A Riga, balade de la Futurologie de la Coopération, projet hébergé par l’Amicale de Production. (Rasa Aslknyte)
L’Amicale de Production est une boîte franco-belge moderne. Comme la plupart des boîtes modernes soucieuses d’inventer les «bonnes pratiques» à l’heure de l’anthropocène, elle organise pour les salariés des «séminaires outdoor», afin de faire naître d’autres «flux interpersonnels» et de «maximiser le relationnel d’équipe». C’est dans ce contexte qu’elle «expérimente des process d’intelligence collective» pour une «circulation optimisée des idées». La différence avec d’autres boîtes modernes, sans doute, est que cette Amicale n’est pas une start-up des nouvelles technologies ou une entreprise spécialisée dans l’épuration du biogaz. Elle produit des œuvres d’art drôles et profondes : ici une petite conférence instructive et nonsensique, là un spectacle QuentinDupieusoïde, là encore des jeux artisanaux comme le Jeu de l’oie du spectacle vivant, petit concentré d’humour noir méta et mignon sur le parcours du combattant que représentent la production et la diffusion de spectacles. De la loufoquerie astucieuse, souvent bricolée à l’aide de cartons et de post-it, dans une esthétique pauvre mais futée que l’Amicale qualifie non sans fierté de «middle-tech», soit quelque part entre le low-tech et le high-tech.
On s’amuse beaucoup, dans cette famille d’artistes et de producteurs disséminés entre Lille et Bruxelles, à détourner le jargon d’entreprise et les bilans comptables, à quantifier l’inquantifiable, à diagrammer l’indiagrammable, à faire entrer au chausse-pied le domaine de l’inutile et de l’improductif – l’art, les émotions – dans les grilles d’analyse des chargés de projets web et des géants de la GreenTech. En cela, sur le grand chêne du spectacle vivant en haut duquel nous nous perchons à présent, cette Amicale de Production est redevable à une branche mère : Grand Magasin, inénarrable duo clownesque dont se réclament plusieurs performers que nous aimons (comme François Gremaud ou Philippe Quesne). Avec pareil cœur d’activité, donc, le «séminaire» annuel de cette drôle de microsociété qu’est l’Amicale ne pouvait pas tout à fait ressembler au tout-venant.
D’ailleurs, la matinée de brainstorming à laquelle nous nous incrustons ne s’intitule pas «séminaire» mais «collegium». L’événement, qui se tient aux aurores dans une magnifique forêt attenante à Bruxelles et s’ouvre sur une cérémonie de passation de pouvoir jouée à la flûte à bec et au güiro cubain, est traditionnellement planifié aux solstices d’hiver et d’été. Autour de nous tous, assis en cercle avec une dizaine de thermos de café, bruissent les «hêtres cathédrales», ces espèces majestueuses et fragiles emblématiques de la forêt de Soignes, qui ne survivront probablement pas à la sécheresse redoutée d’ici cinquante ans. Dans le silence froufroutant de leurs feuilles, on s’égare : comment faire pour que les artistes ne subissent pas le même sort dans la société du futur ?
Face à nous, aux instruments à vent, en coupe-vent de randonnée, deux artistes chéris à Libé : Sofia Teillet et Antoine Defoort, respectivement autrice d’une conférence extra sur la reproduction végétale (De la sexualité des orchidées) et auteur d’un stand-up sur l’histoire du droit d’auteur, schématisée au gros feutre, sur feuilles A3, et en mangeant des Pepito (Un faible degré d’originalité). Avec les copains de l’Amicale, venus ce matin en petit groupe de dix, ils partagent d’abord un certain goût pour la mise en scène de la connaissance et les formats décalés, mais aussi l’envie d’inventer une structure de production qui leur ressemble : artisanale, ludique, expérimentale, solidaire.
(Anne Basile)
L’Amicale, en effet, n’est pas une compagnie de théâtre ni un bureau de production classique mais une «plateforme artistique coopérative» d’une quinzaine de membres qui gagne l’attention, depuis sa restructuration en 2018, des écoles nationales, des universitaires, et des quelques programmateurs ayant flairé ce que ce groupe atypique avait de régénérant à l’heure des mutations économiques (et des usages) du secteur. Le but premier du jeu est de mutualiser les moyens (production, administration, diffusion, logistique) tout en garantissant à chaque artiste la totale maîtrise artistique de son projet. Ensuite, il convient de se réjouir des avantages : bénéficier d’une solidarité économique et artistique entre projets (un spectacle déficitaire ne coulera pas forcément la structure), sortir autant que possible du rythme de production effréné imposé par les dossiers de demande de subvention, tester des prototypes d’œuvres lors des réunions «sympo-art’» qu’on imagine comme des sortes d’Intervilles de la création… Enfin, il s’agit de tenir à distance les fantasmes d’horizontalité totale dans la gouvernance, histoire d’éviter de s’entretuer.
