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« La ville des histoires » : enquête labyrinthique sur la puissance de la fiction – Usbek & Rica

Dans La ville des histoires (La Volte, 2022), Jeff Noon remet en selle son personnage fétiche, l’enquêteur John Nyquist, qu’on suit dans sa cavale entre Kafka Court et la tour Melville, sur la piste d’assassins faisant irruption dans les histoires des autres malgré la vigilance du « Conseil narratif ». Une fable allégorique barrée et fascinante sur la puissance de la fiction et du « mentir-vrai ».
Authentique écrivain psychédélique – à défaut de le classer dans d’autres cases -, Jeff Noon oscille d’ordinaire entre road trips sous acides, fables déjantées et contes fantastiques. L’auteur anglais a déjà écrit sur les drogues, les univers parallèles, les tours un peu troubles et obscurs que nous joue notre inconscient, toujours sur la ligne de crête séparant le réel de la fiction, quelque part entre Lewis Carroll et Terry Pratchett.
Dans La ville des histoires (La Volte, 2022), son nouveau roman, Jeff Noon part cette fois d’une sorte de pirouette, que Jorge Luis Borges aurait résumé ainsi : « Toute réalité est une fiction ». Au fil d’un récit fantasque, décousu en apparence mais diablement habile, il imagine un monde qui serait matériellement et physiquement constitué d’histoires. Où les histoires personnelles qui se croisent brutalement conduisent à des accidents mortels, où la capacité de s’inventer une histoire est techniquement possible, où les mots sont dans l’air et s’attrapent à la main.
Dans le rôle principal, on retrouve avec bonheur John Nyquist, le détective privé déjà croisé dans Un homme d’ombre (La Volte, 2021), alors qu’il enquêtait dans une ville où le rapport universel au temps avait été aboli. Nyquist est l’un de ces héros romanesques qui aurait ravi les écrivains et artistes surréalistes qui s’étaient entichés, à l’époque, de Fantômas. Cette fois, il est missionné pour retrouver la trace d’un certain Patrick Wellborn, et la piste que suit l’enquêteur le conduit au cœur d’Histoireville, dans la tour Melville 5, un immense bâtiment qui serait une sorte de livre monumental, renfermant des trappes et des chapitres en forme d’impasses, où l’on ne distingue plus le vrai du faux, le réel de la fiction, où l’on ne peut se fier finalement, pour survivre, qu’à la seule chose qui soit authentique : ses propres sentiments.
Sans véritablement comprendre comment cela a pu arriver – attention spoiler ! –  Nyquist cause la mort de l’homme qu’il recherchait. Il croise alors une certaine Zelda qui, dans une autre vie, a été « prostituée de mots » : elle racontait des histoires aux clients contre de l’argent. Elle connaissait Wellborn, et s’engage à aider le détective privé à sortir de la tour.
Quand elle sera retrouvée morte, Nyquist va tout faire pour retrouver son meurtrier, ne croyant pas à l’hypothèse du suicide : ces quelques mots pourraient résumer l’intrigue de La ville des histoires si celle-ci n’était pas que fausses-pistes, pièges narratifs et trames alternatives insoupçonnées.
Le roman de Noon est littéralement habité par un mystère, celui du Corps bibliothèque, titre d’un roman-monde, omniprésent et omniscient, dont dépendrait le sort de tous les citoyens. D’ailleurs, avant qu’elle ne disparaisse, Zelda était comme possédée, persuadée que le Corps bibliothèque l’appelait…
Dans cette formidable mise en abîme, on perd rapidement nos repères, pour notre plus grand plaisir ; la « vérité » n’a plus d’importance, seul compte le déroulé de l’histoire, aussi fantasque et invraisemblable soit-elle. On se raccroche à tout ce qui relèverait de la routine « ordinaire », au fait que Nyquist n’a aucune autre ambition que de vivre une vie calme et sans accroc dans son petit trois-pièces loin du centre-ville, où il écrit son roman, Un homme d’ombres, dans lequel il n’est qu’un personnage secondaire… Sauf que cela ne plait pas à son « agent narratif », Bella Monroe, une fonctionnaire municipale membre du Conseil Narratif, qui trouve les aventures de Nyquist ni assez complexes, ni assez captivantes.
