n’est pas moins risible de la part d’un journal méfiant encore aujourd’hui à l’égard de l’Internet et des réseaux électroniques…
Le passé tortueux (tortureux ?) de Le Pen en Algérie en 1957 (1985) sera révélé, non sans lui valoir quelques procès gagnés contre le plaignant.
La plupart des affaires de financement occulte des partis politiques (affaire Urba-Gracco, Gifco, des HLM de Paris, Cogedim, du RPR, du CDS, et tellement d’autres encore).
Les détournements d’argent à coups de fausses factures (tels l’affaire du « Carrefour du développement » en 1986) et les ventes d’armes vers des pays sous embargo, confirmant la puissance du lobby militaro-industriel, sous couvert de raison d’État et de secret-défense, pour changer (affaire Luchaire en 1986).
Mais aussi l’affaire des faux électeurs à Paris (1989 puis 1997), de sa mairie et de ses HLM.
L’affaire du sang contaminé (1989/1991), le Centre National de Transfusion Sanguine faisant s’écouler le stock de produits sanguins non chauffés et donc contaminés, en pleine période de HIV, pour les hémophiles français voire à destination des pays du sud.
L’affaire des conditions d’achat en 1997 par Nicolas Sarkozy d’un appartement de 235 m2 à Neuilly (2007), sur l’île de la Jatte, via l’entreprise de travaux qui travaille régulièrement avec la mairie de Neuilly dont il était l’édile. Une ristourne amicale de 300 000 euros d’économies est attestée. Ça frise la prise illégale d’intérêt…
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Les votes achetés à Corbeille-Essonnes par Serge Dassault.
L’affaire Bygmalion.
Les révélations sur la vente de l’hippodrome du Putois à Compiègne par le ministre du Budget Éric Woerth. Et celle du marché publique du Pentagone français (dit Balargone).
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« L’essentiel est de savoir », Claude Angeli
Bref, des affaires d’envergure popularisées et des personnalités égratignées (doux euphémisme). Dont quelques-unes, politiques, ne se sont pas relevées. Mais si le Canard Enchaîné s’évertue à moraliser la Cité en révélant les scandales qui la gangrènent, il ne se dépare jamais de sa frivolité et de son ton sarcastique. Car c’est aussi cet état d’esprit qui fait son attrait. La forme donc, autant que le fond !
Né durant la première guerre mondiale, le Canard ne déroge pas à la formule associant textes polémistes et dessins caricaturistes. Au fil des années, il devient exception puisque rares sont les périodiques aujourd’hui mêlant autant l’information journalistique et la caricature dessinée.
Originellement, le Canard est un journal de journalistes auquel collaborent des dessinateurs. Ces derniers sont accueillis dans les pages avec l’objectif de compléter, par l’humour caricaturiste, les travers révélés dans les articles des personnages qui nous gouvernent. Des dessins d’actualité qui viennent compléter une lecture déformatée et appuyer la satire et la raillerie de leurs traits crayonnés.
La caricature, la parodie et la pastiche constituent les moyens d’expression privilégiés des dessinateurs. Ces dessins ont tout leur intérêt pour permettre le débat d’idées, la libre critique. A l’instar des articles eux-mêmes. Cela demande d’être incisif et réactif. Des facultés qui donnent toute sa puissance à l’image, parfois plus fortement qu’un texte qu’il est supposé orner. Et donc des réactions disproportionnées dont la religion n’a pas le monopole…
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Pour ne citer qu’un exemple (qui n’est pas le pire !), cette bulle ci-dessus de Cabu aura déclenché le courroux du Japon et une plainte de l’ambassadeur ad hoc en France. Et des menaces de mort !
De nombreux dessinateurs ont œuvré pour le volatile. Tous ont marqué ses pages et son histoire par leurs crobards. Cabrol, Dubosc, Grove, Guilac, Lap, Grum, Moisan donc (voir supra), Guiraud, Ferjac, Pino Zac… Les plus contemporains Kerleroux, Cardon, Pancho, WozniakDelambre, Kiro, Potus, Ghertman… Enfin Pétillon, Lefred-ThouronEscaro, et feu Cabu, tous quatre parmi les plus prolifiques de l’hebdomadaire.
