Enseignant vacataire, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Hubert Jaspard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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Mis en place durant la Seconde Guerre mondiale par les Allemands puis les Anglo-saxons pour recruter les officiers et soldats, les assessments centers ou bilans de compétences étaient utilisés pour évaluer de manière la plus objective possible les futures recrues, notamment dans le domaine hautement sensible de l’espionnage. Cette méthode d’évaluation basée sur des cas pratiques, des exercices de mises en en situation réelle ou de la simulation préfigurait l’évolution majeure constatée dans le monde de l’entreprise, dans un premier temps aux États-Unis dans les années 1970, puis en Europe à partir des années 1980.
Aujourd’hui, quasiment toutes les organisations évaluent régulièrement, chaque année en général, les salariés, qu’il s’agisse du secteur privé, comme du secteur public. Cette évaluation apparaît comme une étape indispensable à la fois pour l’entreprise, afin de mesurer l’atteinte des objectifs des professionnels, mais aussi pour les salariés afin d’adapter leurs compétences, favoriser leur sentiment d’appartenance à leur entreprise, et le cas échéant leur apporter une reconnaissance personnelle.
Pour autant, cette belle unanimité ne saurait cacher les enjeux et les précautions d’utilisation de cette démarche qui pose des questions d’ordre individuel et collectif, mais également d’objectivité et de valeurs.
L’entretien individuel se présente classiquement sous la forme d’un face-à-face entre le salarié et son supérieur hiérarchique direct (n+1). Les échanges sont l’occasion de faire le bilan de l’année écoulée, d’évaluer l’atteinte des objectifs, de préciser les besoins en formation ou les souhaits d’évolution professionnelle. C’est le côté « lumineux de la force ». Il existe cependant un « côté plus obscur » lorsque le salarié n’est pas au niveau attendu de performance.
Dans son livre « La Panne. Repenser le travail et changer la vie », publié en 2003, Christophe Dejours, médecin, ergonome et professeur au Conservatoire national des arts et métiers, dénonçait les impacts individualisés de la performance sur la santé mentale des salariés. Il faisait notamment le lien entre la généralisation de ces évaluations et l’émergence de nouvelles pathologies : burn-out, et même suicide. En cause selon lui : l’évolution du rapport entre l’entreprise et ses salariés. Alors que l’entreprise avait historiquement un rôle de prescripteur auprès de ses employés (et particulièrement ses cadres) parfaitement bien décrit dans les profils ou fiches de postes lors des recrutements, la généralisation de l’évaluation de la performance a fait évoluer la relation employeurs/employés vers des objectifs à atteindre.
Autrement dit, nous sommes passés d’un « voilà ce que vous devez faire » à un « voilà ce que vous devez atteindre ». Dans cette optique, la performance collective de l’entreprise devient une addition de performances individuelles. Le professeur de management Guy Le Boterf décrit cette évolution qui a transformé les organisations simples de type « tayloriennes » (simplicité des tâches, exécution, répétition) à des organisations complexes multidimensionnelles. Dans celles-ci, les compétences des salariés doivent pouvoir être mobilisées de manière aléatoire en fonction des situations (savoirs, savoir-faire et savoir-être).
Parfaitement décrit dans le livre du Christophe Dejours, le travail apparaît en réalité comme une succession de tâches qui obligent le salarié à s’adapter sans cesse : retards, bugs, absentéisme, évènements indésirables, crise, dysfonctionnements, délais, aléas météo. C’est souvent la capacité d’adaptation, la prise d’initiative et l’intelligence situationnelle qui permettent à un salarié de résoudre les dysfonctionnements et atteindre ses objectifs : rien de plus subjectif !
Or, il est répandu de croire que les évaluations reposeraient sur des mesures objectives, scientifiques et mesurables. Si cela est admis pour certains métiers souvent pénibles comme pour les travaux à la chaîne, ou pour les objectifs clairement quantifiables (exemple : chiffre d’affaires d’une activité commerciale), les évaluations ne doivent pas méconnaître le caractère aléatoire de nombreuses activités du monde du travail. L’évaluation risque autrement d’apparaître dans certains cas comme injuste et injustifiée, comme étant « à la tête du client ». L’idée est de pouvoir intégrer les impacts de l’environnement, les aléas dans les évaluations individuelles comme un élément d’incertitude venant nuancer des éléments factuels d’appréciation.
Un autre angle mort des évaluations concerne le lien entre performance individuelle et performance collective. Cela renvoie aux questions d’interactions sociales, et notamment à la question des capacités à travailler en équipe, et plus encore à pouvoir interagir positivement avec ses collègues, sa hiérarchie, ses partenaires. Comme nous l’avons vu, l’évaluation des aptitudes professionnelles personnelles n’est pas toujours quantifiable : la négociation, l’animation de réunion, la force de conviction, la capacité de gérer les conflits sont difficiles à évaluer sur la base d’indicateurs scientifiques.
De même, le lien entre une performance individuelle et son impact sur la réussite collective d’une entreprise répond à une alchimie complexe. Si on le réfère au sport, ce ne sont pas systématiquement les meilleurs joueurs qui forment les meilleures équipes. « Si vous choisissez le meilleur à chaque poste, vous n’aurez pas une bonne équipe mais onze numéros 1 », disait Johan Cruyff, illustre footballeur néerlandais des années 1970 pour illustrer le caractère aléatoire lié à la performance et à la complexité des interactions humaines dans l’atteinte d’objectifs communs.
Ces différents éléments devraient donc conduire les entreprises et managers à repenser les démarches d’évaluation individuelle pour le transformer en outil de motivation et d’implication individuelle qui soit réellement au profit de la performance collective des organisations.
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