Le réchauffement climatique n’est plus une option à envisager, mais une réalité vérifiée à vivre : « Climat : la COP27, sommet de l’urgence absolue », titre le journal Le Monde du 5 novembre 2022. Le TNS met à disposition de l’École et de ses élèves quatre salles pendant deux mois pour un texte imposé, ici La Taïga court de Sonia Chiambretto, qui permet aux promotions du Groupe 46 récemment diplômé et du Groupe 47 en 3eannée – sections de jeu, scénographie-costumes, régie-création, mise en scène, dramaturgie -, de créer quatre visions par quatre élèves metteurs en scène – révélation d’une génération d’acteurs et créateurs du théâtre public, miroir du présent.
« Comme en Europe de l’Ouest comme en Russie – des incendies de forêts. Comme au Canada comme en Alaska comme au Groenland – les glaciers fondent. Comme en Arctique L’EAU MONTE Comme les déserts polaires : à la place il y a la toundra. Comme le Mississippi : il déborde sur les grandes villes sur les côtes LA TAIGA COURT Comme les deltas d’Afrique de l’Ouest d’Asie les inondations emportent les ouragans frappent… » Pour le dramaturge Frédéric Vossier, quatre lignes de forces se dégagent de l’écriture de Sonia Chiambretto : d’abord, la parole de l’autre, sous forme de témoignage, à quoi s’ajoutent des matériaux textuels – lettre, document administratif, archives, slogan, citation… – , des ready-made textuels -, avec tonalité affective modérée du discours, sans trace de subjectivité émotionnelle. « Lee est un Miao. Un Miao du Sud-Est de la province du Ghizou… Guide pour les touristes. Sa spécialité : ramener des touristes occidentaux dans les villages des ethnies minoritaires. » L’œuvre répond à une conviction, à un geste poétique et politique concernant réfugiés, élèves de ZEP, légionnaires, jeunes interpellés dans un commissariat de police, travailleurs de l’hôtellerie, histoire du peuple algérien. Soit l’évocation de la domination, des relations de pouvoir, de la relégation, de l’invisibilité et de la violence sociale. La Taïga court, un poème-montage humaniste entre ironie, humour, drôlerie, décalage et fragment. Et un leitmotiv hante la scène, une question énigmatique lancée : « Mais où ? Où sont-ils ? Les éco-réfugiés, les déplacés, les réfugiés climatiques ? »
« Un type de brouillard/ Avec la distance on voit beaucoup mieux/ Comme une pluie fine qui serait dans l’air/ Un type de filtre très doux/ Le contour des montagnes est imprécis. » Brume indistincte. Ainsi s’impose le trouble sur ce chemin divers d’histoires individuelles et collectives, atlas des dépaysés qui ont perdu leurs repères dans l’entrecroisement des forces politiques, économiques ou naturelles : « À l’extrême de la Chine/ Un morceau de montagne/ avec une grosse portion bouffée/ Et des autoroutes partout des ponts/ Toutes ces énormes montagnes/ Des ponts et des autoroutes et des usines ça avance/ Tu vois juste des parties de montagne qui ont été bouffées par le progrès/ disparues… » Juxtaposition par dissociation et déconstruction des propositions et des projections prochaines où les images sont le plus souvent absentes, la scène ressemble à un espace en travaux, « entre l’émersion et l’échec ». Le narrateur se déplace avec Lee qui le guide en Chine, afin de rencontrer, de filmer, d’interviewer des réfugiés… Lee surveillé par la police, vit dans la peur du grand Etat.
Plus tard, on entend un homme : « Les anciennes routes, c’est nous qui les construisions, on n’était pas payé. On était ordonnés de le faire !… Aujourd’hui, quand le grand Etat construit une rue, une route, une autoroute, le grand Etat paye des travailleurs qui viennent des villes. » Le temps et les époques passent et l’exploitation des mêmes fragilisés se déplace et perdure. Anti-atlas est un work in progress, une installation contemporaine ouverte à la recherche, au laboratoire, loin de l’idée impossible de construction logique d’un scénario. Echafaudages d’acier, parois de plastique transparent, escaliers de secours en métal ou en bois, réalité d’un chantier en travail qui n’en finit pas. La scène est le monde, à vivre expressément, dans le fragment, selon le marquage sur le sol des paysages et des territoires à bousculer, à dépasser, à éviter ou à transgresser, suivant les mouvements d’une pensée qui se veut active, agile et réparatrice. Depuis les cintres, descendent puis remontent des pianos de projecteurs, et les comédiens sur le plateau, caméra en main, projettent leur portrait, sous le bruitage qu’ils créent et le souffle des situations : une démonstration des techniques avancées et impuissance pérenne face à la nature. Un regard engagé sur l’incapacité à s’organiser et à résister contre le réchauffement. Pourtant,… « Il y a des statistiques : les gens sont plus décisifs : ils se font des TATOUAGES… » Un poème-chantier versé dans l’exploration tendue, selon le déplacement hasardeux de scènes éloquentes.
avec Yanis Bouferrache, Kadir Ersoy, Simon Jacquard, Lucie Rouxel. Dramaturgie Marion Stenton, scénographie Sarah Barzic, costumes Ninon Le Chevalier, lumière Zoé Robert, régie lumière Valérie Marti, son Léa Bonhomme, régie générale et vidéo Charlotte Moussié.