La disparition très (!) prématurée de Cabu a laissé de six à dix cadres vides chaque semaine. Cet appel d’air a permis les arrivées confirmées de Mougey, Bouzard, Diego Aranega, Aurel, Lefebvre, Larabie et Lindingre. Ce qui n’est pas de trop pour prétendre à le remplacer…
« On propose juste quelques croquis aux journaux, dans l’espoir de rire ou de faire rire avec quelques caricatures. Un dessin, ce n’est qu’un dessin. Un truc gribouillé qui essaye d’amuser tout en espérant faire un peu réfléchir. Rire et faire réfléchir » disait Cabu, tout à son humilité et sa tendresse légendaires
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Ce dessin, spécialement exécuté pour fêter les 100 ans du volatile à sa manière, résume Cabu. Soit un indécrottable pacifiste qui voyait un moyen simple de faire cesser le conflit de 1914 : que les troufions engagés dans les tranchées s’échangent des exemplaires du Canard Enchaîné et de Simplicissimus (son alter-égo germanique) pour faire se dresser les rires et tomber les armes.
Le statut des dessinateurs restent quelque peu à part dans l’univers du palmipède. Ils sont une douzaine de dessinateurs à être les habitués des colonnes, ne sont pas exclusifs à l’hebdomadaire (contrairement aux journalistes) et présentent leurs productions à de nombreuses autres parutions.
Il est en tout cas un équilibre subtil entre les articles et les dessins. Ces derniers tenant de l’exagération, de la déformation, il s’agit de compléter les révélations sans en amoindrir l’information prouvée ou en dévaloriser les charges argumentées. De la valeur ajoutée donc.
Et une permission spéciale que ces caricatures : de celle du droit à choquer, heurter, sans distinction de bon ou mauvais goût. Une liberté qui nous réapparait fragile, suite à l’attentat contre Charlie Hebdo. La France a pourtant une longue tradition de presse satirique, et le Canard Enchaîné fait perdurer le combat de ce genre littéraire en tant que liberté d’expression.
« La caricature et la satire étant par nature abusives, les limites du droit à l’humour doivent être considérées comme des abus d’abus » selon Me Basile Ader
Charger, croquer, déformer, portraitiser, caricaturer. Mettre en lumière un trait de caractère, venant appuyer une révélation dans la colonne voisine. Car si les rédacteurs demandent des dessins pour combler les pages, ces planches soulignent pleinement le qualificatif de ce journal satirique. Et la caricature comme une contrepartie de la notoriété.
L’alchimie satirique, ce joyeux mélange des genres, semble totale. Mariée à une bonne dose de savoir vivre.
Le Canard Enchaîné fait partie, dès sa naissance, d’une presse de gauche. Idéologiquement.
Oui, le Canard est sérieusement idéologue : antiparlementarisme, pacifiste autant qu’antimilitariste, hostile et étranger aux partis et politiciens, libre de toute attache mais partisans des libertaires, du socialisme, du communisme et des radicaux, contre les privilégiés, anticlérical, réfractaire aux dogmes, aux doctrines, à tout système, anticolonialiste, internationaliste, anticonformiste, mécréant. Que sais-je encore ?
Ce qui fait son identité propre, en sus de l’indépendance publicitaire dont le Canard Enchaîné ne se départira sans doute jamais, c’est son profond rejet de ceux qui profitent de leur situation. Soit les députés, sénateurs, académiciens, tous les corps constitués des entités républicaines (police, diplomatie, armée, etc.), les industriels, les affairistes, les personnalités en vue… Bref, le Canard canarde tout ce qui bouge, attaque bille en tête les institutions, stipendie les professionnels de la politique et les religions en général, démystifie le pouvoir et révèle les précieux ridicules.
Son ADN est constitué des quatre bases indispensables : loufoquerie, irrévérence, anarchisme et iconoclasme.
« Modérément anarchistes et modérément modérés » selon Yvan Audouard
Par-delà le fond, c’est aussi la forme qui assoit sa notoriété et son aura. Cette forme est l’histoire même de cette aventure née il y a cent ans. Histoire née entre copains. Bande potache à l’hédonisme en fer de lance. Et c’est toute une nostalgie du bon vivre qui ressurgit, nourrie pour ma part par un environnement san-antonionesque, comme une tentation mystique.
L’encre coulait ainsi dès conception à même débit que le Quincy et le Juliénas. Les fluides passant du bout des doigts aux glottes des gouleyants fondateurs, amateurs de vins à caractère (ce n’est d’ailleurs pas à LaTéléLibre que nous mettrons en doute les vertus conviviales de ce type de breuvages !). L’équipe rédactionnelle en parfaits épicuriens, le stylo et la fourchette solidement maitrisés. L’art de la table autant que l’art littéraire.
Des tablées et agapes arrosés au cœur du quartier des imprimeries montmartrois, pour fêter le bouclage, et pour toute autre occasion ! Hors les événements, les portes du bistrot n’étaient donc jamais loin d’être entre-ouvertes, les excuses toujours à portée de langue, les verres à portée de mains.
