«En raison de l’immense urgence», «le Covid a tout changé» à l’état d’esprit des producteurs de vaccins, analyse la chercheuse Kathrin Jansen. (Photo Pfizer/AP)
«Nous avons fait voler l’avion alors que nous étions encore en train de le construire.» La métaphore est signée Kathrin Jansen, ancienne responsable de la recherche et du développement (R & D) des vaccins chez Pfizer qui vient de prendre sa retraite, revenant sur le processus de conception des vaccins contre le Covid-19. En anglais dans le texte («We flew the aeroplane while we were still building it»), la phrase a été reprise en titre de l’interview que la scientifique d’origine allemande a accordée à Nature Reviews Drug Discovery, revue spécialisée sur la recherche concernant la découverte et le développement des médicaments. Jansen répondait à une question sur la rapidité avec laquelle les vaccins Covid ont été développés – seulement neuf mois pour certains, au lieu d’une dizaine d’années en temps normal.
Cette phrase a suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux. Certains l’interprètent comme une confirmation de leur théorie selon laquelle la vaccination anti-Covid serait une «expérimentation», transformant les vaccinés en cobayes. D’autres, plus mesurés, s’appuient sur cette interview pour reprocher à Pfizer de ne pas s’être suffisamment appliqué à évaluer les effets secondaires de son vaccin. En somme, alors qu’il est établi depuis le début de la crise que le vaccin a été développé, et mis en circulation, dans des conditions d’urgence inédite, au regard de la pandémie mondiale, l’interview serait un aveu que Pfizer est allé trop vite, manquant de recul sur l’efficacité et la sécurité des vaccins.
Ce n’est pourtant pas ce qui ressort des propos de Kathrin Jansen dans l’article de Nature Reviews Drug Discovery. Une bonne partie de l’interview est effectivement consacrée au Comirnaty, le vaccin anti-Covid-19 issu de l’alliance entre Pfizer et BioNTech, présenté comme «le point d’orgue» de la carrière de la chercheuse. La revue rappelle que les deux entreprises, qui travaillaient déjà ensemble sur des vaccins à ARN messager contre la grippe, ont été les premières, fin 2020, à obtenir une autorisation pour la mise sur le marché de leur vaccin Comirnaty dans de nombreux pays, dont les membres de l’Union européenne. Pour y parvenir, elles ont «fait voler l’avion alors [qu’elles étaient] encore en train de le construire», raconte Jansen. Comprendre ici, comme elle le précise ensuite, que «nous faisions les choses en parallèle, en regardant les résultats [des études] et en conduisant la fabrication [des vaccins]» dans le même temps. Quand habituellement plusieurs années s’écoulent, le temps de collecter suffisamment de données, avant que la production ne démarre.
C’est que, «en raison de l’immense urgence», «le Covid a tout changé» à l’état d’esprit des producteurs de vaccins, relève celle qui a quitté cette année la tête de la «R & D» des vaccins de Pfizer. Dans ce contexte, retrace-t-elle, «nous [salariés de Pfizer] ne pouvions pas attendre les données, nous devions faire beaucoup de choses “à risque”», lançant simultanément la production de différentes versions du vaccin même si tous ces flacons risquaient d’être finalement gâchés. Jansen se souvient notamment d’appels passés aux équipes de «fabrication» : «Je leur disais : “Nous avons quatre formules différentes, préparez les quatre”.» Au fur et à mesure que le profil du vaccin se dessinait, il a fallu jeter «beaucoup de produits qui ne fonctionnaient pas».
Kathrin Jansen souligne que ce processus, qui s’inscrit dans des «circonstances particulières», s’est accompagné de moyens financiers et humains inédits. «Nous avons affecté la grande majorité de nos chercheurs et de notre personnel [technique] au développement de ce vaccin», rapporte-t-elle. «Les gens étaient prêts à faire tout ce qu’il fallait. Mais nous travaillions 24 heures sur 24 et il y avait beaucoup d’épuisement professionnel.» A aucun moment, en revanche, la scientifique retraitée ne suggère qu’il aurait fallu aller plus lentement dans la course pour la vaccination contre le Covid-19, estimant à l’inverse que cette pandémie «a démontré le pouvoir des vaccins».
© Libé 2022
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