Images(s) de Terre révèle une inquiétude, l’impuissance face à l’effondrement du monde. La parole va et vient : Occidentaux redoutant les tempêtes, populations chinoises déplacées – Ici, le climat n’est pas favorable. Il y a eu les inondations puis la sécheresse. Puis la mauvaise moisson -, dans l’Arctique des espèces animales menacées : Le phoque léopard passe le mur de glace. L’inquiétude d’un deuil potentiel de la civilisation libère la colère, la tristesse et l’incompréhension. L’espace est bi-frontal avec une longue coursive élevée qui traverse la salle jusqu’au mur du lointain et même tri-frontal depuis la perspective des hauteurs, construit pour une expérience plastique et chorégraphique singulière, patiente et performative. Un lieu entre l’architecture et le paysage naturel suscitant un état de contemplation et d’écoute active chez les spectateurs. Le dispositif composé de terre cuite, glaise et boue, est inspiré des Giant’s Causeway, architecture naturelle iIrlandaise aux milliers de colonnes de basalte qui s’écrasent dans l’Atlantique, panorama exceptionnel de 40 000 marches hexagonales datant de l’âge volcanique de 60 millions d’années.
La sculpture d’Images(s) de Terre est évolutive – un ciel de métal, barrière de corail en élévation ou session de vagues marines pour surfers, un rideau de pluie et un tourbillon de brume. L’installation occupe le plateau et permet aux performeurs d’être en lien concret et tactile avec la terre. Ils agissent souvent seuls dans la tranquillité d’un rituel retrouvé qui semble apaiser et réconforter. Ces acteurs messagers d’une parole poétique transforment, sculptent, malaxent de l’argile, une pâte à modeler pour éprouver physiquement un retour plastique à l’organicité de la terre, ouvrir un espace intemporel qui rapproche les âmes et les corps de la brutale beauté des paysages. Sons, fier morceau de rap et niaque, lumières et costumes – lin et couleurs naturelles – offrent le dispositif d’une expérience immersive paradoxalement solaire. La chorégraphie, entre recherche esthétisante et respect du mystère existentiel, plonge le public dans la profondeur des pas de l’exil. Etrangeté de l’exposition d’une fresque – ce que les hommes sont aptes à bâtir, malgré le chagrin des expériences douloureuses éprouvées en des temps plus anciens et ressurgissants à présent.
avec Hameza El Omari, Naïsha Randrianasolo, Cindy Vincent, Sera Yeboah. Dramaturgie et collaboration artistique Alexandre Ben Mrad, scénographie Constant Chiassai-Polin, costumes Jeanne Daniel Nguyen, lumière Loïc Waridel, son Arthur Mândo, régie générale et vidéo Jessica Maneveau, préparation performance et corps Jean-Gabriel Manolis, intervenant extérieur.
Pour La Taïga court, raconte Antoine Hespel, il fallait un espace à la fois neutre et multiple, hostile et familier, qui permette de passer d’une situation à une autre, des sensations qui se développent d’abord chez un individu, pour contaminer petit à petit le monde qui l’entoure. Une vraie pression : le metteur en scène voit dans le réchauffement climatique une épée de Damoclès qui menace dur. Se dégage de la question une incompréhension, entre ceux qui sont pris dans l’urgence d’une situation critique, et ceux qui les observent, conscients du danger, mais inactifs, et même divertis. L’impossibilité de dialogue enchaîne les protagonistes dans leurs positions respectives, leurs petits individualismes, pour laisser place à la catastrophe irréversible, sans tentative pour l’arrêter. D’où l’immédiateté subtile d’installer les spectateurs dans des fauteuils et canapés confortables, façon cabaret aux lumières tamisées, avec coupe d’eau plate ou pétillante offerte, un entre soi chaleureux.
La maîtresse de cérémonie, une façon royale de Mme Loyal – rire dans les yeux et dans la conscience amusée de l’instant -, soigne le public. En déroulant le fil des violences et des catastrophes planétaires, elle parade en tenue brillante et strass dont les reflets lumineux projettent des points effervescents sur le mur posé de scène, figurant les ouragans, les tornades. Depuis son fauteuil, le public observe les cataclysmes, comme s’il s’agissait d’un spectacle de divertissement banal. La scène ne se prive pas d’offrir à la salle un défilé paradoxal de mannequins portant sur le dos les insignes maudits d’un monde post-contemporain qui rend l’âme. Société de déchets et de détritus, d’objets cheap jetés et remisés, de papiers encombrants – sèche-linge, sacs plastique pollueurs …-, le défilé offre une galerie de figures blessées, entravées. Ce jeu moqueur s’amuse des spectateurs qui se repaissent de l’inconscience d’une dignité perdue. Le texte de La Taïga court, au coeur de ses images décalées – comiques et tragiques -, est donné avec clarté, comme si le regard porté sur le spectacle d’un monde avili se diffusait en deux temps. D’abord, à partir d’un protagoniste enfermé dans sa salle de bain, que l’on distinguait au début à travers le mur transparent d’un immeuble aux pièces distinctes, à la Perec, et qui sort parfois de son enfermement pour regarder vivre l’extérieur. Figure à la Beckett, Kafka ou Oblomov, l’habitant est étonné du bruit alentour, observant ahuri une société perdue et à la dérive – le relai même à notre propre regard de public et vison individuelle active rebondissant par ricochet dans la salle.