Cet esprit de groupe, pour ne pas dire cet esprit familial, c’est la légende qui vient compléter le tableau rocambolesque de cet hebdomadaire atypique. Querelles et coups de gueules compris. Ce croisement improbable entre le journalisme rigoureux et l’esprit rabelaisien à la Béru-Béru. Un art de vivre validé par les lecteurs, rapidement rassemblés au sein de l’association des « amis du Canard ». Folklore jovial et réjouissant que ce projet de vie, enivrant.
Il y a du mythique et du nostalgique par procuration dans l’épopée burlesque de ces gais lurons. Comme un âge d’or qui suinterait encore sur les générations actuelles. Cela procède de la croyance ou de l’espérance.
Cette atypicité, qui nous le rend si attachant, cette identité propre, intrinsèque, viscérale, l’isole aussi de ses confrères. Son tableau de chasse pousse au respect, mais son ironie constante envers et contre tous laisse place à une certaine inimitié de la part des hiérarchies concurrentes. Ce dont il se contrefiche certainement, à juste raison !?
Nul doute que la rubrique de « la brosse à reluire » (dès 1936), qui moque ceux qui pourlèchent le puissant à coup de brillantine, qui pourfend les préposés au cirage de pompe appuyé, fait naitre quelques rancœurs. Quant à celle du « coin des piqueurs », elle tape sur les autres parutions qui reprennent ses révélations sans prendre la peine de sourcer ses articles originels.
Le Canard Enchaîné se veut transparent vis-à-vis de ses lecteurs. Aussi, il n’hésite pas à s’autocritiquer, à faire rectificatif d’erreurs commises (rubrique « Pan sur le bec »), contribuant d’autant à la crédibilité des informations publiées. Cette morale et cette déontologie revendiquée finissent d’irriter.
Les mécontents sont nombreux à écrire au Canard. Ce dernier accorde parfois des droits de réponse directement dans ses colonnes (un respect légal peu usité par les autres publications). Souvent, bien mal leur en prend tant la deuxième salve peut s’avérer définitivement tranchante envers l’intervenant. Si les mis en cause peuvent remercier le volatile de leur céder la parole bien plus fréquemment que dans les autres publications, ce n’est finalement pas à leur bénéfice… Méchant petit canard.
Pour finir de se démarquer, le palmipède publie les résumés et bilans d’exploitation de son titre depuis 1979, obligation légale à laquelle il s’astreint et fort peu la presse en général.
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Le Canard ne fait décidément jamais rien comme les autres.
Imperturbable, le Canard conserve sa vision. Et par-dessus tout, son amour des calembours, des antiphrases, des anagrammes, des périphrases et des contrepèteries, bien malgré les modes et les générations. Ce style d’écriture fait partie de ses fondations. Quelque chose de typiquement franco-français, fait de tournures d’esprit, de litotes et de parodies. Et ce que l’on pourrait juger vieux et fatigué, cependant que chacun y va de sa refonte de maquette et de son marketing poussé, trouve encore son lectorat conquis.
Petits plaisirs égoïstes, le Canard trouve même place de jouer dans les interlignes. Voire de passer des messages personnels et encodés, comme en temps de guerre. Telle cette petite correspondance privée :
 Sûr que cette Coline sera (très) bien élevée… »
L’amour des uns autant que la haine des autres réside aussi dans tout cela : dans cette personnalité inébranlable, à l’humeur inflexible. Le Canard Enchaîné, sardonique au possible, rit de tout et de tous, et nous rions avec lui. Pas de politiques, d’éminences que l’hebdo satirique n’ait étrillés une fois. Il fait et défait des réputations. Il exerce, qu’il le veuille ou non, une influence importante sur la politique et les politiciens. Le Canard est devenu une institution pérenne et son ironie portée sur le cirque politique, cette comédie quotidienne, sur les tartufferies, ne semble pas l’amoindrir.
« Dur pour l’homme de droite parce qu’il est ce qu’il est, le Canard est impitoyable à l’homme de gauche quand il n’est pas ce qu’il devrait être »
Comme il ne fait jamais rien comme les autres, le vilain petit Canard est en sus congénitalement indépendant. Son actionnariat est savamment verrouillé pour éviter la main mise par des intérêts extérieurs. Son armure fait des envieux, alors que la plupart des titres se battent quotidiennement contre les dictats financiers et publicitaires, tout à leur survie. Le volatile est en effet constitué depuis 1946 de deux entités. Une certaine autogestion.
D’un côté, une société civile, détenant le titre « Le Canard Enchaîné », appartenant à 5 actionnaires (héritiers, rédacteurs et vieux routards).
