La chronique de Belinda Cannone : La grande démission – Sud Ouest

Mon grand-père, occupant le plus bas échelon sur l’échelle des mécaniciens dans la « Maison Citroën » (comme il l’appelait), allait travailler en costume et en cravate – je suppose qu’il les ôtait sur place. Cette tenue était la marque du respect qu’il éprouvait pour le travail – pour le cadre (l’entreprise et ses salariés), et pour lui-même dans ce cadre. Je n’ai guère de nostalgie pour ce monde englouti, mais comment aimer l’actuelle idéologie de la concurrence effrénée entre salariés, de la rentabilité mortelle et des divers…
Mon grand-père, occupant le plus bas échelon sur l’échelle des mécaniciens dans la « Maison Citroën » (comme il l’appelait), allait travailler en costume et en cravate – je suppose qu’il les ôtait sur place. Cette tenue était la marque du respect qu’il éprouvait pour le travail – pour le cadre (l’entreprise et ses salariés), et pour lui-même dans ce cadre. Je n’ai guère de nostalgie pour ce monde englouti, mais comment aimer l’actuelle idéologie de la concurrence effrénée entre salariés, de la rentabilité mortelle et des divers mirages liés à l’idée de « culture d’entreprise » ?
Je vous entends vous étonner : pourquoi m’intéresser à ce phénomène, moi, littéraire sans compétences particulières sur le travail ? Pour cette raison que nous passons la moitié de notre vie éveillée au boulot, et qu’un fait humain si massif ne peut laisser personne indifférent.
De surcroît, on constate actuellement une forte résistance au travail. Ce n’est pas nouveau. Songeons au pamphlet de Paul Lafargue, « Le Droit à la paresse » (1880), où l’auteur voulait démythifier la valeur travail et conseillait aux salariés de se contraindre à « ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit ». Ouvrage par ailleurs sérieux et argumenté. Songeons encore au film de Charlie Chaplin, « Les Temps modernes » (1936), satire du travail à la chaîne et réquisitoire contre les conditions de vie des salariés.
Aujourd’hui, on assiste donc au phénomène que les Américains, premiers concernés, appellent la « grande démission ». Elle n’a pu échapper à personne : cet été, pénurie de personnel dans les restaurants, les hôtels, ou encore… les pharmacies. En France comme ailleurs, on assiste depuis la fin 2021 à un accroissement exceptionnel de démissions et à de sérieuses difficultés à recruter : il n’y a plus assez de postulants aux métiers de l’enseignement ni à ceux du soin. C’est troublant, un pays où les gens ne veulent plus travailler…
Que le personnel soignant se rebiffe n’étonne guère. La politique de rentabilisation de l’hôpital public le met à mal et nous avons constaté, pendant la crise sanitaire, que ceux qui étaient les plus utiles au bien commun étaient en nombre insuffisant et les moins bien payés. Mais le flot de démissions s’observe aussi à l’autre bout de l’échelle des qualifications : les jeunes cadres de la finance ou du marketing désertent aussi. Chez eux, c’est le manque de sens attaché à leurs emplois, le tournant écologique qui se fait attendre et le déséquilibre entre la vie professionnelle et la vie privée qui seraient en cause. Ici l’on songe à « L’Éloge de la paresse affinée » (1996), dans lequel Raoul Vaneigem affirmait que le privilège de ceux qui s’émancipent du travail, c’est « d’accéder à la jouissance d’eux-mêmes et du monde ». Sage objectif.
Ainsi donc, alors que je m’étonnais de constater que, contrairement aux pronostics de 2020 (« rien ne sera plus jamais pareil après le Covid »), la société avait repris son train-train, je dois reconnaître, dans cette grande démission, un des profonds effets de la crise sanitaire.
Depuis, je guette les analyses du phénomène. J’entends : solitude de l’employé en télétravail. Adieu la conversation près de la machine à café, la discussion sur les conditions de travail, les solutions trouvées à la faveur d’un échange entre collègues. J’entends : l’individualisation du travail, l’autonomie vécue comme une pression, l’évaluation strictement individualisée des compétences, auraient détruit ce sens du collectif qui compte pour beaucoup dans la perception de ce qu’est une « bonne entreprise ».
Le nouveau rapport de force est donc en faveur du salarié : pour l’embaucher ou le retenir, les dirigeants sont obligés de considérer le travail de son point de vue à lui.
Et ça, ce n’est pas mal. Car, naïvement, j’ai toujours trouvé bizarre que, dans notre société, la grande entreprise soit la seule forme d’organisation non démocratique : ceux qui y travaillent n’ont quasi-pas voix au chapitre concernant son gouvernement – ses buts, son fonctionnement et ses règles –, non plus que sur ses bénéfices (à qui va la valeur dégagée). Travaille et tais-toi ! Un jour, on s’étonnera que nous, démocrates, ayons accepté de vivre la moitié de nos journées sous un régime aussi autoritaire. Et n’est-ce pas aussi ce qui explique, aujourd’hui, notre faible « consentement au travail », comme le nommait la philosophe Simone Weil ?
On aimerait avoir envie d’aller travailler en cravate…
Prochaine chronique, celle de Michel Winock.

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