La coopérative fonctionne avec plusieurs groupes de sociétaires qui, tous, acquièrent des parts dans la «boîte» : le collège des membres permanents, celui des «porteur·euses» de projets (les artistes intermittents), le groupe des collaborateurs réguliers, celui des personnes-ressources… C’est grâce à l’Amicale que Sofia Teillet a pu commencer ses créations sans avoir à porter la lourdeur d’une direction de compagnie. Grâce à cette structure aussi que Lorette Moreau peut rêver des ramifications épistolaires à son projet sur l’éco-anxiété, Fort Réconfort, ou que Julien Fournet peut réfléchir de façon plus apaisée à une version randonnée à vélo de dix heures de sa délicieuse expédition philosophique, Ami·e·s, il faut faire une pause. «Pour la prod, ça force toujours à être inventif, explique Célestine Dahan, responsable de production. Même si ça reste très compliqué de sortir des rythmes traditionnels.» Attention, il y en eut, des défections, des mésententes et des quiproquos. «Mais c’est la première fois que l’Amicale atteint cet état de sérénité.»
La réflexion politique sur les méthodes de gouvernance prend donc ce matin l’allure d’une étrange classe verte réunissant artistes, chargés de production et d’administration. On commence dans le dur, avec l’attribution des blazes de scout – «coccinelle coquine», «koala cocasse» ou «espadon espiègle». L’ordre du jour, ensuite, prévoit d’évoquer la revalorisation de la grille des salaires à l’heure de l’inflation, le bilan tiré de la présence à Avignon off cet été (il est bon), la planification d’un «deep collegium» (comme on dit «deep learning») de trois jours en Bretagne au printemps prochain. La pause matinale, elle, prendra l’allure d’une grande procession sylvestre – la pause aussi est «curatée», sourient-ils – avec enceinte portative et micro pour exposer les projets en cours : «Vous pouvez choisir de nous parler de votre prochaine pièce derrière un arbre ou assisté par l’autotune», met à l’aise l’un des membres. On prendra ainsi des nouvelles du projet Big Data Yoyo d’Arnaud Boulogne et Sébastien Vial : une tentative de s’en remettre uniquement à Internet pour apprendre à faire toutes les choses de la vie. On y évoque le prochain grand rassemblement artistique de novembre, qui se tiendra au Maillon de Strasbourg pendant deux semaines. L’occasion de redécouvrir, outre les merveilleux spectacles que sont Elles vivent, De la sexualité des orchidées ou Ami·e·s, il faut faire une pause, des dingueries comme France Distraction, inspirées des parcs de loisirs pour enfants : dans un bassin contenant 25 000 balles noires sur lesquelles sont inscrits des aphorismes stoïciens – «Vis comme sur une montagne», «Tu n’es qu’une âme chétive qui soulève un cadavre», «Aime les compagnons que le destin te donne» – le public est invité à un «massage moral» qui tient, commentent-ils, «de la séance de spa et de la leçon de sagesse».
( Amélie Boissel )
Pour fluidifier la parole, faire circuler les idées, stimuler la créativité des artistes, rester heureux tous ensemble, l’Amicale a compilé sur plusieurs années différents trucs et astuces puisés à des sources bigarrées : dans les milieux SM (et leurs safe words), les assos militantes, les manuels de développement personnel qu’ils remixent à leur sauce, ou même des «trucs de “nazis” de la productivité comme la méthode GTD, explique Antoine Defoort, sauf qu’ici le but est d’être le plus content possible.» Tous ces jeux méthodologiques sont classés par grandes familles et ordonnées sur une gigantesque fresque composée de post-it que les sociétaires de l’Amicale activent parfois lors de visites commentées. La «Météyo» incite à ouvrir la discussion en annonçant toute information utile sur sa météo personnelle (ex : «yo, j’ai mal dormi»). La «sieste pimpée», inspirée de Roger-Pol Droit dans ses 101 expériences de philosophie quotidienne, vise à créer les conditions optimales pour s’endormir (playlist des meilleures musiques pour s’endormir). Le «salon divinatoire» propose aux artistes de synthétiser leur projet artistique en un objet chiné aux puces. Et l’on rêve encore aux règles du jeu cachées derrière des intitulés comme «protocole de bannissement des mails», «le parapluie de discussion» ou les «bords plateaux assistés par ordinateur» (les BPAO). Est-ce que c’est bien sérieux ? Sur la casquette d’Antoine Defoort, qui avance en luciole sur le sentier forestier, est cousue cette phrase en forme de cogito : «En fait, j’en sais rien». Nous, on sait bien que si.
Et aussi…
© Libé 2022
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