De l’autre, une société anonyme « Les Éditions Maréchal – Le Canard Enchaîné », exploitant le titre, se chargeant de l’édition et de la vente et reversant à la première un loyer de 100 000 euros annuel pour l’utilisation du titre. Dotée d’un capital initial de un million de francs (capitalisée à 100 000 euros), elle est détenue sous forme de 1000 actions réparties aux collaborateurs permanents actifs, des journalistes au personnel administratif méritants (ces actions sont sans valeur, non cessibles, sont transmises gratuitement aux collaborateurs et ne donnent droit à aucun dividende). Un cadenassage pour que le titre reste entre de bonnes mains.
Un conseil d’administration est élu par les collaborateurs actionnaires qui nomment un directeur annuellement lors de l’assemblée générale. Les postes de direction restent réservés aux anciens de la maison, pour préserver l’esprit et faire perdurer la ligne éditoriale. Ce qui n’est pas sans marquer à nouveau une différence avec les concurrents où le jeu des chaises musicales et les roulements sont plus fréquents, parfois d’un média à l’autre, sans plus de difficulté.
Il est d’habitude et statutaire que les bénéfices soient versés dans les réserves (au titre de provisions, pour des investissements futurs, ils ne sont pas soumis aux impôts car déduits du résultat financier pour 5 années, ce qui est bien pratique !). Pour prévenir les années moins fastes, les difficultés commerciales d’une chute du lectorat et/ou des mésaventures judiciaires.
Mais le Canard ne vit très largement que de la stricte vente de ses numéros hebdomadaires. Les diversifications (almanachs, Canard de poche, etc.) n’ont jamais perduré, les Dossiers du Canard (périodique thématique) ne gardant seuls qu’une parution trimestrielle depuis les années 80.
Avec des bénéfices nets annuels jamais démentis depuis 1958, le Canard Enchaîné est riche de près de 150 millions d’euros. Une marge de résultat considérable pour une entreprise de presse. La jalousie de certains se transforme à ce stade en haine devant tant de réussite. Loin des problèmes économiques des autres publications (tiraillées qu’elles sont entre le besoin publicitaire et la concurrence numérique), le vilain petit Canard peut continuer à se consacrer pleinement à son œuvre satirique.
Bref, de quoi voir venir. Être indépendant coûte que coûte est encore un luxe que le Canard peut se permettre. Et les difficultés financières des années 50 qui ont failli lui valoir son rachat ne sont qu’un mauvais souvenir.
« Un journal sans argent peut paraître et vivre avec les seules ressources de sa vente, sans compromission d’aucune sorte » disait son fondateur Maurice Maréchal en bon augure
L’équipe est plutôt restreinte. Une petite soixantaine de personnes, personnel administratif compris. Aujourd’hui, une bonne trentaine de journalistes, rédacteurs, dessinateurs, correcteurs, secrétaires de rédaction sont, selon la légende, parmi les mieux payés des professionnels de la profession (sur 15 mois, avec deux salves de primes annuelles). Les noms des protagonistes, des journalistes permanents, restent peu connus du lectorat ou peu populaires. La discrétion des forçats du palmipède est de mise.
Cette indépendance lui donne liberté de faire paraitre toutes les informations utiles. Et par ricochet donne liberté de parole aux personnes extérieures. De sorte que les informateurs réguliers ne sont pas que des politiques (adeptes des coups à 2 voire 3 bandes), tels l’entourage des ministres et les habitués des coulisses de l’Assemblée Nationale ou du Sénat… Ce sont aussi des journalistes appartenant à d’autres rédactions. Si l’on peut regretter que l’information ne diffuse pas dans les autres journaux, nous pouvons nous rassurer que le Canard reste un exutoire utile à la démocratie : les informations y paraissent malgré tout, et son indépendance n’est pas étrangère à l’affaire. Aussi, les lanceurs d’alerte et les lecteurs eux-mêmes contribuent à alimenter les colonnes du volatile.
Un cadre de vie agréable qui fait des envieux voire des candidats spontanés. Mais ce n’est jamais le journaliste qui vient proposer sa collaboration au Canard, c’est le Canard qui va chercher les plumes qui lui siéront. La légende raconte que le chanceux sollicité doit avoir l’esprit ironique, savoir garder toute distance avec le spectacle politicien et parlementaire, posséder une déontologie pleine et entière, être emprunt d’une philosophie humaniste dépassant l’opinion politique et partisane. Ce qui doit faire peu d’éligibles…
 
Ainsi, le Canard est jalousé. Ses réussites financière, populaire… font des désireux. Les plus téméraires, osant surfer sur sa notoriété, se risquent parfois à le copier, voire le plagier.
