Hélène Bourelle — Édité par —
Temps de lecture: 7 min
Au sein des populations les plus diplômées, les enjeux liés au sens au travail font des émules. Depuis la crise sanitaire, enquêtes, articles et rencontres sur la quête de sens des travailleurs de bureau se multiplient. Fin 2020, une étude menée par l’Association pour l’emploi des cadres révélait ainsi que pour 94% des personnes interrogées (toutes cadres), il était important d’exercer un métier vecteur de sens. Mais qu’en est-il des travailleurs moins qualifiés? Se pose-t-on les mêmes questions au sein des professions qualifiées d’«alimentaires»? Les études récentes sur le sujet manquent.
Pourtant, selon Marc Loriol, sociologue, chercheur au Centre national de la recherche scientifique et auteur de l’ouvrage Les Vies prolongées des usines Japy, la question du sens au travail se pose autant, voire plus, au sein des professions non qualifiées.
«Le sens, ce sont ces contreparties qui font qu’on accepte un travail où les horaires sont longs, les corps mis à l’épreuve et la rétribution financière généralement modeste», précise le sociologue. Or, les difficultés actuelles de recrutement dans ces métiers semblent indiquer que pour beaucoup d’employés, ces contreparties qui, autrefois, rendaient la tâche acceptable, ne suffisent plus. Mais qu’est-ce qui fait qu’on trouve ou non du sens dans son travail?
«Avant la désindustrialisation, il y avait une valorisation collective du savoir-faire des ouvriers. Sans qu’il s’agisse de professions intellectuelles, on leur reconnaissait des compétences spécifiques et donc une valeur certaine qui donnait du sens à leur quotidien difficile. Tout cela a été perdu avec la numérisation des tâches, qui a effacé cette identité», développe Marc Loriol.
Pour illustrer cette réalité, le sociologue cite l’exemple des préparateurs de commandes. «Avant que tout ne soit automatisé, ils disposaient d’une marge de manœuvre pour organiser leur travail et réaliser leurs missions, ce qui nourrissait la volonté de faire du “beau travail”. Aujourd’hui, il n’y a plus à réfléchir, c’est l’ordinateur qui décide. Tout ne repose plus que sur la capacité à exécuter rapidement ce que demande le logiciel. C’est typiquement un système qui contraint les travailleurs à réaliser des tâches absurdes, peu valorisantes, qui bafoue l’expertise individuelle au profit des exigences de productivité.»
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Le regain d’intérêt récent pour les métiers de l’artisanat est bien une preuve de la nécessité d’exercer une activité dont la portée est concrète et qui repose sur des qualifications reconnues. Ainsi, Rémy, 32 ans, menuisier-ébéniste depuis dix ans en région lyonnaise trouve une grande satisfaction dans son travail car il se «sen[t] utile au quotidien», malgré la concurrence croissante «avec des géants de l’industrie».
«Le contact avec la nature et le fait d’exercer un savoir-faire qui conserve sa valeur au gré des générations» sont, pour lui, «des vecteurs importants de sens».Malgré les difficultés quotidiennes, les horaires à rallonge et les rythmes décalés, les frais toujours plus importants et les revenus inégaux, Rémy n’envisage pas de changer de métier.
Être reconnu pour ses compétences et se sentir utile est, d’après Aude Selly, autrice de Autopsie d’un burn-out, en effet une nécessité pour tous les travailleurs, même les mieux payés: «Le niveau de rémunération, même s’il est un vecteur important de reconnaissance, ne fait pas tout. On peut être bien payé et se sentir totalement inutile.»
D’ailleurs, les salariés d’entreprises qui œuvrent sur le plan social ou environnemental peuvent aussi sentir une perte de sens: «La multiplication des bore-out [syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui, ndlr] chez les cadres nous montre que si on ne met pas en pratique nos compétences, on perd tout sens dans ce qu’on fait, aussi vertueuse que soit la mission de l’entreprise.»
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C’est ce qu’a vécu Clémentine, 28 ans. «Pleine de motivation» quand elle a commencé un emploi dans une boîte engagée dans la lutte pour l’écologie et souhaitant simplement «mettre [s]on énergie au service d’une belle cause», elle a rapidement déchanté.
«J’ai eu la sensation d’être mise au placard au bout de plusieurs mois. Peu à peu, ma charge de travail s’est considérablement réduite, ma manager m’ignorait et les seules tâches qu’on me confiait étaient à des galaxies des axes stratégiques de l’entreprise», regrette-t-elle. Au point de la pousser à se «sentir illégitime, incapable de faire du bon travail et honteuse de [s]a contribution si faible à la mission». Finalement, «l’absurdité et l’injustice de la situation ont eu raison de [s]a patience et de [s]a motivation».