Ce formidable roman labyrinthique ne trouverait pas un tel souffle sans le talent de Noon pour créer des itinéraires géographiques tarabiscotés, et une cartographie aussi précise qu’inventive, de la « Voie Calvino » à « l’Allée Plath », en passant par « Kafka Court » et les cinq tours de la « cité Melville ». Un territoire parcouru par des canalisations souterraines qui évacuent toutes les histoires minables vers un bourbier nauséabond à la lisière de la ville. De fait, si les gens débarquent à Histoireville, c’est pour participer à la XXIe édition du fameux Festival International des Mots : « Ils affluaient du Nord, où les gens ne racontaient des histoires que dans le noir, de peur de réveiller les créatures dont ils parlaient ; du Sud, où seuls les aspects les plus grossiers, les plus vils de la vie faisaient l’objet d’histoires (…) ».
Plus loin, Noon écrit cette phrase, irrésistible : « La nuit avait été fractionnée, découpée en tranches, puis recollée dans le désordre. Il en manquait des morceaux ». Le langage poétique de ce merveilleux styliste nous éloigne toujours plus d’une trop triviale réalité. Ce qui n’enlève rien au côté trépidant de ce roman d’aventures aux multiples péripéties, alors que Nyquist est enlevé par un écrivain blessé et recousu, puis plusieurs fois arrêté et suspecté, ne sachant plus dans quelle histoire il se trouve, croisant un enfant démoniaque, puis les membres clandestins d’une mystérieuse « Église du Verbe Absolu ». On dit aussi qu’un virus circule ; peut-être Zelda l’avait-t-elle attrapé. La peau est alors couverte de lettres et de mots qui rampent sur elle et la marquent : l’être humain de chair devient une histoire vivante, qui lui échappe alors.
Quant à Welldone, était-il accro aux histoires, aux livres qu’on inhale ? La fameuse encre de nuit ? : « Tout ce qu’il voyait était noir, il n’y avait rien d’autre que le noir de l’encre qui imprégnait sa peau et dans laquelle il flottait et dans laquelle son corps était lu et relu et encore relu et il était dépossédé de ses histoires mais d’autres lui étaient données en retour oui des mots pris et des mots donnés alors qu’une histoire se mélangeait à une autre dans un réservoir d’encre de minuit qui se refermait sur lui ». Puissant psychotrope que la littérature…
Noon, à travers son apparente divagation littéraire, semble savoir où il nous conduit. Vers une réflexion éclairée et renouvelée sur la manière dont s’écrivent les histoires, sur ce qu’elles nous disent de nous-mêmes. On songe alors au producteur de Bob Dylan, qui affirmait : « En nous disant comment il se sent, le poète nous dit comment nous nous sentons ». Les histoires nous donnent des directions, nous indiquent possiblement à quel moment de notre histoire nous nous trouvons, sur un plan personnel mais aussi collectif. On y trouve encore une puissante réflexion sur la vérité, sur le fait que nous n’agissons qu’en fonction de représentations du monde ; hélas pour Nyquist, ce sont souvent ses cauchemars qui formatent son regard sur le monde.
La ville des histoires apparaît finalement comme un roman d’enquête criminelle presque pastiche, comme si un cut-up avait été opéré sur le titre du roman d’Agatha Christie, Un cadavre dans la bibliothèque (« Body », en version originale), pour nous plonger dans les affres du Corps bibliothèque, ce texte culte et mystérieux qui terrifie tous les personnages de ce roman, dans lequel il s’agit finalement d’échapper « à ce qui était écrit ».
Le langage, ici, est à la fois une source de puissance et de collisions. Ce que l’on peut finalement établir, au sortir de cette œuvre comme dans notre existence, c’est que pour comprendre l’articulation des faits, il faut déterminer le point précis de l’impact : pour Noon, c’est toujours l’endroit où deux mots se rencontrent.

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