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Plus modestement, l’avouai-je moi-même, en pleine adolescence lycéenne, cependant que le volatile me tiraillait déjà les sens, j’ai cédé à l’euphorie. En tout hommage.
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Copié, plagié, mais jamais égalé ! Le Canard est résolument un journal à part. A tout point de vue. Au mieux cela agasse les concurrents. Au pire cela pousse à s’en méfier. Vilain petit canard !
Les services de renseignement ont toujours été choyés et les diverses polices officielles et parallèles traitées comme il se doit par un pouvoir enclin à s’assurer de la bonne poursuite de la « raison d’État » en général, et de ses intérêts particuliers… en particulier justement !
De sorte que les fiches et autres multiples dossiers officieux n’ont eu de cesse d’être alimentés pour prendre avantage sur l’avenir et prévenir des mouvements contestataires. Le Canard Enchaîné n’était pas en reste, à révéler des scandales politico-financiers de plus en plus et de mieux en mieux à mesure que sa force croissait et que ses réseaux se densifiaient. Ses sources en devenaient âprement recherchées.
Si en 1919, le Canard ne faisait pas encore parti de la liste de journaux à surveiller car enclins à la « propagande ou aux idées révolutionnaires susceptibles d’ébranler le moral des troupes » dressé par le service des Renseignements Généraux (RG), cela n’était que partie remise… Le Canard a ainsi eu droit à son rapport, établi entre novembre 1929 et août 1932 par les RG, enquête diligentée sur demande directe du pouvoir en place de l’époque.
Viendra ensuite un nouveau dossier constitué encore et toujours par les RG en 1972 mais dont la teneur décevait le ministre de l’Intérieur (Marcellin). Dossier de 146 pages qui fut publié sous le titre « une enquête de police sur le Canard Enchaîné », traitant des archives, des comptes bancaires des journalistes et informateurs supposés du Canard.
C’est alors une mode de l’époque (révolue ?): la plupart des journalistes et beaucoup d’hommes politiques eux-mêmes (de l’opposition ou du propre parti gouvernemental, tels Lecanuet, Peguy, Poher, Marchais, Mitterrand, Poniatowski, Chirac lui-même en tant que ministre des Finances !, etc.) étaient mis sur écoute.
Dans ce contexte, l’affaire des micros du Canard restera comme un moment sensationnel dans la vie de l’hebdomadaire. Un événement repris internationalement qui aura marqué son histoire et fini d’asseoir sa réputation de grand trublion.
« Quelle Watergaffe ! »
Depuis le virage rédactionnel des années 70, le lot de révélations et d’enquêtes fracassantes est servi hebdomadairement (voir supra). Ça canarde, ça exécute impitoyablement, avec insolence. Et ce franc-tireur qu’est devenu le Canard torpille les carrières politiques aussi sûrement que l’eau coule sur son plumage. D’amusant, il est devenu sérieux et il semble urgent pour les pouvoirs de mettre la main sur ses sources d’informations. Il s’agit même pour certains zélés de mettre hors d’état de nuire « l’ennemi de l’intérieur ».
Aussi, profitant du déménagement de la rédaction du palmipède, une équipe de la Direction de Surveillance du Territoire (anciennement DST) posait, en tenue de plombiers, des micros dans le futur local. Cette découverte impromptue donnait à publier l’une des Unes les plus populaires du palmipède.
La justice, saisie maintes fois, n’y trouvera rien à redire au bout de 8 ans de procédure. Maladroitement enterrée, l’affaire restera dans les annales. Les locaux du Canard en conserve d’ailleurs historiquement une plaque commémorative : « Don de Marcellin, ministre de l’Intérieur 1968-1974. Ici, dans la nuit du 3 décembre 1973, des plombiers furent pris en flagrant délit d’installation de micros »
Les voix du Canard restent impénétrables. Et pas qu’au pouvoir.
Il ne fait surprise à personne que mon attachement au Canard Enchaîné est prégnant. De sorte que, comme tout lecteur invétéré, j’ai une propension à vouloir en savoir toujours un peu plus sur le volatile.
Pourtant, c’est un fait avéré, devant cette institution vieille d’un siècle, je ne peux que regretter le manque d’enquêtes. Indépendantes, s’entend. Me laissant comme frustré par de si modestes documentations sur mon animal favori. Alors que tous les grands organes de presse en général ont fait l’objet de curiosités investigatrices. Les mécanismes en fonction dans les institutions (statut auquel est parvenu le Canard Enchaîné à son corps défendant) gagnent pourtant toujours à être connus.