À l’inverse, même en se sentant utile, travailler pour une entreprise dont les valeurs ne ressemblent en rien aux siennes peut aussi être véritablement destructeur. Pour Damien, 37 ans et une carrière de plus de quinze ans dans la restauration derrière lui, «il n’y a rien de pire».
«Se voir demander de mentir aux clients en disant que la nourriture est faite maison alors qu’elle est surgelée, voir des travailleurs migrants se faire exploiter (et le mot est faible) au quotidien, réaliser que la plupart des salaires ne sont jamais déclarés, qu’il y a des fraudes à l’hygiène, que la santé mentale et l’équilibre personnel des salariés est le dernier des soucis des managers… J’ai souvent été dégoûté du métier à cause de ça», affirme-t-il.
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Si Damien apprécie de nombreuses autres facettes de ce job, il avoue être désenchanté de ce milieu qui, d’après lui, cumule les pratiques abusives et illégales en toute impunité. «Être assujetti à des conflits de valeur au travail sans possibilité d’exprimer son désaccord est extrêmement exigeant émotionnellement, abonde Aude Selly. À terme, nul ne peut être heureux dans un environnement où son individualité n’est pas prise en compte.»
Aude Selly rappelle aussi qu’il n’y a pas de sens au travail sans confiance: «Être cantonné à des tâches d’exécution pure, tout en étant soumis à une surveillance constante nuisent à l’estime de soi et à l’engagement. Les salariés finissent par en faire le moins possible, il n’y a rien d’étonnant à cela.»
Mehdi, 27 ans, en est un parfait exemple. Pendant presque quatre ans, il a travaillé comme vendeur en Île-de-France dans une enseigne de la grande distribution. Au début, le secteur ne l’intéressait pas, mais au bout de quelques mois, quand il a constaté que son responsable appréciait son travail et que des perspectives d’évolution étaient possibles, il a redoublé de cœur à l’ouvrage. Et cet emploi a fini par devenir «une source de motivation importante» pour lui.
«On m’a fait monter les échelons, je suis devenu chef d’équipe. C’était valorisant, je sentais qu’on me faisait confiance et mes résultats n’en n’étaient que meilleurs, se souvient-il. Puis tout à coup, on m’a muté dans un magasin loin de chez moi, on m’a rétrogradé et placé sous les ordre d’un nouveau chef. J’ai compris que je n’étais qu’un numéro et que la confiance qu’on m’avait accordée avait juste servi à remplir des besoins ponctuels. J’ai perdu tout sens dans ce que je faisais. Je n’arrivais plus à me lever le matin, j’ai fini par quitter l’enseigne.»
Céline, 32 ans et habitante des territoires nord-ouest du Canada, a elle aussi beaucoup apprécié se voir confier des responsabilités, en passant superviseure au bout de treize ans dans la restauration. C’est là qu’elle a «véritablement trouvé de la valeur dans ce qu'[elle] faisai[t]». «J’aimais déjà mon métier de par la liberté qu’il m’offrait, mais c’est lorsque j’ai pu faire les choses à ma manière et fédérer une équipe autour de moi de manière durable que tout a pris une dimension vraiment valorisante», insiste-t-elle aujourd’hui.
Dans les discussions sur le sens au travail, il y a une autre notion qui revient souvent: le besoin de cohésion. D’après Marc Loriol, rien de plus précieux que «ce sentiment d’être le maillon d’une chaîne et qu’ensemble, on est capable de faire avancer les choses». D’après le sociologue, si les carrières sont vécues de manière plus individualiste au sein des professions plus qualifiées, historiquement, le rôle du collectif était central chez les ouvriers.
«Pendant des décennies, ce n’était que par l’action collective qu’on arrivait à obtenir des droits et des avantages. Dans le travail, on s’appuyait aussi pleinement sur l’expérience et les connaissances partagées par le groupe. Aujourd’hui, si tout pousse les travailleurs à agir de manière individualiste, l’esprit de groupe reste une réassurance. Il donne aux travailleurs une vision fondée sur l’intelligence collective, qui sert de guide pour l’action.»
Si aujourd’hui, Céline a quitté la restauration, elle se souvient avec émotion de ces moments où la force du groupe donnait tout son sens aux services les plus difficiles: «Voir une équipe qui travaille ensemble, qui forme un tout, qui tend vers un même but, observer les différences et les complémentarités au sein du groupe, voir les uns et les autres s’entraider, bouger sans se gêner, comme un ballet dansé… J’ai rarement vécu quelque chose d’aussi exaltant.» Une observation qui rappelle que le besoin de solidarité comme d’appartenance à une communauté, loin de ne concerner qu’un type de travailleurs, n’est rien de moins qu’universel.
Hélène Bourelle
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