Des scènes de groupe sont isolées, petits tableaux sur le plateau d’ombres : les portraits de travailleurs chinois des collectivités racontent leurs déplacements à répétition afin de se rapprocher des villes, se déplaçant d’un village l’autre, sous l’autorité abusive des pouvoirs publics. La frontière avec le public s’amenuise jusqu’à inverser le rapport scène-salle, grâce à la scénographie de Valentine Lê. Les spectateurs sont privés de leur siège, se tenant debout, tandis que les acteurs de l’autre côté du miroir s’installent effrontément à leur tour dans les fauteuils. L’espace du public est envahi, dérangeant le confort de ses positions observatrices, le laissant seul face à lui, jusqu’au risque même de voir tomber sur sa tête la glace du miroir dangereusement penchée. La question de la position de spectateur évitant de s’engager est mise à mal, bousculée par celle de l’acteur qui a seul ici la légitimité responsable d’agir et non plus de subir aveuglément. À bon entendeur… Un spectacle divertissant et vif – décalages, gaieté et humour -, et en même temps pertinent de cette urgence d’une réflexion climatique à tenir pour agir enfin – tact et vigueur.
avec Jonathan Bénéteau de La Prairie, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud. Scénographie Valentine Lê, costumes Clara Hubert, lumière et son Thomas Cany, régie générale Margault Willkomm.
À l’époque menacée par le réchauffement climatique, un paysage inquiétant ressurgit aux yeux du metteur en scène Timothée Israël – ainsi, la fumée épaisse que crache le long tube métallique de l’incinérateur à déchet situé le long du périphérique parisien, proche de la Porte de Bercy. Ce paysage mental ouvre à une constellation de visions. La collapsologie ou l’effondrisme affirme que l’effondrement du monde est inévitable, qu’il faut en limiter les dégâts, une théorie de l’effondrement global, systémique et inéluctable de la civilisation industrielle. Fi ainsi d’une société de représentation où les vêtements portés, par exemple, auraient une valeur sociale, où l’être serait acculé à étaler son bonheur pour cacher ses tristesses et sa solitude. Et les figures que le public distingue sur la scène envahie de brume et de brouillard ne répondent pas aux exigences esthétisantes – sobres et élégantes, simples et quelconques, elles prêtent vie. Tenues urbaines, puis imperméables, combinaisons de pluie et cirés pratiques face au déluge. Pour éviter le cauchemar, le metteur en scène et son scénographe Dimitri Lenin font « léviter le texte dans un espace qui puisse continuellement remettre en jeu la perception du spectateur. »
Sensibilité à nos temps immédiats, rêves intériorisés, la théâtralité minimaliste offre au regard la décomposition et recomposition d’un tableau poétique songeur, « entre dureté et onirisme », sous des vagues de souffles sonores grisants et des sessions musicales sourdes et entêtantes . Un sol en béton coloré d’un bleu azur d’où se détache, lumineux, un carré blanc pur – promontoire de scène ou bien autel de cérémonie rituelle – au-dessus duquel est suspendu, grandiose, un haut cube blanc dont les quatre côtés verticaux subsistent, si ce n’est le plateau horizontal du bas. La mise en scène décomposera et recomposera le tableau jusqu’au moment où la structure carrée du haut s’abaissera davantage, approchant peu à peu le niveau le plus bas de la surface carrée. Ainsi, la possibilité de voir le monde disparaître sous l’écrasement intense de forces extérieures. Les personnages peu visibles errent à l’extérieur de l’œuvre plastique crée et vivante, la gravissent pour s’y tenir debout ; quand les filets de pluie tombent dru, la combinaison est nécessaire. Les protagonistes sont des fantômes, des ombres, des spectres, des formes vivantes, des robots humanisés résistants, à la fois présents et lointains, des revenants voulant s’expliquer. L’obscurité de la fresque à contempler exacerbe la perception du spectateur, laissant la porte ouverte à une création imaginaire personnelle, entre éco-anxiété et acoustique scénique soignée. Une exploration des limites de la perception à la Régy, entre création propre et soumission choisie, une manière comparable à celle observée chez ceux qui se terrent dans l’aveuglement, sans agir. Un spectacle à teneur poétique et onirique qui incite à ré-envisager la réalité d’un présent perdu.
avec Jade Emmanuel, Timothée Israël, Thomas Starchosky, Manon Xardel. Scénographie Dimitri Lenin, costumes Loïse Beauseigneur, lumière Simon Anquetil, son Manon Poirier, régie générale Foucault de Malet.
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