Très peu ont donc concerné le volatile, cet exemple vivant du nécessaire quatrième pouvoir démocratique. Trop peu !
Qu’est-ce qui fait l’unicité de cet hebdomadaire ? Comment a-t-il pu survivre et affermir sa position durant tout ce siècle passé ? Quelles sont les arcanes de la rédaction ? Les coulisses des vérifications pointues et des recoupements journalistiques ? Etc.
Pour s’approcher au plus près de la cuisine interne, il faut se reporter aux deux uniques documentaires audiovisuels existants, plutôt panégyriques :
–   « Aux quatre coin-coins du Canard », du journaliste indépendant Bernard Baissat (1987) retraçant l’histoire du Canard et tentant de faire lumière sur quelques personnalités fortes de l’hebdomadaire. Ce documentaire sent bon l’esprit atypique, fait d’insolence irrévérencieuse et de liberté frondeuse ;
–   « La mare au Canard », par la rédaction du Canard elle-même (1994), diffusé à l’occasion des 80 ans de l’hebdomadaire sur la première chaîne publique (Antenne 2) en 1995. Dédié aux sentimentaux de l’hebdomadaire.
Sur cette base restreinte, la thèse publiée de Laurent Martin est bien une mine unique d’informations historiques, idéologiques, économiques, journalistiques, critiques. Il en a été tiré un ouvrage détaillé (« Le Canard Enchaîné ou les fortunes de la vertu – 1915/2015 », éd. Flammarion) qui comblera quelque peu ma curiosité. Et Martin restera l’un des rares à avoir eu un accès illimité aux archives du Canard, si réfractaire à l’intrusion extérieure (ce qui n’est pas incompréhensible quand on a été l’objet de constitutions de fiches, d’enquêtes policières, de filatures voire d’écoutes illégales me diriez-vous, à juste titre…).
Ces trois sommes permettent d’approcher un peu mieux le Canard, même si c’est toujours avec l’assentiment et l’autorisation des considérés. Par exemple, il est délectable d’y découvrir le déroulement de la semaine-type d’un journaliste du Canard Enchaîné : « le mercredi, vers 15h30, a lieu une réunion d’information où l’on se met d’accord sur les sujets que l’on va traiter dans le prochain numéro [souvent à mots couverts et de manière encodée quand le sujet s’avère délicat]. Le jeudi a lieu une réunion identique mais qui réunit exclusivement les rédacteurs des pages 6 à 8, la partie culturelle du journal. Du mercredi au lundi, l’information est rassemblée, les articles sont écrits. Une autre réunion a lieu le lundi matin, pour mettre les articles en place. Le lundi soir, les dessins sont choisis par le directeur, un secrétaire de rédaction, le rédacteur en chef des pages culturelles. Le mardi matin, les responsables sont à l’imprimerie vers 6h30-7h00, les autres arrivent vers neuf heures. Le bouclage officiel est prévu avant 13h30 mais n’a souvent lieu que vers 14h30 [les plus rusés et les rompus profitent de ce stress de fin de bouclage pour faire passer leur papier juste terminé]. Ce rythme type varie en fonction des niveaux de responsabilité et des attributions. Certains écrivent toutes les semaines dans le journal, d’autres peuvent n’écrire qu’une fois par mois ». Toute cette matinée consacrée à la composition de l’hebdomadaire est un moment charnière, acméique. C’est aussi à ce moment final que certains dessinateurs (dont Cabu, habitué à l’exercice) produisent les dessins de commande pour agrémenter un article en particulier. Les titres et les derniers jeux de mots sont tranchés. Le Canard n’a plus qu’à sortir des rotatives… Enfin, fraichement imprimés, une partie des exemplaires est acheminée à la rédaction pour y être distribuée aux autres médias, aux ministères, via des coursiers venus en nombre satisfaire la curiosité des impatients (cette habitude semble avoir été prise depuis De Gaulle lui-même qui venait faire quérir le numéro par son motard pour apprendre « ce qui se passait en France »). Comme empreints d’une certaine nervosité à l’égard du célèbre hebdomadaire satirique et sur les scoops éventuels qu’il s’apprêterait à publier. Décidément, je ne suis pas le seul à me jeter sur le nouveau numéro et à trouver tout stratagème afin de le découvrir en toute primeur.
Outre ces deux documentaires télévisuels, et cette thèse éditée, peu de livres donc (voir les sources ci-dessous). Et souvent hagiographiques.
Alors, pourquoi ce silence autour de l’hebdomadaire ? Il ne faudrait pourtant pas en taire les critiques de forme et de fond. Cela devant aider à la pérennité du journal car il ne saurait être de contre-pouvoir sans garde-fou. De quoi s’assurer que notre confiance aveugle repose sur des fondements solides.
Pourquoi ne pourrait-on s’autoriser à enquêter sur la manière dont est élaborée son information, la presse étant un objet d’investigation comme les autres ? N’y a-t-il aucune légitimité à s’intéresser à la fabrication d’un quotidien d’informations, a fortiori à enquêter sur l’hebdomadaire historique de la presse française, journal jouant un rôle démocratique central ?
« Le vrai Canard » de Larse et Valdiguié s’y est risqué. Maladroitement. Y sont « révélées » les accointances sarkozystes qui auraient fait suite à la proximité mitterrandienne. Et, superficialité suprême, la misogynie du Canard y est montrée du doigt. Ce qui était annoncé comme un brûlot est finalement une flammèche vite éteinte.
Paradoxalement, dans le même temps, cet épisode n’est pas sans confirmer la difficulté d’enquêter sur cet hebdomadaire et souligne la force de frappe du Canard face à ses éventuels contradicteurs, sa faculté à taire les critiques.
 
Ces critiques existent pourtant. Concernant sa phobie numérique par exemple (son site Internet officiel est moins alimenté que celui de la mairie de Louzy !). Et en premier lieu cette absence de numérisation qui me prive d’archives précieuses. M’obligeant, cas éminemment personnel, à l’archivage spontané et fastidieux des articles, comme autant de pièces à conviction sur les sujets les plus divers, les personnalités les plus en vue ou en devenir. Mon devoir de mémoire personnel, ma base citoyenne de données informatives. Loin d’être le seul à déplorer ce manque de valorisation du patrimoine du Canard, la Bibliothèque Nationale de France elle-même se casse les dents sur cette numérisation.
Pourtant, il serait dommageable pour tout le monde que cette position dogmatique précipite le Canard vers sa disparition faute de lectorat. Car si le Canard doit sa santé financière à la fidélité de ces lecteurs, encore faudrait-il s’assurer que les jeunes générations viennent renouveler d’autant le lectorat trépassant.
Le Canard Enchaîné souffrirait d’un fossé générationnel, d’une ringardisation. Son style unique et identitaire pourrait causer sa perte vis-à-vis d’un lectorat jeune peu attiré par ses calembours et/ou ses blagues d’initiés… Il est un fait que le Canard a perdu 16% de ses lecteurs en 2013.
Aussi, les critiques des sociologues se portent sur la mare de l’hebdomadaire à sec de propositions constructives et saumâtre de débats démocratiques ouverts. Pour le dire autrement, à vouloir tirer sur tout ce qui bouge, le Canard Enchaîné serait le meilleur « agent de dépolitisation ». Il serait trop moralisateur, peu constructif, piètre lubrifiant social. Il ne serait que poil à gratter prêtant à sourire (heureusement serais-je tenté de dire ! C’est l’objectif premier du poil à gratter…). Portant essentiellement critique, il ne donnerait que peu matière à la réflexion, même si l’hebdomadaire n’est pas sans participer à une morale publique et à une certaine lucidité citoyenne.
Le Canard souffrirait d’une théâtralisation à l’excès de la vie politique et économique (à travers ses coulisses et la fameuse « mare aux canards » de la page 2). A l’instar de ce qui est reproché aux Guignols de l’info.
Enfin, sa périodicité même fait débat. Le Canard étant hebdomadaire, cependant que l’actualité s’inscrit dans un cadre journalier. Ce qui, il est vrai, l’oblige à rester passif sur des pans entiers de l’actualité devenue « périmée ». Et l’information internationale y est par trop réduite à sa portion congrue (le seul article hebdomadaire de politique extérieure est très généralement centré sur les activités militaires françaises). Pour ce qui concerne sa pagination, les huit pages peuvent être jugées comme insuffisantes quantitativement.
Bref, je voudrais être rassuré. Sur l’avenir de mon hebdomadaire. Car si l’absence de révélations à l’encontre du Canard Enchaîné rassérène dans un premier temps, la peur mêlée de fascination qu’il inspire finit d’interroger. D’où le besoin de s’assurer, comme tous les pouvoirs, que le sien ne fasse l’objet d’aucun abus.
Le lectorat fidèle n’aurait pas légitimité à tenter de s’approcher de son animal favori ? A vouloir en caresser les pennes ? Le Canard doit pourtant faire montre de fierté de cette situation : que son lecteur soit inconditionnel à son endroit, et que l’esprit critique qu’il lui insuffle chaque semaine soit dirigé aussi à son envers. Et le lecteur de s’interroger ouvertement : existe-t-il un décalage entre les principes auxquels est attaché le Canard, son image publique et leur traduction dans la vie politique du pays, dans la réalité de son fonctionnement ? Quand bien même, les biais éventuels remettent-ils en cause la qualité de ses informations ? Les zones d’ombre hypothétiques donneraient-elles à voir surgir des révélations vitales ? Etc.
Son succès, le Canard le doit à la fidélité de ses convictions. Et à ses lecteurs indéfectibles. Attachés eux-mêmes à cette déontologie qu’il laisse transparaitre. Que cette dernière fasse défaut, et le lectorat se détournera de ce dernier bastion de l’intégrité. Puissions-nous la savoir intangible. Jusqu’à preuve du contraire, le palmipède est dépositaire de notre confiance (et nous lui serions gré de continuer à en faire bon usage).
Le Canard Enchaîné, on ne l’aime pas ou on l’adore. Moi, je suis tombé dans la mare (mite) quand j’étais petit.
Aujourd’hui, le Canard en impose. A tous. Le journal est devenu une puissance, une institution. Il fait et défait les réputations, les ternit voire les détruit. Il est un parangon de l’investigation française à la solide crédibilité internationale.
Il est empreint d’un équilibre subtil entre les enquêtes sérieuses et les dessins d’actualité. Entre l’objectivité des faits et la subjectivité de son engagement idéologique suintant entre les lignes. Entre le poids de ses preuves fac-similées et la légèreté de la satire !
« Le Canard entend être le fou du roi en même temps que le garde-fou de la République » disait Roger Fressoz
C’est un franc-tireur avec les armes du ricanement. Moqueur, il exaspère la classe politique, toute tendance confondue. Son style et son ton sont homogènes, son identité langagière intangible. Le Canard est un et indivisible, les journalistes, fussent-ils de fortes personnalités, s’effaçant malgré eux derrière l’âme éternelle du palmipède. Une entité plus forte que la somme des unités qui la composent.
En 4 générations rédactionnelles, le Canard Enchaîné a su s’adapter à bon nombre de périodes : deux guerres mondiales, autant d’armistices, une révolution, trois républiques, des illusions politiques et leurs rapides désenchantements, la concentration des médias aux mains des grands complexes industrialo-financiers…
Et si le Canard s’adapte avec beaucoup de lenteurs, de prudence, c’est qu’il est foncièrement méfiant, à tous égards. Et de nous retrouver alors partagés entre notre souhait de le juger suffisamment fort pour être indémodable et celui de le savoir capable de s’adapter à l’avenir. L’objectif étant de pouvoir le lire ad vitam.
Jusqu’à preuve du contraire, sa liberté, son investigation et son impertinence sont œuvre de salubrité publique. Parce que le journalisme est défié de maljournalisme. Parce que les connivences sont condamnées par l’opinion publique. Alors l’irrévérence, pierre angulaire de l’état d’esprit du Canard Enchaîné, est bien le moindre à accepter de cette presse indépendante indispensable.
« Un journal libre est nécessairement ironique » disait Camus
… l’ironie étant la meilleure arme contre tous les plans de communication. Un journal libre est par voie de conséquence forcément satirique.
Si le chien est le meilleur ami de l’Homme, pour le citoyen c’est le Canard Enchaîné.
* Fondé en 1915 puis refondé en 1916, le Canard peut s’enorgueillir de fêter deux anniversaires séculaires différents. Ce qui n’est pas sans faire poindre des désaccords entre puristes…
Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu, histoire d’un journal satirique 1915-2000, de Laurent Martin (éd. Flammarion, 2001 ; puis réédité au Nouveau Monde en 2005)
Messieurs du Canard, de Jean Egen (éd. Stock, 1973)
50 ans de Canard, anthologie 1916-1968, la rédaction du Canard Enchaîné
Les micros du Canard, Claude Angéli et Stéphanie Mesnier (éd. Les Arènes, 2014)
Une enquête de police sur le Canard Enchaîné, Christian Plume et Xavier Pasquini (éd. Jean Picollec, 1980)
Le Canard Enchaîné, La Vè République en 2000 dessins 1958-2008, la rédaction (éd. Les Arènes, 2008)
Nicolas Brimo, pour sa confiance, sa disponibilité et la franchise de ses réponses
Lurinas, pour son travail complémentaire
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Par coincoin, le
Fidèle lecteur du Canard j’ai apprécié ce film au début humoristique où les personnes interviewées donnent sans détour leur sentiment sur ce journal satirique et sa manière de travailler. Ensuite nous découvrons une très bonne rétrospective de l’histoire du Canard. Bravo pour ce reportage.
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